Commentaire

Cet extrait nous renvoie aux anecdotes qui entourent le personnage Phryné, maîtresse de Praxitèle si l'on en croit les sources et à la réputation sulfureuse...Il est intéressant de comprendre ce que ce personnage a représenté au XIXème siècle en particulier pour expliquer sa renaissance et l'importance de ses inspirations.

Vous pouvez auparavant comprendre le statut de la courtisane en lisant cette synthèse sur la condition féminine en Grèce pour mieux approcher les particularités de la prostitution féminine dans la culture grecque.

Hétaïre et banqueteurs assis sur une banquette, terre cuite de Myrina, v. 25 av. J.-C., musée du Louvre

Courtisane recevant l'un de ses clients, lécythe attique à figures rouges du peintre d'Athéna, v. 460-450 av. J.-C., Musée national archéologique d'Athènes

L'article consacré à Phryné dans le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle donne le ton! Il consacre l'épisode le plus émoustillant de la vie de la jeune femme, son dénudement devant l'Aréopage. Elle entre alors dans une véritable fortune iconographique, au même titre que Laïs, Aspasie et surtout Sapho... Il est tout à fait intéressant de comprendre ici comment une même femme, ou plutôt l'image symbolique que l'on fait naître, peut se trouver au carrefour de représentations sociales différentes...

( En commentaire de l'exposition au louvre) "Il est vrai que Phryné, la divine mortelle, n’a pas été oubliée. Courtisane courtisée, elle est l’ultime fantasme qui s’attache au nom de Praxitèle, décidément riche en belles ombres. Le supposé modèle de l’Aphrodite de Cnide aurait été la maîtresse du sculpteur, signe dans le monde grec de statut social et non de débauche... Il n’en fallait pas plus pour exciter la verve des artistes du XIXe siècle et leur nostalgie d’un temps où ils auraient eu tous les pouvoirs et tous les bonheurs. À défaut du tableau scabreux de Gustave Boulanger (1850, musée Van Gogh, Amsterdam), dont l’érotisme provocant aurait fourni un terme de comparaison du plus grand intérêt, trois œuvres sont là pour rappeler la vogue inépuisable de la séductrice antique autour de 1850, au plus fort de la vague néo-grecque. Le grand marbre de Pradier, qui a perdu sa polychromie sous la violence d’on ne sait quelle restauration, fut l’un des envois les plus commentés du Salon de 1845. Le jeune Baudelaire lui accorde même une légère caresse en passant. Elle était la sœur de ces grands nus féminins où le nouveau Praxitèle, aussi séducteur que son aîné, faisait à la fois revivre le souvenir des époques antiques et frissonner un érotisme conscient de lui-même. La sensualité des anciens était plus franche, la sienne est réflexive. D’où le sentiment d’absorption en soi, comme l’a noté Jacques de Caso, et l’incertitude aussi significative de l’action représentée. Se couvre-t-elle ou, à l’inverse, fait-elle tomber sa tunique déjà entrouverte ? Toute image moderne de Phryné est fatalement prise dans la double contradiction de ce que l’on croyait être les mœurs anciennes et les attentes du Salon. Le tableau de Mottez, variation en 1859 sur le Roger et Angélique de son maître Ingres, renvoie à la scène canonique du procès de la courtisane. Accusée d’impiété, elle est menacée de mort et présentée à ses juges. La croyant perdue, à court d’argument, son avocat Hypéride arrache en un éclair son vêtement et dévoile « sa gorge ». Une telle perfection, qu’il serait criminel de détruire, l’absout. « C’est que, écrit Athénée, Phryné était plus belle dans ce que d’elle on ne voyait pas ». Ruse de la rhétorique, qui consiste à montrer ce qu’on ne peut démontrer, à faire désirer le tout par la partie, le coup d’éclat d’Hypéride ne pouvait que susciter l’adhésion des peintres, trop heureux de pouvoir suggérer l’emprise du beau sur les Grecs et convoquer le magnétisme du nu sur les spectateurs de l’Athènes de Périclès ou du Paris de Napoléon III.

Le sujet signalé par Quintilien comme un trait d’éloquence fameux avait retenu nombre d’artistes avant Mottez, Baudouin en 1763, Peytavin en 1800, Victor Robert en 1846, etc... Mais c’est Gérôme, lors du Salon de 1861, qui livra l’interprétation appelée à surclasser ces précédents, bien étudiés par Bernard Vouilloux en 2002 (Le Tableau vivant, Phryné et le peintre, Flammarion). Aujourd’hui le tableau de Hambourg, encadré de grecques, continue à désarmer par son mélange de fière plastique et de mauvais goût, de sobriété décisive et de pittoresque bavard, de vrai réalisme et de citations académiques. La stupéfaction des juges, ridiculement caricaturés, sert avant tout à justifier « la pointe de gaillardise » (Zola) et le voyeurisme contagieux. Tableau en abîme, donc, sans catharsis, où la luxure des uns réveille celle des autres. On peut même parler de sadisme à propos de cette apparition d’une Phryné très jeune, entièrement nue, contrairement à ce que disaient les anciens textes, et enfouissant son visage dans le creux de des bras. Dieu que la libido de Gérôme était compliquée ! Quant à la peinture d’histoire, infléchie depuis le Combat de coqs, elle s’est débarrassée de la noblesse et de la vertu qui en fondaient l’esthétique et la morale. Plus qu’à la scène de genre, elle puise ici à la pornographie du temps, comme celle des photographies interdites (on aurait pu en montrer un ou deux exemples, au demeurant). Ce corps donné en spectacle, marbre épilé, chair sans rayonnement, résume aussi les ambiguïtés et la lubricité du nu de Salon. Son réalisme incomplet, son feu à moitié éteint, en autorisaient la diffusion publique. Praxitèle, dont la pose de Phryné chez Gérôme se souvient vaguement, n’usait pas de tels stratagèmes pour enflammer ses contemporains. De l’échange érotique au peep-show, sinistre évolution.

Stéphane Guégan

Jean-Léon Gérôme, Phryné devant l'Aréopage, 1861, Hamburg Kunsthalle

Gustave Boulanger, Phryné

 

James Pradier Phryne

Un commentaire de Théophile Gautier , lors du Salon de 1845:

"Parlons d’abord de M. Pradier , qui s’est trompé de temps pour naître et qui aurait dû vivre contemporain de Périclès, dont il aurait eu de nombreuses commandes. – En quoi un pareil artiste appartient-il à notre époque? Quelle idée moderne a jamais germé dans sa tête, et quel étrange rêve il lui doit sembler faire ! Comme il doit être surpris lorsque, sur les marches de la Chambre ou de la Bourse, ces temples grecs, au lieu des canephores, des cistophores et des belles vierges athéniennes, il voit se dérouler la théorie des députés et des agents de change! — N’est-il pas singulier que l’art puisse absorber un homme à ce point de le faire de moderne antique, de Français Grec, de catholique païen. — Car nous sommes sûr que M. Pradier s’est taillé de ses mains, dans le plus pur Paros, une petite idole de Vénus à qui il offre en cachette des roses et des colombes.

Frappé de la beauté de l’hétaïre Phryné qu’il a vue sans doute sortir de l’eau en Vénus anadyomène, il s’est senti le désir de fixer à jamais dans le marbre ces formes irréprochables qui ne craignent pas la critique du soleil. — La tête, d’une finesse charmante, rappelle un peu la Psyché de Pompeï et la Diane de Gabies ; le corps est jeune, souple, d’une grace tout antique: nous n’aurons pas le courage de reprocher à M. Pradier quelques détails, quelques plis d’une réalité trop moderne; la ligne est peut-être moins pure ainsi, mais elle est plus vivante; personne n’a jamais mieux travaillé le marbre que M. Pradier; il rend sur cette dure matière le grain de la peau, le velouté de l’épiderme; il donne au Carrare et au Paros toute la morbidesse et toute la fleur d’un pastel. — La statue de Phryné est rehaussée fort à propos de légers ornements dorés; ce mélange fut admis aux époques de l’art les plus sévères: la statue de Pallas Athéné était d’or et d’ivoire."

 

Jean-Jules Salmson, "Phryné devant l'aréopage" Hauteur 61 cm -  Bronze patine noire

"Étrange conflit que celui qui oppose le Beau et le Mal, surtout quand il doit être tranché par un tribunal. Le triomphe d'Aphrodite est ici total et Salmson ne s'y trompe pas en  reléguant les magistrats subjugués et déchus au dos et au bas de la statue."

La littérature du XIXème siècle abonde en figures de courtisane, de la Nana de Zola à la Marguerite de Dumas, aussi n'est-il pas étonnant que le XIXème siècle ait tout naturellement retrouvé Phryné... Vous pouvez aussi lire une présentation de Sapho, d'après le roman de Daudet .