Commentaire

 

a) Ce premier extrait nous invite à un premier travail sur le genre romanesque dans la littérature grecque.

Le roman grec est apparu au premier  siècle de notre ère. La critique française appelle traditionnellement « roman » (terme anachronique, car né au Moyen Âge de l'opposition entre écrits de langue romane et de langue latine) un genre qui en grec ne porte pas de nom spécifique : les œuvres sont qualifiées tantôt de « drame », de « fiction » ou plus simplement de « récit ». Le trait commun unissant les différentes œuvres est l'amour contrarié : deux jeunes amoureux sont séparés avant ou peu après leur mariage, sont tourmentés par le sort et se retrouvent à la fin après maintes tribulations. Nous possédons aujourd'hui cinq œuvres de ce type :

Chéréas et Callirhoé de Chariton ;

Les Éphésiaques de Xénophon d'Éphèse ;

Clitophon et Leucippe d'Achille Tatius ;

Daphnis et Chloé de Longus

Les Éthiopiques, d'Héliodore


« Si les romans grecs nous paraissent aujourd'hui comme une production mineure de l'hellénisme, il n'en allait pas de même autrefois. Au contraire, à la Renaissance, Homère, Virgile et Héliodore, par ses Ethiopiques, étaient considérés comme les grands auteurs épiques de l'Antiquité. Héliodore, en particulier, satisfaisait pleinement, selon les humanistes, aux exigences d'Aristote concernant l'épopée et la tragédie.  Ce succès des romans grecs ne se dément pas durant le XVIIe siècle. »

Il est essentiel de comprendre l’originalité du genre romanesque par rapport à d’autres genres traditionnellement connus dans la littérature antique, que l’on pense à l’épopée ou à la tragédie. Il est tout aussi essentiel de comprendre également les liens qui unissent dans l’histoire sémantique les mots « roman » et « romantisme ». Nous vous renvoyons ici à un exposé mené par Marie-Paule Loicq-Berger :

«   La matière sentimentale embrasse, dans l'ordre chronologique probable, le roman de Chariton, Chéréas et Callirhoé, qui est de la fin du Ier siècle après J.-C.; ceux de Jamblique, les Babyloniaques, de Xénophon d'Éphèse, les Éphésiaques, d'Achille Tatios, les Aventures de Leucippé et de Clitophon, tous trois du IIe siècle ; enfin les Éthiopiques ou Théagène et Chariclée d'Héliodore, du IIIe siècle. Différentes, assurément, par la personnalité et la qualité du talent de leurs auteurs, ces histoires se ressemblent jusqu'à un certain point, car toutes sont des histoires d'amour et de voyage. Une idylle naît entre un jeune homme et une jeune fille tous deux divinement beaux et nobles, mais des circonstances contraires surviennent qui les obligent à un long et périlleux voyage à travers les pays grecs et barbares, soit séparément, soit ensemble ; des péripéties de toute sorte, enlèvements, naufrages, contraintes brutales et tentations subtiles, occasionnent séparations et retrouvailles et mettent à l'épreuve la constance et la vertu des héros. Soutenus par leur foi religieuse et grâce à l'aide divine, ils viennent à bout de tout et l'histoire se termine bien, par un mariage dans la patrie retrouvée. Le héros est beau, fier, seul, mais libre face aux puissances de la terre et du ciel : il n'est plus, comme le héros tragique, prisonnier d'un Destin inéluctable, mais seulement le jouet de la Fortune, la capricieuse déesse Tyché, dont il triomphe finalement. Tel est le schéma général. »

Adolphe- William Bouguereau


b) Le sujet de cette page nous invite également à réfléchir à la trame narrative chère aux romanciers grecs. Nous pouvons lire ici un incipit traditionnel (un coup de foudre au premier regard) même si l’auteur inaugure une trame plus complexe en choisissant d’intégrer un récit dans le récit jouant ainsi sur les mises en abyme et sur les enjeux de superpositions narratives.

« De ce mélange et de cette contexture particulière de l’univers de la fiction romanesque chez Achille Tatius, le prologue, mêlant, selon la fine analyse de D. Maeder, « effets de réel » et « effets de création », est tout à fait emblématique. On relève d’abord, dans les deux descriptions successives « de bords de mer », de longueur inégale, mais stylistiquement voisines, faites de courtes phrases nominales, tout un jeu de correspondances qui met sur le même plan le cadre « réel », Sidon, avec ses deux ports, l’un naturel, et l’autre artificiel, et la création picturale, représentation de l’enlèvement d’Europe, où le leimôn, selon les lois du genre, mêle lui aussi naturel et artificiel ; le brouillage s’accentue même encore avec l’évocation d’un troisième lieu, présenté comme un cadre réel, mais qui évoque cependant et le leimôn du tableau et le décor du Phèdre : le petit bois où vont s’installer « Achille Tatius » et Clitophon, qui associe de la sorte éléments géographiques, référence picturale et réminiscences littéraires.

Lieu de retraite où Clitophon va faire ses confidences, ce petit bois accueille ainsi les deux narrateurs successifs de l’histoire et ce dédoublement des narrateurs, second trait saillant du prologue, donne d’entrée à l’histoire de Leucippé et Clitophon une dimension « littéraire » : non seulement l’auteur reprend la technique d’enchâssement empruntée à Platon, mais, plus simplement, une telle présentation situe d’emblée le texte dans le monde des mythoi et du plaisir littéraire, puisque les aventures des héros sont déjà devenues, dans la bouche de Clitophon, matière à récit. Ainsi par un paradoxe maintes fois souligné, l’utilisation, unique dans le roman, de la première personne, joue tout à la fois de la garantie d’authenticité, de l’impression de vécu qu’elle donne, et aussi du parfum de fiction qu’a ce procédé dans la littérature impériale, où il est employé pour les romans d’aventures extraordinaires ou les romans comiques. Cette tension se retrouve dans la présentation même du protagoniste - narrateur qui apparaît dans le texte comme un neaniskos, dont la mine montre bien qu’il n’est « pas loin de l’initiation du dieu » (I.2.2) : plutôt que de suggérer que ses souvenirs sont encore frais, un tel détail fige Clitophon dans son personnage de « jeune premier » éternel d’une fiction amoureuse qu’il a pour fonction de répéter indéfiniment, source d’inlasssables broderies sur le thème amoureux. »

Thisbé et Pyrame par Hondius


c) La particularité de ce roman nous invite également à comprendre ce que fut la littérature grecque tardive, inspirée de sources diverses. Ainsi la contemplation du tableau qui représente l’enlèvement d’Europe, à laquelle il est fait allusion, écho significatif, dans notre extrait, n’est pas sans évoquer l’œuvre d’Ovide et le récit qu’il fait des amours de Pyrame et Thisbé.

« Or il vaut la peine d'éclairer la place particulière, et décisive pour la compréhension de l'émergence du roman et du romanesque, qu'occupe l'œuvre d'Ovide. Cette œuvre latine mais – comme le voulait Rohde - toute imprégnée de lectures grecques, a elle-même nourri les auteurs des romans dits grecs et leurs contemporains. En témoignent, par exemple, la Galerie de tableaux de Philostrate, qui suit de très près plusieurs scènes du livre 3 des Métamorphoses, ou le roman de Leucippè et Clitophon d'Achille Tatius, qui s'ouvre sur la vision d'un tableau de l'enlèvement d'Europe, tableau inspiré de la fin du livre 2 d'Ovide et de son modèle alexandrin, l'Idylle du Grec Moschos. » Anne Videau

Cela renvoie alors également à l'ekphrasis, à cette "digression" où la peinture et sa description deviennent récit du récit lui-même.

d) Enfin, nous avons là une description de la conquête amoureuse tout à fait intéressante.

"La « conquête » de la belle se déroule en quatre temps, bien marqués : c’est d’abord l’innamoramento, où Clitophon, émerveillé, découvre Leucippé et ne peut se lasser de la regarder ; à cette étape correspondent trois scènes : la rencontre (I.4) ; un premier banquet où il se repaît de sa contemplation (I.5) ; une nuit d’insomnie où il ne pense, puis ne rêve que d’elle, avant de retourner déambuler dans la maison pour la voir (I.6). Une conclusion « chiffrée » est donné : « Et ces feux me brûlèrent trois jours durant » (I.6.6). Il se rend alors chez Clinias et grâce à ses conseils, après une scène au jardin (I.15-19) et un second banquet (II.2-3), Leucippé répond à ses regards, progrès marqué par une nouvelle conclusion « chiffrée » : « Cette situation dura entre nous pendant dix jours ; nous n’osions rien de plus que ce que nous gagnions par nos regards » (II.3.3). Le troisième temps est provoqué par l’intervention de Satyros, qui exhorte Clitophon au courage et, grâce à deux nouvelles scènes au jardin (II.6-7 et II.10), coupées par un troisième banquet (II.9), les amoureux en viennent désormais aux baisers. Enfin c’est Clitophon lui même qui prend l’initiative du dernier temps, avec à nouveau une indication temporelle : « Quelques jours après, je dis à Leucippé : « Jusqu’à quand en resterons-nous aux baisers, ma chérie ?… » (II.19.1) et Satyros organise alors l’équipée nocturne dont l’échec lamentable amène la fuite des jeunes gens."

 

Placez cet extrait dans l'héritage littéraire de la scène de rencontre et vous en comprendrez l'intérêt !