Commentaire

 

Ce dernier extrait, tiré de l'oeuvre de Longus, peut être l'occasion de réfléchir à la spécificité de ce roman, parmi ceux déjà présentés, à l'héritage qu'il a pu avoir dans les littératures européennes, à travers en particulier le genre de la pastorale, ou dans des réécritures musicales par exemple.

Yves Decompoix, La Vision de Longus (diptyque) - Tempera sur Panneau

 

a) Ce roman s'apparente au genre de la pastorale, genre littéraire qui reprend, sur un mode dialogué et chanté, les thèmes de l'idylle et de l'églogue antiques (Virgile, Théocrite). Elle s'épanouit dans le roman au XVIIe siècle avec l'Astrée d'Honoré d'Urfé, et au théâtre, en France, dans la première moitié du XVIIe siècle (Silvanire, de Mairet). Les personnages en sont généralement des bergers et des bergères, exprimant des sentiments tendres et délicats, dans le cadre champêtre d'un âge d'or qui fait rêver les spectateurs. Si l'on n'a pas conservé la pastorale incluse dans les divertissements de la Comtesse d'Escarbagnas, Mélicerte reste un exemple du genre, sous la plume de Molière, tandis que la pastorale, mise en musique, évolue vers l'Opéra.

Notons tout d'abord que ce roman, dans la thématique que nous avons retenue, celle de la rencontre dans l'enjeu narratif, a une place particulière. Les deux héros se connaissent depuis toujours et l'auteur nous fait tout de même assister ici à une rencontre... Les héros vont se découvrir. Nous avons là un nouvel exemple de jeu de miroirs dans l'écriture romanesque. De même que l'auteur a pris soin au début de son roman d'annoncer la suite en décrivant le tableau des amours à venir, cette scène dans une sorte de mise en abyme dédouble les perspectives.

" Le roman Daphnis et Chloé (IIe siècle de notre ère) est connu pour son préambule, où le narrateur présente le récit d'ensemble, l'initiation amoureuse des jeunes héros, comme le développement narratif de l'ekpphrasis initiale. Cette pastorale, qui donne une forme de roman à la tradition bucolique, met constamment en scène les relations complexes qu'entretiennent la fiction littéraire, la ritualité musicale et la représentation plastique." Michel BRIAND

Le succès de cette oeuvre est d'ailleurs à tous égards significatif. A l'époque de sa rédaction, il atteste déjà l'évolution du genre à partir de récits populaires - ceux-là mêmes qui entraient dans les mélodrames d'Euripide et dans les comédies nouvelles - agrémentés de certains traits de la pastorale. Il s'agit comme on l'a souvent dit moins d'un roman que d'une pastorale, moins d'une oeuvre que d'un épisode. Au milieu de ce récit d'amour délicieusement conté, néanmoins, apparaissent encore ces terribles pirates qui étaient les marionnettes nécessaires et fatales de tout le roman grec, comme les autres extraits nous l'ont montré... L'aventure se passe dans un monde si poétique, et la peinture des moeurs du temps y fait si complètement défaut, qu'il devient difficile à dater...

"Dans le roman pastoral du XVIe siècle (Espagne, Angleterre, France) dès avant 1600, Héliodore, Longos et Achille Tatios font l'objet d'une editio princeps, et de traductions françaises, anglaises, italiennes et espagnoles- c'est le XVIIIe siècle seulement qui verra paraître pour la première fois Xénophon et Chariton-. Ces trois auteurs, dont deux, Héliodore et Achille Tatios, avaient été privilégiés déjà par l'érudition byzantine, vont nourrir un genre littéraire qui, au XVIe siècle, connaît un peu partout une vogue singulière : le roman pastoral.(...) D'autre part, en 1599, un traducteur par ailleurs inconnu, Martin Fumée, publiait à Paris la version française d'une oeuvre grecque jusqu'alors inconnue aussi, celle d'Athénagoras. Il s'agissait d'un roman manifestement imité d'Héliodore, comme l'indiquait d'ailleurs le sous-titre Théogène et Charide. La lumière a depuis lors été faite sur une supercherie à inscrire dans la pittoresque histoire des faux littéraires. L'ouvrage, au demeurant, ne manquait pas de mérites, et son invention, à elle seule, atteste la vogue du genre auprès du public français." Marie-Paule Loicq-Berger

b) Ce roman frappe par sa singularité ; nous empruntons à F. Létoublon un extrait de l'analyse qu'elle fait de l'apparente naïveté mise en avant au sein d'une complexité de composition.

"Les apparences de rusticité semblent dominer au premier abord : à la différence des autres romans grecs qui promènent leurs personnages d’un bout à l’autre du monde connu de l’époque, de Syracuse jusqu’à Babylone dans le cas de Chairéas et Callirhoé, de Delphes à l’Égypte, puis jusqu’à la capitale du royaume éthiopien dans celui de Théagène et Chariclée, d’Éphèse à la Sicile dans celui des Éphésiaques, le roman attribué à Longus semble presque statique, limité à l’île de Lesbos et pratiquement au seul domaine agricole de Dionysophanès, avec une intrusion de pirates étrangers qui enlèvent Daphnis au livre I, une petite guerre contre des voisins de Méthymne au livre II, et un bref séjour des héros dans la ville de Mytilène au livre IV, les héros trouvés dans ce domaine au livre I par des parents adoptifs paysans et incultes ne voyagent pas. L’élément unique de variété qui mène l’intrigue est le cycle des saisons : un printemps, un été, un automne, un hiver, un printemps, un été, un automne, la chronologie du roman dure un an et demi, pendant lequel Daphnis et Chloé passent de l’adolescence à l’âge adulte, de l’état de jeunes gens totalement naïfs en qui l’amour s’éveille presque insensiblement à celui d’adultes mûrs pour le mariage. Le rythme des saisons ramène même dans le récit des « formules » semblables, au sens où l’épopée homérique utilise un formulaire récurrent, par exemple pour le retour des jours et des nuits pour reprendre l’exemple homérique le plus connu de « l’Aurore aux doigts de rose (...) Comme d’ailleurs leur entourage de parents adoptifs, les protagonistes sont présentés comme totalement naïfs : deux enfants trouvés nourris l’un par une brebis, l’autre par une chèvre ; ils sont élevés dans le milieu pauvre de paysans au service d’un riche propriétaire de la capitale, ce Dionysophanès qui se révélera au livre IV être le père de Daphnis. Il est vrai que les parents adoptifs, au vu de la richesse des objets de reconnaissance trouvés avec chacun des deux nourrissons, leur font donner une éducation peu conforme à leur cadre de vie rustique, mais qui leur permettra de s’adapter à leurs parents véritables au moment de la reconnaissance finale. Certes, aucun détail n’est donné sur cette paideia, on ne nous dit jamais quelle littérature ils connaissent, mais l’étude de certains discours directs, en particulier pour Daphnis, semble impliquer qu’il connaît la rhétorique des contemporains de l’auteur, ce que l’on a appelé la « Seconde sophistique ». En ce qui concerne l’intrigue, elle est même d’une simplicité qui peut paraître schématique, en particulier par sa symétrie, touchant à l’invraisemblable : la trouvaille par deux bergers, à deux années de distance, de deux bébés allaités par une mère animale, les précieux objets de reconnaissance (trois à chaque fois) qui accompagnent les deux nourrissons (livre I), les deux enlèvements, de Daphnis par des pirates au livre I, de Chloé par les Méthymniens au livre II, les deux « trahisons » réciproques des amoureux, le baiser accordé à Dorcon mourant par Chloé qui racontera à Daphnis toute l’aventure en passant sous silence uniquementle baiser (livre I), et la leçon d’amour donnée à Daphnis par Lycénion au livre III, sur laquelle le héros gardera le même silence (a-t-il conscience d’avoir enfreint le serment de fidélité prêté à Chloé, II, 39 ?), les menaces apportées à leur amour par des personnages secondaires (le berger Lampis, amoureux de Chloé, dévaste le magnifique jardin de fleurs soigné par Lamon et Daphnis au livre IV, le parasite Gnathon amoureux de Daphnis n’est pas loin un peu plus tard d’obtenir de son maître la possession de Daphnis), la double reconnaissance finale, toutes ces symétries trop voyantes affaiblissent ou peut-être interdisent la crédibilité romanesque.(...)

Ces symétries semblent un peu trop forcées pour la crédibilité romanesque, mais ce ne sont peut-être pas pour autant des maladresses de romancier : les rêves des personnages contribuent au rythme du récit, comme les bains de Daphnis et de Chloé dans les rivières et dans les sources de Lesbos, mais surtout dans la source de la grotte des Nymphes où Dryas avait découvert Chloé. Premier bain de Daphnis au livre I, 13 : c’est la première fois que Chloé le voit nu et le trouve beau ; deuxième bain dans la même grotte des Nymphes à la fin du livre I, après l’enterrement de Dorcon : c’est la première fois que Daphnis voit à son tour Chloé nue. C’est à la fin de ce paragraphe et en point d’orgue à ce premier livre que Daphnis compare les « épreuves » qu’il vient de subir, celle des pirates qui l’ont enlevé et celle du bain dans la source qui lui a révélé la beauté de Chloé, et qu’éclôt la métaphore du« brigandage d’amour » « Le bain lui semblait plus terrible que la mer ; il croyait que son âme était restée auprès des brigands, car il était jeune, campagnard et encore ignorant du brigandage d’amour »). Le bain du livre II, 18, après le premier épisode des Méthymniens, semble plus chaste, ou du moins les étreintes à laquelle il donne lieu sont passées sous silence dans le récit. Il y a donc mention de deux bains au cours desquels les deux personnages se donnent l’un à l’autre le spectacle d’une nudité qui entraîne le désir, et d’un troisième dans lequel on peut seulement supposer une symétrie analogue. (...)

Allusions littéraires diverses, mélanges de musique et de danse imitative inspirées peut-être de rituels religieux, récits venus des traditions populaires ou parodies des grands thèmes épiques, on voit combien la culture, au sens le plus large, est présente dans Daphnis et Chloé sous l’apparence d’un récit simple rapportant l’histoire de personnages rustiques. De même que les objets de reconnaissance révèlent que sous l’apparence des bergers se cachent des origines aristocratiques, l’apparence très simple du récit cache aussi une dimension de profonde réflexion. Cette analyse milite visiblement contre la théorie suivant laquelle les romans grecs seraient dans leur ensemble une sous-littérature, destinée à la consommation, à un public jeune ou féminin. Les critiques ont souvent commenté la description d’œuvre d’art du prologue et l’ambition affichée par le récit de rivaliser avec la peinture, suivant la tradition attribuée au poète Simonide. On a rapproché cette description initiale de celle qui déclenche le récit dans Leucippé et Clitophon.Mis à part John Winkler, on a plus rarement remarqué comment la fin de Daphnis et Chloé semble nouer le récit en boucle spéculaire, vertigineuse si l’on veut suivre l’analyse borgésienne de ce modèle de composition. En effet, au livre IV, après la reconnaissance entre parents et enfants intervient le mariage entre Daphnis et Chloé, et avant l’évocation de la nuit de noces au paragraphe 40, le dernier du roman, une projection dans l’avenir au paragraphe 39 : les héros vont rester dans la campagne qu’ils aiment, avoir des enfants, un garçon et une fille, qu’ils feront nourrir par une chèvre et une brebis comme ils l’ont été eux-mêmes, et auxquels ils donneront des noms rustiques analogues aux leurs. Mais surtout, « ils décorèrent la grotte et y dressèrent un autel d’Éros - berger". Les images déposées par le couple dans la grotte qui a été le lieu de découverte de Chloé et le lieu central de la naissance de leur amour par les bains purificateurs qui leur révélèrent réciproquement leur beauté, ne sont-elles pas celles que décrivait le narrateur du prologue, le tableau formé d’images successives avec l’art duquel il avait décidé d’entrer en compétition ? Si c’est bien le cas, le tableau est une image du roman placée en frontispice au récit, et le roman se clôt par une ouverture sur l’image de leur histoire dont Daphnis et Chloé font un ex voto dédié à leurs déesses protectrices. De plus, le tableau du début et les images dédiées aux divinités protectrices à la fin sont situés dans une grotte elle-même située dans un sanctuaire, espace qui semble paradoxalement fermé à toute possibilité de départ des personnages, ou d’arrivée de personnages étrangers. Cet enfermement circulaire prend une résonance symbolique : la grotte pleine d’images est une sorte de centre symbolique: la grotte pleine d’images est une sorte de centre secret du récit dans lequel les jeunes amoureux se retrouvent seul à seule, dans lequel leur corps nu est montré en toute innocence et où chacun d’eux découvre le pouvoir qu’a sur lui, sur ses émotions et ses sensations, le spectacle de la beauté de l’autre. À l’intérieur de la grotte, la syrinx déposée par Daphnis avec ses vêtements, devient un objet érotique : Chloé la touche à défaut de toucher le corps de Daphnis. La valeur étiologique de l’instrument sera révélée plus tard, mais l’expérience du bain et du désir suscité par la beauté de l’autre lui donnent déjà dans ce passage une résonance troublante, comme si à la rivalité entre la peinture et l’art du récit visée explicitement par le prologue s’ajoutait une rivalité entre l’art de raconter et celui de la musique que pourraient symboliser la syrinx alternativement jouée par Daphnis et touchée par Chloé et la fréquence des allusions à Théocrite, poète mettant en scène dans ses Idylles des bergers-musiciens et poètes à la fois. Si la fin de Daphnis et Chloé comporte, avec la dédicace par les personnages d’un objet commémoratif de leur histoire dans la grotte des Nymphes, un rappel en boucle du parallèle et puisque la rivalité entre peinture et récit se manifeste aussi à travers la présence des mythes, ce thème des arts rivaux et le rôle érotique de la source dans la grotte se révèlent beaucoup plus complexes que la première lecture ne pourrait le faire croire : les deux mythes de Syrinx et d’Écho, objets de la poursuite érotique du dieu Pan toutes deux métamorphosées et pour ainsi dire sublimées en Nymphes musicales, en sons accompagnateurs de la poésie, impliquent l’extension du paragone à la musique, le plus poétique des arts si l’on en croit le développement du mot μουσική, dérivé du nom des Muses. La séance de mime de l’histoire de Pan et Syrinx par les deux protagonistes prend alors toute sa profondeur : la syrinx, instrument de musique, est une femme qui a transformé sa souffrance et sa peur en plaisir esthétique : Ut musica poesis dirait à sa manière le roman. Dans cette perspective, la lecture de l’ensemble du roman invite à une réinterprétation du prologue comme une sorte d’injonction au décodage de la suite dans sa dimension réflexive : l’apprentissage de Daphnis et de Chloé, suivant le rythme des Saisons à la manière hésiodique, n’est pas seulement une initiation à la vie adulte et à l’amour, mais aussi à la comparaison entre les arts au profit de la poésie susceptible de s’allier à la musique et de prolonger dans la grotte des Nymphes comme dans l’espace extérieur les histoires-modèles de Pitys, Syrinx etÉcho. Le mythe de Syrinx en particulier noue étroitement, dans le récit, érotique et poétique, faisant de l’instrument de musique le substitut sublimé de l’acte d’amour." Françoise Létoublon Sous le signe des Nymphes et de Pan. Daphnis et Chloé ou le paradoxe d’une culture raffinée sous les apparences d’une idylle rustique, L’information littéraire 2002/4, 54e année, p. 23-28

 

Yves Decompoix, Daphnis au bain

c) L'étude de F.Létoublon fait apparaître le jeu riche et pertinent entre musique et écriture... Il n'est pas étonnant que cette oeuvre ait séduit les compositeurs...

Citons tout d'abord Rousseau, que vous connaissez comme écrivain, philosophe mais aussi compositeur... La musique a accompagné Rousseau pendant toute sa vie: son dernier travail d’envergure dans ce domaine est l’opéra Daphnis et Chloé terminé en 1774, quatre ans donc avant sa mort, vingt-deux ans après le grand succès du Devin du village et de l’éclatement de la Querelle avec Rameau. Le monde musical a certes beaucoup évolué entre-temps: Rousseau a pu assister à l’arrivée à Paris de Gluck et aux représentations d’Iphigénie et d’Orphée. Il a pour cet auteur beaucoup d’intérêt (comme il en témoigne dans la Lettre à M. Burney) et entrevoit une solution à la question du chant français. Rapidement il se met à composer de la musique qui puisse montrer les nouvelles positions esthétiques qu’il a imaginées “… j’oserai même dire que le plaisir de l’oreille doit quelquefois l’emporter sur la vérité de l’expression…”. Il parle de ce nouveau travail dans le Deuxième Dialogue : “… un acte est fait et une bonne partie du reste bien avancée…,”Bernardin de Saint-Pierre rapportera ces propos de Rousseau à propos de son oeuvre: “ je n’ai jamais rien fait qui m’ait tant fait de plaisir que la musique qui invite Chloé au sommeil”. Les conditions physiques de Jean-Jacques Rousseau ne lui permettront pas d’achever la partition qui sera publiée, par les soins de René-Louis de Girardin en 1779, sous le titre de Fragments de Daphnis et Chloé.

Illustration de Daphnis et Chloé
Dessin de Prud'hon (1758-1823)

Pour écouter un extrait de cet opéra...

Un autre compositeur a à une autre époque travaillé sur l'oeuvre de Longus: Maurice Ravel (1875-1937).

Daphnis et Chloé a été commandée par Dhiaguilev pour les ballets russes, et produite au Théâtre du Châtelet sous la direction de Pierre Marteaux. On l'a qualifié de "symphonie chorégraphique". Ravel disait:

" Daphnis et Chloé, symphonie chorégraphique en trois parties, me fut commandée par le directeur de la compagnie des ballets russes... Mon intention en l'écrivant était de composer une vaste fresque musicale, moins soucieuse d'archaïsme que de fidélité à la Grèce de mes rêves que s'apparente assez volontiers à celle qu'ont imaginée et dépeinte les artistes français de la fin du XVIII° siècle."

L' oeuvre a été construite sur cinq thèmes. Comme tous les ballets, il s'agit d'une succession de danses: danse religieuse, danse des jeunes filles, danse de jeunes gens, danse grotesque, danse de Daphnis et thème de Daphnis. Musicalement, elle a été une réussite: on peut remarquer l'utilisation du choeur comme des instruments, la division originale des violons en plusieurs parties, la recherche du timbre, l'utilisation de rythmes irréguliers (sur la dernière danse) inspirés sur des rythmes du pays basque.

Décor original de Léon Bakst pour le ballet Daphnis et Chloé par Maurice Ravel

d) Citons l'oeuvre de Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie pour laquelle l'auteur se souvient largement de Longus avant d'en changer la fin pour une perspective plus dramatique...

e) Nous terminerons ces ébauches par un commentaire du travail de traducteur, à propos de ce qu'Amyot a pu apporter à l'oeuvre de Longus.

"Il faut imaginer le retraducteur heureux, comme Sisyphe...

Ce que je refuse d'admettre, par contre, c'est l'idée qu'une traduction doive nécessairement être périmée un jour, comme les yaourts. J'en vois quelques unes que les moutures ultérieures n'ont pas tuées, et qui font mieux que survivre. Il suffit pour cela que le traducteur ait un talent au moins égal à celui de sa victime. Quand une bonne plume s'attaque au polar bâclé d'un tâcheron, elle peut en donner une version plus brillante et plus durable. Quand Baudelaire s'empare des histoires d'Edgar Poe, il parvient à les maintenir au même degré d'incandescence qu'en anglais- à moins qu'il ne fasse un peu mieux encore- ce qui expliquerait que Poe soit davantage célébré chez nous que dans sa patrie?

Reconnaissons qu'il s'agit là d'un cas extrême. Si Baudelaire a miraculeusement restitué Poe, c'est qu'il y avait entre eux une parenté profonde, que leurs sensibilités se trouvaient parfaitement accordées. Ils étaient, de plus, pratiquement contemporains, et nous rejoignons là l'argument le plus fort en faveur de la retraduction: une traduction porte la marque de son époque. Qu'un original se démode, son passé reste accordé à lui, il lui tient au corps; mais une version ultérieure, coupée du temps de l'original comme du nôtre, apparaît anachronique, déracinée, incongrue. Tandis qu'une traduction nouvelle vient raviver un texte ancien par une injection de présent. Quant à la traduction contemporaine de l'original, elle vieillit doucement, discrètement, main dans la main avec lui.

Cependant on voit aussi des traductions faites longtemps après et qui durent sans vieillir- ou du moins sans enlaidir. Celle, par exemple, de Daphnis et Chloé, roman grec du Ier siècle de notre ère, écrit par un certain Longus. Sans doute le traducteur, Jacques Amyot, homme du XVIe siècle, maniait-il sa langue aussi bien que l'auteur grec la sienne. Mais le succès d'Amyot est aussi celui du français de son époque- on n'écrit jamais seul, mais en équipe avec sa langue, porté par elle et la guidant (enfin, on essaie...) comme le cavalier sur son cheval. Or Amyot chevauchait une caracolante monture: le français de la Renaissance, adolescent comme les deux héros de l'histoire, frais comme le grec original. Cette version d'Amyot fut aimée en son temps; elle reste lue de nos jours, elle est même sans doute plus belle encore aujourd'hui, n'ayant pas perdu ce qu'elle avait de jeunesse, tout en acquérant, avec les années, une patine délicieuse.

(Tout ce que je viens d'écrire, bon sang, ne l'ai-je pas déjà lu — voire écrit moi-même- quelque part ? Dans quels Actes des Assises ? quel TransLittérature ? quel Palimpsestes ?)

Mon grec ancien est trop faiblard pour que je puisse juger de la conformité au modèle. Il se peut qu'Amyot, sous couleur de traduire, ait infléchi, recréé le texte, qu'il y ait là plus d'Amyot que de Longus... Et alors? Où est le mal, si Amyot a donné aux deux jeunes amoureux d'encore plus belles couleurs? Reste-t-il des lecteurs assez naïfs pour croire qu'une traduction puisse ne pas trahir, et pour s'indigner qu'elle le fasse ?" Sur la traduction d'Amyot: Michel Volkhovitch

François-Pascal-Simon Gérard, Daphnis et Chloé

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