L’encyclopédie homérique

ou

l’épopée comme véhicule du savoir

 

 

Dans le prolongement de Parry et de Lord, un autre savant américain, lui aussi professeur à Harvard, s’est intéressé à la transmission, non seulement du texte homérique et hésiodique, mais du contenu de savoir qu’il véhicule : leçons de morale pratique, indications sur les techniques, qu’il s’agisse de l’élevage et de l’agriculture, de la navigation, de la poterie ou de la construction d’une maison ou d’un navire, on trouve à peu près tout cela chez Homère dans les éléments du récit, chez Hésiode dans un style plus didactique et sentencieux. Les récits de la mythologie, concernant la naissance des dieux ou les hommes du passé, font bien sûr partie de ce “ savoir ” qui n’est pas scientifique et rationnel, mais relève du bon sens et de la tradition – ce qui explique aussi les variantes rencontrées. Eric Havelock a en effet cherché à montrer que la tradition grecque a continué au moins jusqu’à Platon à reposer sur ce savoir traditionnel largement fondé sur Homère dans l’enseignement. En effet, les textes qui nous sont restés des “ Présocratiques ” sont rédigés en hexamètres dactyliques, le seul vers que connaissent l’épopée et la poésie didactique d’Hésiode : qu’il s’agisse de Xénophane, Parménide ou d’Héraclite, nous n’avons gardé aucun passage en prose, et malgré quelques innovations linguistiques, l’usage des formules homériques s'est maintenu à plusieurs siècles de distance1.

La mise en cause du savoir encyclopédique transmis par les formules facilement mémorisables de la poésie archaïque ne se fait jour suivant Havelock qu’à partir du dialogue sous la forme de l’interrogatoire platonicien, qui utilise la prose comme les “ enquêteurs ” que furent les historiens. Il s’agit désormais de raisonner et de s’interroger sur les notions, plus de s’appuyer sur des maximes tirées d’Homère et d’Hésiode sans remise en question critique.

Mais on peut dire que l’encyclopédie orale existe déjà chez Homère : quand le vieux Phénix, pour convaincre Achille au chant IX de l’Iliade de renoncer à sa colère, lui cite des modèles tels que celui de Méléagre qui a accepté de lutter avec le peuple de Calydon malgré sa colère tenace contre son père, puis son propre exemple à lui Phénix, il s’agit bien de mettre en œuvre un tel savoir pratique, que donne un “ modèle mythologique ”2 ou l’expérience personnelle de Phénix qu’Achille connaît bien puisque son père Pélée le lui a donné jadis comme précepteur3. Au chant XXIV, Achille invite le vieux Priam qui est venu dans son cas réclamer le cadavre d’Hector contre une riche rançon, avec l’aide des dieux, à prendre un repas avec lui : pour le convaincre de laisser de côté sa douleur le temps d’un repas, il lui cite le modèle de la belle Niobé, mère de six garçons et six filles, qui avait eu le tort de se vanter d’être plus belle que Léto, mère d’Apollon et Artémis : Léto demanda à ses enfants de la venger de cette insolente, et les dieux archers4 tuèrent tous les enfants de Léto. Pourtant, suivant le récit d’Achille, après douze jours de deuil, Léto accepta un repas5.

Ce savoir universel n’utilise d’ailleurs pas toujours la mythologie : au chant V de l’Odyssée, Calypso reçoit des dieux l’ordre de libérer Ulysse et elle l’aide à se fabriquer un navire : les étapes de la construction de l'embarcation par un homme seul avec des outils rudimentaires sont détaillées presque comme dans une recette. Au chant XXIII de l’Iliade, les concours (course de chevaux, lutte etc.) organisés par Achille en mémoire de Patrocle montrent toutes les étapes des épreuves auxquelles sont soumis les concurrents et le récit détaille aussi la remise des prix à l’issue du concours, ce que l’on peut prendre comme une sorte de guide pour l’organisation de telles épreuves. En outre, le vieux et sage Nestor donne à son fils Antiloque des conseils pour compenser l’infériorité de son attelage par son habileté tactique, et il s’agit pratiquement de nuire aux autres concurrents pour l’emporter, de tricher donc, au contraire de la morale moderne du sport.

Il ne s’agit que de quelques exemples : on voit constamment dans l’épopée des situations que les personnages de l’épopée semblent mettre eux-mêmes en parallèle avec la situation présente pour résoudre les problèmes qu’elle est susceptible de poser.

Françoise Létoublon



Bibliographie


Havelock E.A. Preface to Plato, Cambridge Mass., Harvard U. Press, 1963.

Id. The Muse Learns to Write. Reflections on Orality and Literacy from Antiquity to the Present, New Haven, Yale U. Press, 1986.

Wilcock M. M. “Mythological Paradeigma in the Iliad”, CQ 14, 1964, p. 141-154.

Id. Ad Hoc Invention in the IliadHSCP 81, 1977, p. 41-53.

1 Nous avons évité de poser le problème de la date de l’Iliade et de l’Odyssée, lié à celui de leur notation écrite et aussi peu soluble que lui : entre le VIIIe s. av. J.-C. selon les uns (le savant néerlandais C.J. Ruijgh parle même du IXe s.) et le VIe s. selon d’autres, la marge est grande. Mais Parménide est contemporain de Périclès et Thucydide, et il continue de manière “ archaïque ” à utiliser la métrique, le dialecte et le style formulaire rencontrés chez Homère et Hésiode.

2 Terminologie empruntée au savant britannique Malcolm M. Willcock.

3 L’Iliade évoque à l’occasion le centaure Chiron, en particulier à propos de la lance en frêne du Pélion qu’il a jadis donnée à Pélée et qu’Achille utilise pour tuer Hector. Mais l’enfance d’Achille auprès de Chiron connue par des textes postérieurs semble inconnue de l’Iliade, comme si Phénix, humain et si l’on veut rationnel, avait été susbstitué au Centaure des temps primitifs.

4 Nietzsche a contribué à faire croire au grand public qu’Apollon est un dieu de la beauté sereine. L’Iliade le montre au contraire, dès le chant I, comme un dieu dont la colère peut être terrible…

5 Selon Willcock, le détail du repas est une invention ad hoc, rhétorique, dans l’Iliade. Ce qui importe, c’est que les personnages eux-mêmes semblent avoir dans leur mémoire et leur conscience ce savoir encyclopédique qui permet de trouver dans le répertoire mythologique des modèles de situation d’après lesquels on va décider une conduite pratique.