Commentaire

1°) Antigone et Créon à cette place dans la tragédie vont se livrer à un véritable ἀγών, (cf. étude de ce passage dont nous reprenons les grandes lignes) combattant l'un contre l'autre, opposant deux codes, deux valeurs, deux systèmes... Le choix de la stichomythie ne fait que préciser les positions respectives, dans une lutte de corps à corps. Sophocle laisse entendre dans cette scène violente la folie de l'oncle et de la nièce. Créon et Antigone essaient à toute force d'engager les dieux dans leur bras de fer. Chacun donne à ses principes (droit du γένος qui exige d'accomplir le rituel funèbre afin de garantir la cohésion de la famille dans ses relations avec les dieux contre droit de la πολίς, qui exige que les décisions de l'autorité politique soient respectées afin de garantir la cohésion civique) une valeur absolue bien au-delà de la destinée immédiate de Thèbes. Ainsi Créon s'exclame:


"malheureuse fille d'Oedipe, est-ce bien toi Antigone, est-ce toi qui t'es rebellée contre les ordres de Créon ? Est-ce vraiment toi qu'on a surprise en pleine crise de folie ?

Et Antigone de répondre :

"Subir la mort, pour moi n'a rien d'intolérable. L'intolérable c'est de laisser pourrir sans tombeau le corps de mon propre frère, oui, c'est cela pour moi, l'intolérable. Mais maintenant ma conscience est en paix. Tu penses que je suis folle, mais le vrai fou, en vérité, c'est celui qui me traite de folle."

L'acharnement avec lequel chacun agit, Antigone jusqu'à la mort, Créon jusqu'à la haine, dessine une seconde tragédie par deçà la première, celle d'un roi fou contre une jeune fille folle. Le philosophe Hegel écrit dans l'Esthétique III, 3 :

"tous deux enferment en eux-mêmes ce contre quoi ils s'élèvent chacun tour à tour et sont brisés par cela même qui appartient au cercle de leur propre existence".


En agissant ainsi, chacun à sa manière accomplit l'acte d'hybris contre lequel le chœur énoncera une mise en garde pourtant dans le stasimon qui suivra. Antigone et Créon incarnent deux ordres, l'un naturel, l'autre positif qui s'affrontent mais ne vont pas l'un sans l'autre. L'épisode II tout entier illustre cette dialectique sur laquelle la pièce est fondée. Le tragique repose sur la méconnaissance de l'ordre opposé, droit de la communauté ou de l'état contre droit de l'individu ou de la famille, par les deux protagonistes. Ils sont donc victimes de leur refus d'accepter les lois divines et humaines qui s'imposent à tout individu. Créon est fermé à des dieux dont la fonction première ne serait pas d'assurer la stabilité de l'Etat. L'ordre qu'il nous propose est celui d'un Etat auquel seraient assujettis tous les vivants.
Face à cette morale toute politique, Antigone oppose une éthique inscrite au coeur de la conscience, sans lois écrites, qui apparaît comme une donnée absolue. La distinction entre bien et mal telle que la conçoit l'ordre politique doit s'effacer devant cette éthique. En mourant, Antigone témoigne que cette éthique est supérieure à la vie.
Ainsi va la condition tragique de ces deux héros écartelés entre leurs deux natures qui ne sont à leur place ni dans le monde des hommes, ni dans le monde des dieux. Aristote écrit dans la Poétique :

ἡ τέχνη μιμεῖται τὴν φύσιν, l'art imite la nature, mais un peu plus loin il précise: τά μὲν ἐπιτελεῖ ἅ ἡ φύσις ἀδυνατεῖ ἀπεργάσασθαι, τὰ δὲ μιμεῖται": d'un côté l'art mène à son terme ce que la nature est incapable d'œuvrer, de l'autre il l'imite".

On peut relire tout comme Hölderlin cette réflexion d'Aristote et l'appliquer au tragique chez Sophocle, pour constater que l'essence tragique de la tragédie sophocléenne, c'est de mener le héros au terme de son état natif, par un effort de culture, c'est-à- dire d'imagination. Ainsi toute la tragédie sophocléenne serait sous-tendue par une dialectique secrète entre culture et nature.


2°) Vous pouvez confronter cette lecture de Sophocle à la réécriture qu'en propose Anouilh: le coup de théâtre que représentent les révélations sur Etéocle et Polynice permet à l'auteur contemporain de montrer que le combat d'Antigone est à chercher ailleurs que dans l'amour fraternel; Polynice n'est lors plus qu'un prétexte... Antigone ne veut renoncer à l'idéal de pureté qui est le sien, refusant tout compromis, toute compromission; la mort- et son obstination à l'obtenir- devient le seul moyen de continuer à croire en la vie... Vous pouvez prolonger votre réflexion en lisant des études et analyses de cette Antigone .

Vous pouvez également lire une étude intéressante qui vous propose de relire la tragédie de Sophocle selon l'enjeu de la rhétorique judiciaire.

"Pour mener à bien cette étude, nous aborderons la pièce en trois actes: d'abord, le décret de Créon; ensuite, le choix d'Antigone; enfin et surtout, la condamnation d'Antigone par Créon, et les débats qui entourent la sentence."

3°) Vous pouvez également lire ce conflit entre Antigone et Créon dans un sens philosophique, pour comprendre le conflit entre éthique et politique.

"Car Sophocle ne nous touche-t-il pas au plus profond en peignant dans Oedipe à Colone le parricide, l'incestueux sous les traits d'un vieillard aveugle, sans foi ni loi, cherchant à tâtons sa dernière demeure ?
   Car Sophocle enfin ne pose-t-il pas dans Antigone le problème politique le plus crucial : l'homme déchu de ses droits est-il encore un homme ? A Créon, qui conformément aux lois de la cité dont il est gardien étroit, refuse pour trahison une sépulture au frère d'Antigone, celle-ci parle d'une divinité... venue lui parler en rêve... d'une loi supérieure aux lois de la cité... qui impose aux vivants de donner à tout homme mort une sépulture, un abri, quoi que puisse dire la loi, le droit "positif" des cités. En génial dramaturge, Sophocle se garde bien de marquer trop nettement qui, de Créon ou d'Antigone, lui semble avoir raison. Comme l'a admirablement montré Patocka, l'opposition de Créon et d'Antigone est l'opposition du monde diurne, ordonné par l'État comme source du droit, et du monde nocturne, sans ordre, profond de la mort. De son commerce avec la mort, Antigone rapporte "l'obscure clarté d'une loi et d'un sens plus propres que ceux de la raison entêtée de l'homme", comme si l'intériorité du coeur était un espace impossible à mesurer par les règles de la cité.

 Ulysse mendiant, Oedipe, Antigone : le monde grec a bien entendu l'appel de ces personnages démesurés, nocturnes... mais n'a su qu'en faire. L'idée que quelque chose en l'homme transcendait la cité semble avoir été l'idée que le monde gréco-romain devait refouler pour exister, mais qui par voie de conséquence devait hanter ses nuits et inquiéter ses jours... Et à la question de savoir s'il y a une humanité possible en dehors de la cité, la mort de Socrate et celle d'Aristote semblent donner en acte des réponses : souvenons-nous de Socrate acceptant de boire la ciguë tout en sachant qu'Athènes le condamnait injustement à mort ; et d'Aristote libérant tous ses esclaves au moment de sa mort..."

Suffit-il pour être juste d'obéir aux lois de son pays?

4°) Confrontez le tragique sophocléen à la réécriture d'Anouilh, devant un Créon qui cherche à abolir le tragique et privilégier la réalité de la vraie vie, qui dit non à l'idéal pour croire au bonheur matériel de l'homme...

CRÉON, la regarde et murmure soudain.

L'orgueil d'Œdipe. Tu es l'orgueil d'Œdipe. Oui, maintenant que je l'ai trouvé au fond de tes yeux, je te crois. Tu as dû penser que je te ferais mourir. Et cela te paraissait un dénouement tout naturel pour toi, orgueilleuse! Pour ton père non plus -je ne dis pas le bonheur, il n'en était pas question- le malheur humain, c'était trop peu. L'humain vous gêne aux entournures de la famille. Il vous faut un tête à tête avec le destin et la mort. Et tuer votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela après, avidement, mot par mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent? Et comme on les boit goulûment quand on s'appelle Œdipe, ou Antigone. Et le plus simple, après, c'est encore de se crever les yeux et d'aller mendier avec ses enfants sur les routes… Hé bien, non. Ces temps sont révolus pour Thèbes. Thèbes a droit maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m'appelle seulement Créon, Dieu merci. J'ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches, et, puisque je suis roi, j'ai résolu, avec moins d'ambition que ton père, de m'employer tout simplement à rendre l'ordre de ce monde un peu moins absurde, si c'est possible. Ce n'est même pas une aventure, c'est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle, comme tous les métiers. Mais puisque je suis là pour le faire, je vais le faire… Et si demain un messager crasseux dévale du fond des montagnes pour m'annoncer qu'il n'est pas très sûr non plus de ma naissance, je le prierai tout simplement de s'en retourner d'où il vient et je ne m'en irai pas pour si peu regarder ta tante sous le nez et me mettre à confronter les dates. Les rois ont autre chose à faire que du pathétique personnel, ma petite fille. (Il a été à elle, il lui prend le bras.) Alors, écoute-moi bien. Tu es Antigone, tu es la fille d'Œdipe, soit, mais tu as vingt ans et il n'y a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du pain sec et une paire de giffles. (Il la regarde, souriant.) Te faire mourir! Tu ne t'es pas regardée, moineau! Tu es trop maigre. Grossis un peu, plutôt, pour faire un gros garçon à Hémon. Thèbes en a besoin plus que de ta mort, je te l'assure. Tu vas rentrer chez toi tout de suite, faire ce que je t'ai dit et te taire. Je me charge du silence des autres. Allez, va! Et ne me foudroie pas comme cela du regard. Tu me prends pour une brute, c'est entendu, et tu dois penser que je suis décidément bien prosaïque. Mais je t'aime bien tout de même, avec ton sale caractère. N'oublie pas que c'est moi qui t'ai fait cadeau de ta première poupée, il n'y a pas si longtemps.

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