Commentaire
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Le roman grec est apparu au premier siècle de notre ère. La critique française appelle traditionnellement « roman » (terme anachronique, car né au Moyen Âge de l'opposition entre écrits de langue romane et de langue latine) un genre qui en grec ne porte pas de nom spécifique : les œuvres sont qualifiées tantôt de « drame », de « fiction » ou plus simplement de « récit ». Le trait commun unissant les différentes œuvres est l'amour contrarié : deux jeunes amoureux sont séparés avant ou peu après leur mariage, sont tourmentés par le sort et se retrouvent à la fin après maintes tribulations. Nous possédons aujourd'hui cinq œuvres de ce type : Chéréas et Callirhoé de Chariton ; Les Éphésiaques de Xénophon d'Éphèse ; Clitophon et Leucippe d'Achille Tatius ; Daphnis et Chloé de Longus Les Éthiopiques, d'Héliodore
Il est essentiel de comprendre l’originalité du genre romanesque par rapport à d’autres genres traditionnellement connus dans la littérature antique, que l’on pense à l’épopée ou à la tragédie. Il est tout aussi essentiel de comprendre également les liens qui unissent dans l’histoire sémantique les mots « roman » et « romantisme ». Nous vous renvoyons ici à un exposé mené par Marie-Paule Loicq-Berger : « La matière sentimentale embrasse, dans l'ordre chronologique probable, le roman de Chariton, Chéréas et Callirhoé, qui est de la fin du Ier siècle après J.-C.; ceux de Jamblique, les Babyloniaques, de Xénophon d'Éphèse, les Éphésiaques, d'Achille Tatios, les Aventures de Leucippé et de Clitophon, tous trois du IIe siècle ; enfin les Éthiopiques ou Théagène et Chariclée d'Héliodore, du IIIe siècle. Différentes, assurément, par la personnalité et la qualité du talent de leurs auteurs, ces histoires se ressemblent jusqu'à un certain point, car toutes sont des histoires d'amour et de voyage. Une idylle naît entre un jeune homme et une jeune fille tous deux divinement beaux et nobles, mais des circonstances contraires surviennent qui les obligent à un long et périlleux voyage à travers les pays grecs et barbares, soit séparément, soit ensemble ; des péripéties de toute sorte, enlèvements, naufrages, contraintes brutales et tentations subtiles, occasionnent séparations et retrouvailles et mettent à l'épreuve la constance et la vertu des héros. Soutenus par leur foi religieuse et grâce à l'aide divine, ils viennent à bout de tout et l'histoire se termine bien, par un mariage dans la patrie retrouvée. Le héros est beau, fier, seul, mais libre face aux puissances de la terre et du ciel : il n'est plus, comme le héros tragique, prisonnier d'un Destin inéluctable, mais seulement le jouet de la Fortune, la capricieuse déesse Tyché, dont il triomphe finalement. Tel est le schéma général. »
« De ce mélange et de cette contexture particulière de l’univers de la fiction romanesque chez Achille Tatius, le prologue, mêlant, selon la fine analyse de D. Maeder, « effets de réel » et « effets de création », est tout à fait emblématique. On relève d’abord, dans les deux descriptions successives « de bords de mer », de longueur inégale, mais stylistiquement voisines, faites de courtes phrases nominales, tout un jeu de correspondances qui met sur le même plan le cadre « réel », Sidon, avec ses deux ports, l’un naturel, et l’autre artificiel, et la création picturale, représentation de l’enlèvement d’Europe, où le leimôn, selon les lois du genre, mêle lui aussi naturel et artificiel ; le brouillage s’accentue même encore avec l’évocation d’un troisième lieu, présenté comme un cadre réel, mais qui évoque cependant et le leimôn du tableau et le décor du Phèdre : le petit bois où vont s’installer « Achille Tatius » et Clitophon, qui associe de la sorte éléments géographiques, référence picturale et réminiscences littéraires. Lieu de retraite où Clitophon va faire ses confidences, ce petit bois accueille ainsi les deux narrateurs successifs de l’histoire et ce dédoublement des narrateurs, second trait saillant du prologue, donne d’entrée à l’histoire de Leucippé et Clitophon une dimension « littéraire » : non seulement l’auteur reprend la technique d’enchâssement empruntée à Platon, mais, plus simplement, une telle présentation situe d’emblée le texte dans le monde des mythoi et du plaisir littéraire, puisque les aventures des héros sont déjà devenues, dans la bouche de Clitophon, matière à récit. Ainsi par un paradoxe maintes fois souligné, l’utilisation, unique dans le roman, de la première personne, joue tout à la fois de la garantie d’authenticité, de l’impression de vécu qu’elle donne, et aussi du parfum de fiction qu’a ce procédé dans la littérature impériale, où il est employé pour les romans d’aventures extraordinaires ou les romans comiques. Cette tension se retrouve dans la présentation même du protagoniste - narrateur qui apparaît dans le texte comme un neaniskos, dont la mine montre bien qu’il n’est « pas loin de l’initiation du dieu » (I.2.2) : plutôt que de suggérer que ses souvenirs sont encore frais, un tel détail fige Clitophon dans son personnage de « jeune premier » éternel d’une fiction amoureuse qu’il a pour fonction de répéter indéfiniment, source d’inlasssables broderies sur le thème amoureux. »
« Or il vaut la peine d'éclairer la place particulière, et décisive pour la compréhension de l'émergence du roman et du romanesque, qu'occupe l'œuvre d'Ovide. Cette œuvre latine mais – comme le voulait Rohde - toute imprégnée de lectures grecques, a elle-même nourri les auteurs des romans dits grecs et leurs contemporains. En témoignent, par exemple, la Galerie de tableaux de Philostrate, qui suit de très près plusieurs scènes du livre 3 des Métamorphoses, ou le roman de Leucippè et Clitophon d'Achille Tatius, qui s'ouvre sur la vision d'un tableau de l'enlèvement d'Europe, tableau inspiré de la fin du livre 2 d'Ovide et de son modèle alexandrin, l'Idylle du Grec Moschos. » Anne Videau
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