Commentaire

 

Notons tout d'abord que cette oeuvre, aux aventures multiples, présente la particularité littéraire d'un début in medias res et que cette scène s'intègre dans un récit rétrospectif. Il s'agit donc ici de faire revivre à l'interlocuteur une scène marquante à laquelle il n'a pas participé, déterminante pour les événements à venir, dont certains déjà, se sont déroulés.

a) Le roman grec offre ainsi un exemple de récit dans le récit, inaugurant l'un des traits qui fournira à la tradition romanesque l'un de ses fondements.

Cette organisation de la narration est unique dans les romans grecs que nous possédons. Il faut y voir là un héritage d'Homère. Le schéma général du roman ressemble en effet à celui de l'Odyssée. Comme dans le poème homérique, le début in medias res rend nécessaire un retour en arrière qui rejoint le présent de l'action au milieu du récit. Le roman raconte lui aussi un voyage difficile, semé d'embuches, vers une patrie quittée depuis longtemps. Certains détails de l'action sont d'ailleurs directement inspirés de l'oeuvre homérique : Théagène et Chariclée par exemple se déguisent en mendiants ; Théagène montre la cicatrice d'une blessure causée par un sanglier au cours d'une chasse, pour que Chariclée puisse plus tard n'avoir aucun doute pour le reconnaître ; ainsi Euryclée reconnaît Ulysse...Parfois aussi Héliodore s'inspire de l'Iliade : la lutte de Thyamis, chef des brigands, et de Pétosiris devant les remparts de Memphis rappelle celle d'Achille et d'Hector sous les murailles de Troie tandis que la crainte de Pétosiris que l'on doit armer de force et pousser hors de la ville ramène aux prétendants de l'Odyssée qui contraignent Irus à lutter contre Ulysse. Pourtant, si Héliodore reprend le schéma homérique, il l'utilise à sa manière. C'est Ulysse qui raconte ses aventures au roi des Phéaciens mais c'est Calasiris et non Théagène ou Chariclée qui raconte celle des jeunes gens. Son récit est de plus précédé de celui de Cnémon qui a peu de rapport, sinon avec Thisbé, avec l'action principale. Tout se passe donc comme si le destin des jeunes gens requérait une élucidation progressive et complexe dont ils ne devaient pas être les agents. D'ailleurs s'ils parlent d'eux, ils se dissimulent souvent pour se protéger. En revanche les autres personnages parlent d'eux contribuant ainsi à l'efficacité dramatique du récit. En racontant son histoire, Cnémon retarde le moment où l'on connaîtra celle des jeunes gens. En racontant cette dernière, Calasiris retarde la suite et le dénouement de leurs aventures. Ces retardements ne sont pas des artifices destinés à différer la fin du roman ; ils participent au contraire à mettre en relief un cheminement complexe que ne pourrait rendre compte le choix d'une linéarité. Ainsi, en en retardant certes la fin, le récit de Calasiris la met en relief puisqu'il contient des révélations dont la portée tient à leur lien avec elle : l'oracle de la Pythie qui lie le destin des jeunes gens et annonce leur voyage à l' issue heureuse, la naissance royale de l'héroïne, l'atmosphère sacrée de son enfance, l'épisode delphien dans son ensemble...Tout cela permet au lecteur de comprendre qu'au début du roman il a pris en chemin le récit d'un trajet qui doit culminer par le retour de l'héroïne sur sa terre natale selon la volonté des dieux. Le récit de Calasiris fait donc apparaître une action marquée du sceau d'une nécessité infrangible et orientée vers un horizon qui l'éclaire. Tout se met en place en fonction d'une fin que le lecteur - en même temps que le prêtre- découvre et comprend progressivement comme la seule issue possible.

Ambroise Dubois Les Amours de Théagène et Chariclée

b) Nous vous proposons de découvrir également une étude de Marcelle Laplace pour mieux comprendre ce que le roman d'Héliodore reprend au théâtre, la tragédie d'Euripide Ion, en en faisant là une réécriture originale et significative d'un nouveau dessein...

"L’histoire du retour au palais royal de la fille des souverains d’Ethiopie, inventée d’après des légendes racontant le retour d’un exilé dans son pays où il est reconnu, et où un nouvel ordre s’instaure, rappelle particulièrement l’intrigue de l’Ion d’Euripide...Les Ethiopiques d’Héliodore, comme l’Ion d’Euripide, racontent l’accession au trône d’un ou d’une enfant qui, après avoir été abandonné(e) en raison de sa naissance extraordinaire et divine, et après avoir failli passé pour bâtard(e) et être tué(e), est triomphalement reconnu(e) comme l’héritièr(e) légitime et inaugure une ère nouvelle, voulue des dieux. Créuse, descendante d’Erichthonios, expose Ion par peur de sa mère, parce qu’il est l’enfant secret du viol d’Apollon ; Persinna, descendante d’Hélios, expose Chariclée, qui est le portrait vivant de la blanche Andromède, par crainte de son mari, parce qu’elle risque d’être condamnée à mort pour adultère. Dans les deux intrigues, le périple au terme duquel l’enfant exposé, et voué à la mort, reviendra pour être consacré comme souverain, part d’un sanctuaire de Pan dans sa cité d’origine, Athènes pour Ion, Méroé pour Chariclée, et passe par le sanctuaire oraculaire d’Apollon à Delphes. Le «trône de Pan», près des Hautes-Roches à Athènes, est l’antre d’où Hermès enlève le fils de Créuse pour le déposer au sanctuaire de Delphes. La fille de Persinna est confiée en Egypte à Chariclès, qui l’emmène au sanctuaire de Delphes, par Sisimithrès, disciple des Gymnoso-phistes «qui ont établi leur demeure dans le temple de Pan» à Méroé. Ion est élevé à Delphes par laPythie : il la considère comme sa mère, et elle le chérit comme son fils. Chariclée est élevée à Delphes par Chariclès, prêtre d’Apollon, qui la tient pour sa fille, et qu’elle traite comme un père. De même que le fils de Créuse devient serviteur d’Apollon à Delphes, où il vit dans le sanctuaire du dieu ; la fille de Persinna, qui habite dans le sanctuaire de Delphes, y devient zacore d’Artémis. C' ’est à Delphes que Ion et Chariclée reçoivent leurs noms, qui sont les symboles de leurs destins prédits par l’oracle d’Apollon : le retour dans la patrie grâce au père que leur donne le dieu en vue de la gloire.(...) Mais la grâce attachée à Chariclée outrepasse cette fiction qui rappelle le destin des Ioniens, reflété et condensé dans son nom.Car elle est aussi celle de l’Amour. Après avoir été exposée par Persinna qui, sans lui donner de nom , lui avait «accordé la grâce de l’incertitude de la Fortune de préférence à la mort ou au nom de bâtarde», l’enfant fut trouvée et recueillie par Sisimithrè. Puis lorsque Chariclès, à qui l’avait confiée Sisimithrès, lui eut donné son nom, la grâce accordée par les dieux à Chariclée fut de la rendre amoureuse, non pas du neveu de Chariclès, selon la «grâce» demandée par ce dernier à Calasiris, mais de Théagène . En effet, alors que dans l’Ion, l’oracle d’Apollon est rendu au père adoptif, Xouthos, dans les Ethiopiques, il est rendu à Théagène, futur époux de Chariclée. Héliodore remplace l’idéologie de l’impérialisme athénien par la fiction d’un royaume d’Orient hellénisé. Il raconte l’union politique de l’Asie et de l’Europe qui sera réalisée dans le royaume d’Ethiopie par le mariage d’amour de Chariclée avec Théagène, issu d’Hellen, fils deDeucalion, et descendant d’Achille, le fils de la déesse Thétis. Aussi les trois reconnaissances, à Méroé, de Chariclée comme fille de Persinna et comme fille d’Hydaspe, et de Théagène comme futur époux de Chariclée, sont-elles précédées, à Delphes, d’une reconnaissance de parenté spirituelle entre Théagène et Chariclée, voulue par l’Amour. Et les objets qui, chez Euripide, assurent la reconnaissance entre Créuse et Ion avant leur départ deDelphes pour Athènes, sont répartis, dans les Ethiopiques, entre Théagène et Chariclée au moment où, lors de la procession solennelle à Delphes, ils se voient et s’éprennent d’un amour qui décidera de leur départ pour l’Egypte et l’Ethiopie. Créuse retrouve, avec Ion, dans la corbeille où elle l’avait exposée, une étoffe frangée de serpents, comme une égide, au centre de laquelle a été tissée une Gorgone, un collier formé de deux serpents en or, et une couronne d’olivier. Dans les Ethiopiques, Théagène arrive à Delphes vêtu d’une chlamyde dont «l’agrafe sertissait une Athéna d’ambre brandissant la tête de Gorgone en bouclier». Et Chariclée apparaît vêtue d’une robe retenue sous la poitrine par une ceinture d’or formée de deux serpents entrelacés, et portant sur la tête une couronne de jeunes branches de laurier. Telles sont les parures de ceux que la Grèce et le Soleil contemplent, et dont l’immortelle union est unanimement souhaitée. Héliodore a substitué aux rameaux de l’olivier, arbre d’Athéna, ceux du laurier, plante d’Apollon-Hélios, dieu deDelphes et de Méroé. (...). Chez Héliodore, le dénouement heureux se prépare grâce à Calasiris qui, conformément à l’oracle d’Apollon et à la volonté de Persinna, descendante d’Hélios, emmène loin de Delphes, en une compagnie digne de son origine royale. En effet, Calasiris, après avoir appris, à Méroé, de Persinna son secret et des dieux la présence de sa fille à Delphes, a juré à Persinna, au nom d’Hélios, de ramener sa fille dans sa patrie. Et à Delphes, il obtient de Chariclès l’objet de reconnaissance qui lui confirme sa mission et par lequel il révèle à Chariclée sa famille et sa patrie : la bande brodée avec laquelle Persinna l’a exposée. Chariclès, dupé par Calasiris, est de nouveau privé d’enfant. Et lorsque ce prêtre d’Apollon reparaît à Méroé, son rôle est, à son tour, comparable à celui de la Pythie dans le drame d’Euripide. À Méroé, la célébration de l’union de Chariclée et de Théagène, héritiers des souverains d’Ethiopie, est précédée des mêmes péripéties que celles auxquelles succède le retour à Athènes de Xouthos et de Créuse avec Ion : des préparatifs meurtriers et des soupçons de bâtardise annulés par des reconnaissances dues à l’intervention divine et à des objets anciens et précieux, puis la manifestation de la parole prophétique imposant le dénouement heureux. (...) Cependant, alors que dans l’Ion, Euripide montre l’origine oraculaire du destin des héritiers d’Erechthée en Europe et en Asie, dans les Ethiopiques, Héliodore raconte la transformation, grâce à l’amour et à la sagesse, d’un royaume dont la mission est désormais, comme celle de l’empire fondé par Alexandre-Hélios, qui compte parmi ses ancêtres Achille et Persée, de faire rayonner l’hellénisme en Orient."

Ambroise Dubois Les Amours de Théagène et Chariclée

c) Nous vous invitons enfin à découvrir l'étude de Mª Loreto NÚÑEZ "Fantaisie d’une voix narrative: Héliodore" sur la force du dialogue et du discours dans Les Ethiopiques pour comprendre comment cette oeuvre illustre la force d'un récit qui donne à voir des événements absents à un auditeur, comment il crée une "phantasia".

"Cnémon décrit ici l’effet qu’a eu sur lui le discours de Calasiris. Il a cru voir ceux qui en fait étaient absents. Le récit du vieux prêtre a été tellement convaincant qu’il a produit chez son auditeur une image précise, une phantasia, réalisée par la force évocatrice des mots, par leur présentation claire. On voit donc l’insistance sur le sentiment éveillé chez l’auditeur, la phantasia. Cette impression est suscitée par le discours, par les mots, donc aussi par la présence du narrateur qui les énonce. Calasiris ne se limite cependant pas à donner une phantasia des événements racontés, mais va encore plus loin. En effet, tout en racontant, il crée aussi une phantasia de lui-même, un éthos bien particulier.

L’importance du discours nous a conduits, dans un deuxième temps, à nous intéresser davantage à son instance productrice, au narrateur. Nous sommes donc passés à la phantasia que le narrateur Calasiris crée de lui-même par son discours, à son éthos. Calasiris se présente en effet de différentes manières : prêtre, historien de l’art, astrologue et devin, ethnographe, géographe et climatologue, historien de la littérature et philologue. Ce sont là toutes sortes de phantasiai qui sont évoquées dans et par les mots du narrateur. Ce narrateur second Calasiris est, dans sa polyvalence, un produit, mais aussi un reflet du narrateur premier et de l’auteur lui-même. Héliodore nous offre en effet différentes phantasiai : évocations de mondes distants temporellement et spatialement, force évocatrice également du discours qui produit ces impressions et importance de la persona qui les crée. Tout cet art de raconter et de produire des phantasiai si différentes a été ingénieusement réalisé par un auteur fier de lui qui clôt son œuvre dans la sphragis, la signature, suivante

Ainsi finit l’histoire éthiopique de Théagène et Chariclée. L’auteur en est un Phénicien d’Émèse, de la race d’Hélios, Héliodore, fils de Théodose.

Comme Calasiris a rendu au narrateur premier la parole, en le laissant continuer l’histoire de Théagène et Chariclée, c’est maintenant ce narrateur qui célèbre son auteur et lui cède la place. Calame indique à propos de ce procédé du sceau poétique. En mettant l’individu auquel correspond ce nom propre à la distance qu’implique l’usage de la troisième personne, en le distinguant ainsi de la figure du locuteur qui, en tant que je, assume la conduite du discours, le mouvement de la sphragis est assurément marqué par la référence extra-discursive. Le narrateur donne un nom d’auteur à celui qui a tout mis en scène : l’histoire, le narrateur premier, comme aussi Calasiris et d’autres narrateurs seconds. Il laisse ainsi au lecteur la liberté de se construire une phantasia qui va en direction de l’extra-discursif et extratextuel, vers la ‘réalité’. Dans cette réalité hors du texte, Heliodore devient un nom d’auteur qui apparaît, comme l’indique Calame au sujet des noms de poète de la Grèce classique, «en tant que synecdoque d’une œuvre», dans notre cas des Éthiopiques. La désignation d’auteur peut fonctionner aussi comme une «métonymie» de certains genres littéraires, dans le cas présent du ‘roman antique’, le genre qui peut-être éveille le plus notre phantasia."

Ambroise Dubois Les Amours de Théagène et Chariclée

Ainsi ce roman, par sa composition, offre au lecteur un véritable spectacle : la littérature, elle-même, se met en scène ; le récit de Calasiris, dont l'auditeur Cnémon, avec ses réactions et son impatience, figure le lecteur de romans, dans un jeu de mise en abyme revendique pour le roman dans son ensemble le statut et la dignité d'oeuvre littéraire. Le récit donne à voir une représentation d'événements tout en tirant sa vie de l'accueil par un public. La littérature, comme objet, est bien la première visée des Ethiopiques, dans cette combinaison baroque de dédoublements.