Tout est bien qui finit bien!

dans la traduction de Paul-louis Courier , avec des illustrations de Bonnard

 

Quelques jours après on fit derechef des sacrifices aux Dieux pour l'amour de Chloé, comme l'on avoit fait pour Daphnis, et fit-on semblablement le festin de sa reconnoissance; et elle de son côté distribua ses meubles de bergerie aux Dieux, sa panetière, sa flûte, et les tirouers où elle tiroit les brebis, et épandit dedans la fontaine qui étoit en la caverne des Nymphes, du vin, à cause qu'elle avoit été trouvée et nourrie auprès d'icelle fontaine; et sema de chapelets et bouquets de fleurs la sépulture de la brebis que Dryas lui enseigna, et joua encore de sa flûte pour réjouir ses brebis, faisant prière aux Nymphes que ceux qui seroient trouvés ses naturels parents fussent dignes d'être alliés de Daphnis. Après qu'ils eurent fait assez de fêtes et de bonne chère aux champs, ils délibérèrent de s'en retourner à la ville, afin de chercher les parents de Chloé, pour ne différer plus les noces: par quoi, dès le matin, firent trousser leur bagage, et donnèrent à Dryas encore autres trois cents écus, et à Lamon la moitié des fruits de toutes les terres et vignes qu'il tenoit, les chèvres avec leurs chevriers, quatre paires de boeufs, des robes fourrées pour l'hyver, et, par-dessus tout cela la liberté à lui et sa femme Myrtale, puis cheminèrent vers Mitylène, avec grand train de chevaux et de chariots. Or, ce jour-là, pour ce qu'ils arrivèrent le soir bien tard, les autres citoyens de la ville n'en surent rien: mais, le lendemain au plus matin, le bruit en étant couru partout, il s'assembla au logis de Dionysophane grande multitude d'hommes et de femmes; les hommes pour s'éjouir avec le père de ce qu'il avoit retrouvé son fils, mêmement après qu'ils eurent vu comme il étoit beau et gentil; et les femmes, pour s'éjouir aussi avec Cléariste de ce que non seulement elle avoit recouvré son fils, mais aussi trouvé une fille digne d'être sa femme; car Chloé les étonna toutes, quand elles virent en elle une si parfaite beauté, qu'il n'étoit possible d'en voir une plus belle. Brief, toute la ville ne parloit d'autre chose que de ce jeune fils et de cette jeune fille, et disoit chacun que l'on n'eût su choisir une plus belle couple: si prioient tous aux Dieux que la parenté de la fille fût trouvée correspondante à sa beauté. Il y eut plusieurs femmes de riches maisons qui souhaitèrent en elles-mêmes, et dirent: " Plût aux Dieux que l'on pensât assurément qu'elle fût ma fille! " Mais Dionysophane, après avoir quelque temps pensé à cette affaire, s'endormit sur le matin profondément; et en dormant lui vint un songe: il lui fut avis que les Nymphes prioient Amour de parfaire et accomplir à la fin le mariage qu'il leur avoit promis; et qu'Amour, détendant son petit arc, et le jetant en arrière auprès de son carquois, commanda à Dionysophane qu'il envoyât le lendemain semondre tous les premiers personnages de la ville pour venir souper en son logis; et qu'au dernier cratère, il fît apporter sur table les enseignes de reconnoissance qui avoient été trouvées avec Chloé, et qu'il les montrât à tous les conviés: puis, cela fait, qu'ils chantassent la chanson nuptiale d'Hyménée. Dionysophane, ayant eu cette vision en dormant, se leva de bon matin, et commanda à ses gens que l'on préparât un beau festin, où il y eût de toutes les plus délicates viandes que l'on trouve, tant en terre qu'en mer, ès lacs et ès rivières, envoya quant et quant prier de souper chez lui tous les plus apparents de la ville. Quant la nuit fut venue, et le cratère empli pour les libations à Mercure, lors un serviteur de la maison apporta dedans un bassin d'argent ces enseignes, et les montra de rang à chacun des conviés. Il n'y eut personne des autres qui les reconnût, fors un nommé Mégaclès, qui, pour sa vieillesse, étoit au bout de la table, lequel sitôt qu'il les aperçut, les reconnut incontinent, et s'écria tout haut: " O Dieux! que vois-je là! Ma pauvre fille, qu'es-tu devenue? Es-tu en vie? Ou si quelque pasteur a enlevé ces enseignes qu'il aura par fortune trouvées en son chemin? Je te prie, Dionysophane, de me dire dont tu les as recouvrées: n'aie point d'envie que je retrouve ma fille comme tu as recouvré Daphnis. " Dionysophane voulut premièrement qu'il contât devant la compagnie comment il avoit fait exposer son enfant. Adonc Mégaclès d'une voix encore toute émue: " Je me trouvai, dit-il, longtemps y a, quasi sans bien, pour ce que j'avois dépendu tout le mien à faire jouer des jeux publics, et à faire équiper des navires de guerre; et, lorsque cette perte m'avint, il me naquit une fille, laquelle je ne voulus point nourrir en la pauvreté où j'étois, et pourtant la fis exposer avec ces marques de reconnoissance, sachant qu'il y a plusieurs gens qui, ne pouvant avoir des enfants naturels, desirent être pères en cette sorte, à tout le moins d'enfants trouvés. L'enfant fut portée en la caverne des Nymphes, et laissée en la protection et sauvegarde d'icelles. Depuis, les biens me sont venus par chacun jour en grande affluence, et si n'avois nul héritier à qui je les pusse laisser; car depuis je n'ai pas eu l'heur de pouvoir avoir une fille seulement: mais les Dieux, comme s'ils se vouloient moquer de moi, m'envoyent souvent des songes, lesquels me promettent qu'une brebis me fera père. " Dionysophane, à ce mot, s'écria encore plus fort que n'avoit fait Mégaclès, et, se levant de la table, alla querir Chloé, qu'il amena vêtue et accoutrée fort honnêtement; et la mettant entre les mains de Mégaclès, lui dit: " Voici l'enfant que tu as fait exposer, Mégaclès; une brebis, par la providence des Dieux, te l'a nourrie, comme une chèvre m'a nourri Daphnis. Prends-la avec ces enseignes, et, la prenant, rebaille-la en mariage à Daphnis. Nous les avons tous deux exposés, et tous deux les avons retrouvés: ils ont été tous deux nourris ensemble, et tout de même ont été préservés par les Nymphes, par le Dieu Pan et par Amour. " Mégaclès s'y accorda incontinent, et envoya querir sa femme, qui avoit nom Rhodé, tenant cependant toujours sa fille Chloé entre ses bras; et demeurèrent tous deux chez Dionysophane au coucher, pour ce que Daphnis avoit juré qu'il ne souffriroit emmener Chloé à personne, non pas à son propre père. Et le lendemain au matin ils prièrent tous les deux leurs pères et mères qu'ils leur permissent de s'en retourner aux champs, parce qu'ils ne se pouvoient accoutumer aux façons de faire de la ville, et aussi qu'ils vouloient faire des noces pastorales; ce qui leur fut permis. Si s'en retournèrent au logis de Lamon, et présentèrent au bon homme Mégaclès le nourricier de Chloé, Dryas, et sa femme Napé à la mère Rhodé.

Le festin nuptial fut somptueusement préparé, et Mégaclès derechef dévoua sa fille Chloé aux Nymphes; et, outre plusieurs autres offrandes, leur donna les enseignes auxquelles elle avoit été reconnue, et donna encore bonne somme d'argent à Dryas. Dionysophane, pour ce que le jour étoit beau et serein, fit dresser dedans l'antre même des Nymphes des tables avec des lits de verte ramée, où prirent place tous les paysans de là alentour. Lamon et Myrtale y étoient, Dryas et Napé, les parents de Dorcon, les enfants de Philétas, Chromis et Lycenion. Lampis même y vint, après qu'on lui eut pardonné: et là, comme entre villageois, tout s'y disoit et faisoit à la villageoise; l'un chantoit les chansons que chantent les moissonneurs au temps des moissons, l'autre disoit des brocards qu'on a accoutumé de dire en foulant la vendange. Philétas joua de sa flûte, Lampis du flageolet, et cependant Daphnis et Chloé se baisoient l'un l'autre. Les chèvres mêmes paissoient là auprès comme si elles eussent été participantes de la bonne chère des noces, ce qui ne plaisoit pas à ceux venus de la ville; et Daphnis, en appelant aucunes par leurs propres noms, leur donnoit de la feuillée verte à brouter, et, les prenant par les cornes, les baisoit. Et non pas lors seulement, mais en tout le reste de leur vie, passèrent le plus du temps et la meilleure partie de leurs jours en état de pasteurs; car ils acquirent force troupeaux de chèvres et de brebis, eurent toujours en singulière révérence les Nymphes et le Dieu Pan, et ne trouvèrent point à leur goût de meilleure viande, ni plus savoureuse nourriture que du fruit et du lait; et qui plus est, firent teter à leur premier enfant, qui fut un fils, une chèvre; et au second, qui fut une fille, firent prendre le pis d'une brebis, et le nommèrent Philopoemen, et la fille Agélée; et ainsi vécurent aux champs longues années en grand soulas. Ils eurent soin aussi de faire honorablement accoutrer la caverne des Nymphes, y dédièrent de belles images, et y édifièrent un autel d'Amour pastoral; et à Pan, au lieu qu'il étoit à découvert sous le pin, firent faire un temple qu'ils appelèrent le temple de Pan le Guerroyeur. Tout cela fut longtemps après; mais pour lors, quand la nuit fut venue, tout le monde les convoya jusqu'en leur chambre nuptiale, les uns jouant de la flûte, les autres du flageolet, et aucuns portant des falots et flambeaux allumés devant eux; puis, quand ils furent à l'huis de la chambre, commencèrent à chanter Hyménée d'une voix rude et âpre, comme si avec une marre ou un pic ils eussent voulu fendre la terre. Cependant Daphnis et Chloé se couchèrent nus dans le lit, là où ils s'entre-baisèrent et s'entr'embrassèrent sans clore l'oeil de toute la nuit, non plus que chats-huants; et fit alors Daphnis ce que Lycenion lui avoit appris: à quoi Chloé connut bien que ce qu'ils faisoient auparavant dedans les bois et les champs n'étoient que jeux de petits enfants.