LECTURES COMPLEMENTAIRES

Voici plusieurs extraits empruntés à des oeuvres de J.J Rousseau, qui vous sont déjà certainement familiers mais que vous découvrirez peut -être avec un autre regard dans l'éclairage de cette thématique de l'âge d'or.

a) "Le Préambule" des Confessions

"Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.
     Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
     Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là. "

b) Du Contrat social

"  La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention.
     Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-même, et, sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître.
     La famille est donc si l'on veut le premier modèle des sociétés politiques; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que dans la famille l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.
     Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés: il cite l'esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait . On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux tyrans.
     Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
     Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes.
     Le raisonnement de ce Caligula revient à celui d'Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous avait dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l'esclavage et les autres pour la domination.
     Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir; ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.
     Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé père de trois grands monarques qui se partagèrent l'univers, comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux. J'espère qu'on me saura gré de cette modération; car, descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si par la vérification des titres je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain? Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain du monde comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant; et ce qu'il y avait de commode dans cet empire était que le monarque assuré sur son trône n'avait à craindre ni rébellions ni guerres ni conspirateurs."

c) Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes

Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature, mais aucun d'eux n'y est arrivé. Les uns n'ont point balancé à supposer à l'homme dans cet état la notion du juste et de l'injuste, sans se soucier de montrer qu'il dût avoir cette notion, ni même qu'elle lui fût utile. D'autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient, sans expliquer ce qu'ils entendaient par appartenir; d'autres donnant d'abord au plus fort l'autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le gouvernement, sans songer au temps qui dut s'écouler avant que le sens des mots d'autorité et de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, d'avidité, d'oppression, de désirs, et d'orgueil, ont transporté à l'état de nature des idées qu'ils avaient prises dans la société. Ils parlaient de l'homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil. Il n'est pas même venu dans l'esprit de la plupart des nôtres de douter que l'état de nature eût existé, tandis qu'il est évident, par la lecture des Livres Sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans cet état, et qu'en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu'ils n'y soient retombés par quelque événement extraordinaire. Paradoxe fort embarrassant à défendre, et tout à fait impossible à prouver.

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l'état de nature, immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu'il a voulu qu'ils le fussent; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l'homme et des êtres qui l'environnent, sur ce qu'aurait pu devenir le genre humain, s'il fût resté abandonné à lui-même. Voilà ce qu'on me demande, et ce que je me propose d'examiner dans ce Discours. Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations, ou plutôt, oubliant les temps et les lieux, pour ne songer qu'aux hommes à qui je parle, je me supposerai dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platons et les Xénocrates pour juges, et le genre humain pour auditeur.

O homme, de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute. Voici ton histoire telle que j'ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature qui ne ment jamais. Tout ce qui sera d'elle sera vrai. Il n'y aura de faux que ce que j'y aurai mêlé du mien sans le vouloir. Les temps dont je vais parler sont bien éloignés. Combien tu as changé de ce que tu étais! C'est pour ainsi dire la vie de ton espèce que je te vais décrire d'après les qualités que tu as reçues, que ton éducation et tes habitudes ont pu dépraver, mais qu'elles n'ont pu détruire. Il y a, je le sens, un âge auquel l'homme individuel voudrait s'arrêter; tu chercheras l'âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent, par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrais-tu pouvoir rétrograder; et ce sentiment doit faire l'éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et l'effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi."

 

Webographie!

a) La Querelle du luxe au XVIIIe siècle, Voltaire, Rousseau, la question du bonheur dont voici un extrait qui vous permettra de comprendre comment une même analyse de l'état de vertu originelle peut conduire à des conséquences opposées...

"Rousseau débute la Seconde partie du Discours en proposant que les sciences et les arts prennent racine dans les vices: « L’astronomie est née de la superstition; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie, de l’avarice; la physique, d’une vaine curiosité; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain » (DSA, 19). Aussi est-il tout naturel que leur effet final soit de corrompre les mœurs. De quelle façon les corrompent-ils? Les sciences et les arts sont liés à l’oisiveté et au désir de se distinguer qui, eux, donnent naissance au luxe; ce dernier cause la « dissolution des mœurs » (DSA, 23) – la perte des qualités guerrières et morales – qui, elle, « entraîne à son tour la corruption du goût » (DSA, 23). Enfin, tous ces abus prennent racine dans « l’inégalité » entre les hommes (DSA, 26) 

Le luxe est une cause sérieuse de la corruption. Avant d’arriver à la section de son Discours qui expose le rôle du luxe dans la corruption, Rousseau mentionne à trois reprises les liens entre le luxe et les sciences et, surtout, les arts.  À certains endroits, le luxe est un effet des sciences et des arts et, à d’autres, il est la cause de leur développement. Comme les lettres et les arts, le luxe est « né de l’oisiveté et de la vanité des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui » (DSA, 21). Ellen Ross propose que le luxe est chez Rousseau presque synonyme des sciences et des arts . En effet, Rousseau écrit :

De quoi s’agit-il donc précisément dans cette question du luxe? De savoir lequel importe le plus aux empires d’être brillants et momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillant, mais de quel éclat? Le goût du faste ne s’associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l’honnête. Non, il n’est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s’élèvent jamais à rien de grand; et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait (DSA, 22)".

b) Pour mieux comprendre l'état de nature rousseauiste et la nostalgie qu'il implique, vous pouvez lire l'article d' André Langaney, dont voici un extrait:

"Ce texte du grand Jean-Jacques est, sans aucun doute, l’une des plus belles fictions de l’histoire de l’anthropologie, entre la Bible, Pourquoi j’ai mangé mon père et Les Animaux dénaturés de Vercors ! Avec une imagination et une intelligence rares, l’auteur raconte, dans un texte très dense, comment, partant d’un curieux statut d’humains zoologiques à l’état de pure nature, nos ancêtres auraient inventé des techniques impliquant de plus en plus de liens sociaux, puis des modes de communication passant du cri fruste au langage, parallèlement à l’invention de la famille et de structures sociales d’ordre supérieur! Partant de l’état de nature prospère et égalitaire, où l’on s’ignorait les uns les autres (l’homme sauvage ne reconnaissait pas même ses enfants ! On se demande par quel miracle ces derniers survivaient...), on serait parvenu aux états modernes avec leurs sociétés inégalitaires, hiérarchisées et, pour l’auteur, dégénérées par abus de culture. "

c) Nous vous laissons enfin découvrir les articles de David Chaumat consacrés au Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754