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Lucien Les Amours

"Nous résolûmes de relâcher au port de Cnide : nous désirions voir le temple et la fameuse statue de Vénus, ouvrage de l'élégant ciseau de Praxitelle, rempli de grâces et de vénusté. Un calme délicieux, que fit naître la déesse, qui sans doute conduisait notre navire, nous porta doucement sur le rivage. Je laissai à mes autres compagnons le soin des préparatifs ordinaires, et prenant de chaque main notre couple amoureux, je parcourus Cnide, en riant de tout mon coeur des figures lascives de terre cuite qu'on y rencontre à chaque pas, ce qui n'est pas étonnant dans une ville consacrée à Vénus. D'abord nous visitâmes le portique de Sostrate, et tous les endroits qui pouvaient nous procurer quelque divertissement. Nous allâmes ensuite au temple de Vénus ; nous y entrâmes, Chariclès et moi, avec un grand plaisir ; mais Callicratidas paraissait n'y venir qu'à regret ; ce spectacle lui semblait tenir trop de la femme. Je crois qu'il eût échangé volontiers la Vénus de Cnide, pour Cupidon de Thespies. A peine étions-nous dans la première enceinte, que nous sentîmes la douce haleine des zéphirs amoureux. Le sol de la cour n'est point stérile, ni revêtu de dalles de pierre ; il abonde, comme il est naturel dans un lieu consacré à Vénus, en productions agréables. Les arbres, qui portent jusqu'aux cieux leur tête touffue, enferment sous un épais berceau un air délicieux, qui répand à l'entour une suave odeur. Là le myrthe, chargé de fruits, pousse un feuillage abondant ; la présence de sa déesse lui donne une vigueur nouvelle. Les autres arbres déploient, à l'envi l'un de l'autre, toutes les beautés qu'ils ont reçues de la nature. Jamais leurs feuilles ne sont flétries par le temps ; une verdure éternelle règne sur leurs jeunes rameaux toujours gonflés de sève. Quelques-uns ne produisent point de fruit, mais ils en sont dédommagés par une beauté particulière. Le cyprès et le platane s'élèvent au plus haut des airs, et parmi eux, le laurier qui fuyait autrefois Vénus, vient chercher un asile auprès d'elle. Le lierre amoureux rampe autour des arbres, et les tient embrassés. Des vignes entrelacées et touffues sont chargées de raisins ; car Vénus unie à Bacchus a plus de volupté : on doit allier les plaisirs que l'un et l'autre nous procurent ; séparés ils flattent moins nos sens. Dans les endroits où le bocage forme l'ombre la plus épaisse, des lits de verdure présentent un doux repos à ceux qui voudraient y faire un festin. Les citoyens distingués y viennent quelquefois, et le peuple s'y porte en foule les jours de fête, sans doute, pour y célébrer les doux mystères de Vénus.

Lorsque nous eûmes suffisamment goûté le plaisir de cet ombrage, nous entrâmes dans le temple. La déesse en occupe le milieu ; c'est une statue de marbre de Paros, de la plus parfaite beauté. Sa bouche entr'ouverte exprime un sourire gracieux ; aucun voile ne dérobe ses charmes ; elle est entièrement nue, excepté que de l'une de ses mains elle cache furtivement sa pudeur. Le talent de l'artiste se montre ici avec tant d'avantage, que le marbre naturellement dur et raide, semble s'amollir pour former ses membres délicats.

 

A cette vue, Chariclès transporté d'une espèce de fureur, ne put s'empêcher de s'écrier : «0 Mars,le plus heureux de tous les dieux, d'avoir été enchaîné pour cette déesse !» En disant cela, il accourut à la statue, et serrant les lèvres, allongeant le col, autant qu'il le pouvait, il lui donna un baiser. Callicratidas gardait un profond silence ; son admiration était concentrée. Le temple a une seconde porte : on l'ouvre à ceux qui veulent examiner avec attention la déesse, la voir par le dos, et ne passer aucunde ses charmes sans les admirer.

On peut aisément contempler sa beauté postérieure, en passant par cette porte. Comme notre dessein était de considérer la déesse en entier, nous fîmes le tour de l'enceinte. Une femme à qui la garde des clefs est confiée, nous eut à peine ouvert la porte, qu'un subit étonnement s'empara de nous à la vue de tant de beauté. L'Athénien, qui jusque-là avait regardé assez froidement, considérant ces parties de la déesse, conformes à son goût, s'écria avec un enthousiasme encore plus véhément que celui de Chariclès : «O Hercule ! que ce dos est bien proportionné ! que ces flancs charnus offrent une agréable prise ! Et comme les chairs de ces fesses s'arrondissent avec grâce! elles ne sont point trop maigres ni séchement étendues sur les os, elles ne se répandent pas non plus en un embonpoint excessif. Mais qui pourrait exprimer combien ces deux petits trous, empreints sur ses reins, sourient agréablement ? Que cette cuisse est bien filée ! que cette jambe, qui se prolonge presque en ligne droite jusqu'au talon, est heureusement tournée ! Tel Ganymède dans les cieux, verse le doux nectar à Jupiter ; car pour moi, je ne voudrais pas le recevoir de la main d'Hébé». A cette exclamation passionnée de Callicratidas, peu s'en fallut que Chariclès ne restât immobile ; et ses yeux humides de volupté, laissèrent échapper quelques larmes.

Quand notre admiration satisfaite se fut un peu refroidie, nous aperçûmes une tache sur l'une des cuisses de cette belle statue. La blancheur éclatante du marbre décelait encore plus ce défaut. D'abord j'imaginai avec quelque vraisemblance, que ce que nous apercevions était naturel à la pierre. Les plus belles ne sont pas absolument exemptes de défaut, et souvent un accident les empêche d'être d'une beauté parfaite. J'admirais en cela même l'art de Praxitelle, qui avait su cacher cette difformité du marbre dans l'endroit où l'on pouvait le moins l'apercevoir. Mais la Néocore qui nous accompagnait, nous détrompa, en nous racontant une histoire incroyable et tout à fait surprenante. Un jeune homme d'une famille distinguée, nous dit-elle, mais dont le crime a fait taire le nom, venait fréquemment dans ce temple. Possédé de quelque mauvais génie, il devint éperdument amoureux de la déesse. Il passait ici des journées entières. D'abord on attribua sa conduite à une vénération superstitieuse. En effet, dès la pointe du jour, avant le lever de l'aurore, il accourait en ce lieu, et ne retournait à sa demeure que malgré lui, et longtemps après le coucher du soleil. Durant tout le jour, il se tenait vis-à-vis de la statue, ses regards étaient continuellement fixés sur elle, il murmurait tout bas je ne sais quoi de tendre, et lui adressait furtivement des plaintes amoureuses. Voulait-il donner le change à sa passion, il comptait sur une table quatre osselets de chevreuil de Libye, et faisant dépendre son destin du hasard, il jetait les osselets, les yeux fixés sur Vénus. Si par un heureux coup, il amenait celui de la déesse même, aucun osselet ne tombant dans la même position, alors il adorait Vénus, et se flattait de jouir bientôt de l'objet de sa passion. Si au contraire, ce qui n'arrive que trop, il jouait malheureusement, et que les osselets tombassent dans une position désavantageuse, il s'emportait en imprécations contre Cnide entière ; il s'imaginait avoir essuyé un malheur accablant et sans remède. Bientôt il cherchait par un autre coup, à corriger son infortune. Déjà sa passion s'irritant de plus en plus, il en avait gravé des témoignages sur toutes les murailles. L'écorce délicate de chaque arbre était devenue le héraut de la beauté de Vénus. Il honorait Praxitelle à l'égal de Jupiter même. Tout ce qu'il possédait de précieux, il le donnait en offrande à la déesse. Enfin la violence de sa passion dégénéra en frénésie, et son audace lui procura le moyen de la satisfaire. Un jour, vers le coucher du soleil, sans que les assistants s'en aperçussent, il se glissa derrière la porte, et se cachant dans l'endroit le plus enfoncé, il y resta sans faire le moindre mouvement, et respirant à peine. Les prêtresses, suivant l'usage, fermèrent la porte en la tirant sur elles en dehors ; et le nouvel Anchise fut enfermé dans le temple. Qu'est-il besoin que je vous fasse le détail du crime que cette nuit vit éclore ? Le lendemain, on découvrit les vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait cette tache, comme un témoin de l'outrage qu'elle avait reçu. A l'égard du jeune homme, on dit qu'il disparut, et l'opinion commune est qu'il se précipita contre des rochers, ou s'élança dans la mer.
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