Introduction

 

Héraklès a accompli ses nombreux exploits, parcourant le monde, dépassant même les bornes de l'humanité en descendant chez Hadès pour en remonter Cerbère enchaîné comme le plus docile des petits chiens. Chaque ordre d'Eurysthée a été accompli, chaque limite repoussée... Au bout de près de dix années, Héraklès était enfin lavé de son crime.

Héraklès épousa alors Déjanire, fille d'Œnoé. Devant traverser le grand fleuve Événos en proie à une crue exceptionnelle, Héraklès vit que, s'il pouvait facilement le franchir, il ne pouvait le faire en portant Déjanire. Se présenta alors à eux un centaure nommé Nessos qui proposa d'aider Déjanire à franchir le fleuve, tandis qu'Héraklès nagerait de son côté. Lorsque celui-ci arriva, il vit que Nessos tentait d'abuser de Déjanire. Il prit alors une flèche enduite du poison de l'Hydre de Lerne et la décocha entre les omoplates de Nessos. À l'agonie, ce dernier tendit sa tunique à Déjanire et lui murmura de la tremper dans son sang puis de l'offrir à Héraclès le jour où elle douterait de sa fidélité conjugale pour s'assurer un amour éternel. Le couple vécut heureux.

Déjanire, craignant un jour de perdre son époux qui s'était épris d'Iole la fille du roi Eurytos,se souvient du fameux don; voici ce qu'elle confie dans la pièce de Sophocle Les Tracchiniennes:

"Je crains qu'Héraklès n'ait plus de mon époux que le nom: à la plus jeune tout l'amour! Malgré tout, je le répète, pour une femme intelligente, c'est une faute que de céder à la colère. J'ai trouvé, mes amies, un autre remède à mon chagrin, et vous allez le connaître. Je conservais, renfermé dans un coffret d'airain, un présent que m'avait fait autrefois le Centaure Nessos. J'étais encore presque une enfant lorsque, mortellement blessé, le vieux monstre au poitrail crêpu m'en fit don. D'un bord à l'autre du fleuve Evénos, au cours profond, sans s'aider de rames ni de voiles, il gagnait sa vie en passant à bras les voyageurs. Je faisais alors mon premier voyage avec Héraklès, le jeune époux que mon père m'avait choisi. Le Centaure me prend sur son dos, mais voilà qu'au milieu du passage l'insolent ose porter les mains sur moi. A mes cris, le fils de Zeus se retourne et lui décoche une flèche sifflante qui s'enfonce dans sa poitrine jusqu'au poumon. Le monstre agonisant peut à peine m'adresser quelques mots: "Fille du vieil Oenée, ô ma dernière passagère, cette aventure te portera bonheur si tu consens à m'écouter. Recueille du sang coagulé de ma blessure, mêlé au noir venin de l'hydre de Lerne dont la flèche est imprégnée, et tu possèderas un charme d'amour si puissant sur l'esprit d'Héraklès que jamais il ne chérira aucune femme plus que toi." Depuis sa mort, mes amies, je conservais à la maison ce présent soigneusement enfermé. L'idée m'est venue d'en teindre une tunique en suivant les instructions du moribond. C'est chose faite."

Elle remit la tunique à Lichas, compagnon d'Héraklès, qui insista pour qu'il la revêtît.

Lichas apportant à Héraclès la tunique de Nessos,

gravure de Hans Sebald Beham pour les Travaux d'Hercule (1542-1548)

Héraklès sent alors immédiatement la tunique brûler sa peau...Il croit d'abord à une perfidie de Lichas qu'il saisit par les pieds avant de l'envoyer au fond de la mer Eubée...

Déjanire comprend qu'elle a été abusée par Nessos et qu'elle est responsable des souffrances atroces de son époux...

La lecture de ce dernier épisode est là encore plurielle; nous vous donnons un seul exemple pour nourrir votre imagination: il s'agit d'une page extraite du roman d'un auteur algérien Assia Djebar L'amour, la fantasia La tunique de Nessus - p 240:

"Bien avant le débarquement français de 1830, durant des siècles autour des présides espagnols (Oran, Bougie, comme Tanger ou Ceuta, au Maroc), la guerre entre les indigènes résistants et occupants souvent bloqués se faisait selon la tactique du « rebato » : point isolé d'où l'on attaquait, où l'on se repliait avant que, dans les trêves intermédiaires, le lieu devienne zone de cultures, ou de ravitaillement. Ce type de guerre, hostilité offensive et rapide alternant avec son contraire, permettait à chaque partenaire de se mesurer indéfiniment à l'autre. Après plus d'un siècle d'occupation française - qui finit, il y a peu, par un écharnement -, un territoire de langue subsiste entre deux peuples, entre deux mémoires; la langue française, corps et voix, s'installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute en oralité, en hardes dépenaillées, résiste et attaque, entre deux essoufflements. Le rythme du « rebato » en moi s'éperonnant, je suis à la fois l'assiégé étranger et l'autochtone partant à la mort par bravade, illusoire effervescence du dire et de l'écrit. Ecrire la langue adverse, ce n'est plus inscrire sous son nez ce marmonnement qui monologue ; écrire par cet alphabet devient poser son coude bien loin devant soi, par-derrière le remblai - or dans ce retournement, l'écriture fait ressac. Langue installée dans l'opacité d'hier, dépouille prise à celui avec lequel ne s'échangeait aucune parole d'amour … Le verbe français qui hier était clamé, ne l'était trop souvent qu'en prétoire, par des juges et des condamnés. Mots de revendication, de procédure, de violence, voici la source orale de ce français des colonisés. Sur les plages désertées du présent, amené par tout cessez-le-feu inévitable, mon écrit cherche encore son lieu d'échange et de fontaines, son commerce. Cette langue était autrefois sarcophage des miens ; je la porte aujourd'hui comme un messager transporterait le pli fermé ordonnant sa condamnation au silence, ou au cachot. Me mettre à nu dans cette langue me fait entretenir un danger permanent de déflagration. De l'exercice de l'autobiographie dans la langue de l'adversaire d'hier … "

Telle la tunique de Nessos qui colle à la peau d'Héraklès, gage de mort et promesse de vie éternelle, l'écrivain doit abandonner la langue de son enfance pour retrouver l'autre...