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1°) Etudions tout d'abord les caractéristiques essentielles de la poésie élégiaque telle que celle où Tibulle est passé maître. L'étymologie du mot qui prend racine dans le verbe grec "pleurer" est significative de sa tonalité. A l’origine, l’élégie est une plainte versifiée que la structure du distique élégiaque (héxamètre + pentamètre) prédestine à l’expression de la tristesse de par son aspect lancinant, et son développement heurté. Catulle apparaît comme l'un des premiers auteurs élégiaques, c’est-à-dire qu’il est le premier, avec une génération d’avance, à se prendre comme le sujet de son oeuvre et ce, dans des circonstances scandaleuses au vu de la morale romaine traditionnelle, puisqu’il s’agit de clamer sa passion amoureuse pour une femme, alors que, dans la tradition antique, le plaisir érotique exclut l’amour et réciproquement (de plus, la passion amoureuse passait pour indigne d’un homme libre). En effet pour les Romains, la passion amoureuse est dégradante , indigne d’un homme libre qui assure sa descendance avec sa femme et obtient du plaisir auprès des courtisanes. Le choix du nom de Lesbia (métriquement égal à Claudia) lui permet de se placer sous le patronage « moral » et littéraire de Sapphô, créatrice de la poésie amoureuse (-VII/ -VIe). Cette revendication du plaisir comme valeur fondamentale de la vie sera un thème commun à tous les élégiaques. On note à sa suite une génération élégiaque. Nous comprenons alors comment cette écriture élégiaque peut emprunter les chemins de l'écriture mythique de l'âge d'or...Ces auteurs - Tibulle, mais aussi Properce, Ovide- vont chanter trois thèmes essentiels : paupertas (refus de la richesse), inertia (refus de l’engagement politique et militaire), et infamia (refus de la gloire et des honneurs). C’est là un idéal anti-conformiste marqué par un véritable pacifisme, clamé par l'horreur des armes et de la guerre. 2°) Il peut être intéressant de voir également comment cet itinéraire philosophique prend place à la fois dans un cheminement personnel, propre à Tibulle, tout empreint de nostalgie, et dans le partage idéologique d'une génération, celle d'Actium. "Tibulle paraît avoir été une de ces âmes difficilement consolables, destinées à souffrir toujours, parce qu'un rien les blesse dans la vie et que chacun de leurs chagrins est hors de proportion avec la cause qui l'a fait naître. C'était un sensible qui prenait tout au tragique. C'était aussi une volonté molle et indécise. Les sentiments contraires se heurtent en lui. Il a un goût très vif de la campagne, il souhaite d'y vivre; et cependant la ville le séduit bien souvent et le retient. Il semble fait pour le bonheur domestique, qu'il comprend et qu'il aime, et il gâche son existence avec des maîtresses indignes de lui. Tour à tour, ou presque en même temps, l'agitation de Rome et le calme de son domaine rustique, les joies ordonnées de la famille et les amours irrégulières sont l'objet de ses désirs; il ne sait trop, en réalité, ce qu'il veut, ou plutôt il veut être là surtout, où il n'est pas. Nature donc peu équilibrée, inquiète, songeuse et douloureuse. Comment aurait-il eu « un fond de gaieté ? » Il est quelquefois amer et sarcastique, quelquefois pathétique et véhément, car c'est un passionné ; il n'est pas gai. Il s'en faut que les hommes de plaisir soient toujours des hommes joyeux. Rien de plus triste, au contraire, que la volupté, dès qu'elle cesse d'être insouciante et légère. Tibulle, esclave de ses sens, apportait au plaisir quelque chose d'ardent à la fois et de sombre." "Horace n'est pas le seul poète de ce temps à chanter l'amour, qui redevient une valeur littéraire après le retour à la paix et la fin des traumatismes meurtriers des guerres civiles. Toujours dans le cercle de Mécène et amis de Virgile, les élégiaques Tibulle et Properce en font le thème unique de leur poésie, mais dans un sens nouveau où la vie amoureuse prend les allures d'un engagement personnel et total, contrairement aux « récréations » amoureuses d'Horace. Ils déclarent ouvertement préférer Vénus à Mars, et pervertissent délibérément le vocabulaire guerrier et militaire de l'épopée au profit de l'expression des sentiments et des exploits amoureux : le poète s'engage désormais dans la militia Veneris, où la belle est une place à prendre, où il faut l'assiéger, user de stratégies habiles pour s'en emparer, la conquérir, où le poète est le prisonnier de la puella, qui devient domina et dont il devient le seruus. La femme aimée des élégiaques est une femme contrariante, une femme d'extases, de déchirements, de jalousies, d'inquiétudes, dont le cœur et le corps deviennent résolument et définitivement matière à littérature en occident. Tibulle (vers 55 — vers 19 ACN) fut le plus tendre des poètes latins. Il a laissé quatre livres d'Élégies dans lesquels il chante la jeune Délie et le calme de la vie champêtre, œuvres pleines d'élégance, qui donnent cependant un sentiment de sincérité car elles ont peu recours à la mythologie et à la rhétorique. Properce (vers 47 — vers 15 ACN) use dans ses quatre livres d'Élégies de toutes les ressources de la mythologie et de la rhétorique pour chanter son amour pour la courtisane Cynthia. Properce ne dédaigne pas les ornements brillants, les motifs mythologiques, l'expression obscure et érudite ; sa sensibilité et sa sensualité violentes se cristallisent sur une image à la fois voluptueuse et cruelle de la femme, avec des accents quasi baudelairiens." P. A Deproost Victor Hugo saura retrouver, sur un ton plein d'humour, dans son poème Paupertas dont nous citons ici un extrait cette génération lasse de guerres et désireuse d'amour et de plaisirs simples. " À quoi bon vos trésors mensonges Et toutes vos piastres en tas, Puisque le plafond bleu des songes S'ajuste à tous les galetas !
Croit-on qu'au Louvre on se débraille Comme dans mon bouge vainqueur, Et que l'éclat de la muraille S'ajoute aux délices du coeur ?
La terre, que gonfle la sève, Est un lieu saint, mystérieux, Sublime, où la nudité d'Ève Éclipse tout, hormis les cieux." 3°) Il est enfin important de comprendre que ces textes fondent d'une certaine manière la littérature "utopique". Plus que faire l'apologie d'un paradis perdu, il s'agit alors de peindre un monde aux contours idéals pour mieux souligner les imperfections d'une triste réalité contemporaine. Tibulle chante moins la générosité d'une Nature protectrice qu'il condamne la soif de gains et les appétits superflus ; il magnifie l'âge d'or pour mieux fustiger une réalité à laquelle il n'adhère pas. Nous pouvons penser à Thomas More, créateur du mot "utopie" et fondateur d'un genre sans cesse repris. L’ouvrage qui rendit célèbre Thomas More parut sous des titres différents : Traité de la meilleure forme de gouvernement, Livre d’or, « Discours du très sage Raphaël Hythlodée sur la meilleure forme de gouvernement », ou encore, Utopie ou le meilleur état de la République, « L’île nouvellement découverte d’Utopie, opuscule précieux, non moins salutaire qu’amusant ». L’ouvrage est paru à Louvain et à Paris. Il n' a pas été édité une seule fois en Angleterre au XVI° siècle (et Henri VIII ne l’a sans doute pas lu). Il fallut attendre 1684 pour que le texte du « papiste » soit enfin publié dans son pays. Le mot "utopie", invention sémantique est en lui- même un premier problème. Est-il construit à partir du préfixe négatif ου ou bien du préfixe positif ευ ? Ce lieu imaginaire désignerait ainsi un lieu de bonheur qui n'existe pas... Ceci ne résoud pas tout problème pour autant:. Car, que signifie "lieu qui n'existe pas" ? Est-ce un lieu qui n'existe pas ici, mais qui existe ailleurs ? Ou bien, est-ce un lieu qui n'existe pas et qui n'existera jamais ? Ou enfin, un lieu qui n'existe pas aujourd'hui, mais qui existera demain ? En effet, cet endroit peut être imaginaire, inédit ou encore impossible. Car il faut bien voir qu'imaginaire ne veut pas forcément dire impossible : tout rêve n'est pas chimère. D'autre part, il est important de voir comment ce mot a évolué: il évoque tout d'abord une notion de progrès, de société pour laquelle il fallait se battre,avant de suggérer un simple idéal impossible à atteindre et donc uniquement synonyme de désillusions... Nous vous renvoyons à l'exposition de la BNF consacrée à la société idéale et à sa quête en occident. Tibulle dans cette évocation de l'âge d'or, paradis révolu, suggère la possibilité d'en retrouver l'essence en s'appliquant à choisir un mode de vie qui mette un terme à l'âge d'airain, qui soit en rupture avec la réalité des massacres et des guerres. Horace ailleurs emploiera dans l'une de ses oeuvres le mot d'ordre suivant: "Fuga"... Cette "fuite" est alors autant un pas en avant que la volonté de retrouver la sérénité d'un état passé... Cette génération d'Actium réclame un monde auréolé des couleurs passéistes d'un paradis perdu, pour mieux construire son avenir.
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