Commentaire

Oedipe ramené à la vie

Louis-Marie Dupaty, Antoine-Denis Chaudet, Pierre Cartellier

 

Ce premier texte ouvre sur l'histoire d'Antigone en prenant , en apparence, un détour... Pourquoi remonter à l'histoire du père pour comprendre la révolte de la fille?

Il nous a paru intéressant de replacer l'histoire d'Antigone dans un cadre qui semble la dépasser mais qui en fournit aussi une explication, ou une genèse.

Vous pouvez ainsi avec profit retrouver la tragédie de Sophocle, Oedipe-Roi, et lire avec intérêt l'étude qui vous en est proposée sur les traces de J.P. Vernant ; nous nous contenterons d'en reproduire ici quelques axes à envisager comme pistes de réflexions.

a) Il est ainsi important de comprendre combien Apollodore reproduit avec force ce qui est aussi vrai chez Sophocle: la parole du destin. A plusieurs reprises, l'auteur insiste en effet sur l' importance de l'oracle qui a force de décret:

χρήσαντος τοῦ θεοῦ μὴ γεννᾶν (τὸν γεννηθέντα γὰρ πατροκτόνον ἔσεσθαι)

ὁ δὲ θεὸς εἶπεν αὐτῷ εἰς τὴν πατρίδα μὴ πορεύεσθαι

La parole est claire, précise; elle a force de décret et pourtant l'homme l'ignore car il ne la comprend pas, ou plutôt il lui donne un autre sens; il est ainsi joué et croit comprendre quand il ignore tout; là encore Apollodore est précis:

καὶ νομίζων ἐξ ὧν ἐλέγετο γεγεννῆσθαι

"Toute la trajectoire d’Œdipe est marquée au sceau des oracles" et le personnage de Tirésias, largement présent chez Sophocle, ne fera que renforcer cette présence-absence de l'intelligible: tout est clair et pourtant Oedipe ne voit rien, à la différence du devin-aveugle mais clairvoyant qu'est Tirésias.

b) L'extrait proposé invite également à comprendre toute l'importance accordée à la parenté, l'espace même de la faute. Les termes qui renvoient à la descendance parsèment le texte: Laïos ne doit pas engendrer, il s'unit pourtant à Jocaste; Périboéa adopte Oedipe, lui donne un nom et le considère comme son fils; il est ensuite traité de bâtard, il interroge ses "parents" et les questionne sur ses origines... Dans le même temps, Apollodore nous rappelle que Laïos a pris la royauté; il est βασιλεύς :

Λάιος τὴν βασιλείαν παρέλαβε

Au contraire, Oedipe marche sur Thèbes, en conquérant ulcéré:

καὶ παρεγένετο εἰς Θήβας.

Rien ne peut l'arrêter en chemin; il deviendra tyrannos, c’est-à-dire, , non pas un tyran au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais un homme incarnant le pouvoir de façon arbitraire, en dehors de la dynastie ; il incarne ainsi le désordre tant à l'intérieur de la famille que de la πόλις ; doublement illégitime, Oedipe est ainsi celui par lequel le mal arrive; sa monstruosité est contagieuse et morbide, comme la peste, mais aussi sans fin: Oedipe ne peut qu'engendrer le mal: "l'enfantement incestueux se ramène à un dédoublement informe, à une répétition sinistre du Même, à un mélange impur de choses innommables" ; sa lignée est maudite nécessairement puisqu'il est lui-même transgression.

Moreau

c) Apollodore reprend également dans ces quelques lignes les caractéristiques essentielles qui font d'Oedipe le personnage tragique, la victime sacrificielle: il est marqué par l'ὕβρις et la colère qui le poussent inexorablement à la violence extrême, celle du meurtre. Le crime, crime de l'indifférenciation et du désordre, devient alors l'essence même du personnage.

 

d) Apollodore, enfin, dans son texte, en multipliant les verbes de mouvement, insiste sur les errances contradictoires de son personnage. De Thèbes à Corinthe, l'enfant suit un chemin, celui de l'infanticide; il est condamné à mort, doublement renié: en tant que fils, en tant que successeur légal; il refait ensuite le chemin à l'envers, celui du parricide; il marche alors sur un chemin qu'il ne reconnaît pas, ses pas vont de travers, ses pieds sont "enflés": il est celui qui avance sans pouvoir trouver les bons pas... Et paradoxalement il avance vite; il déchiffre les énigmes, il voit... et ne voit rien... puisque c’est la connaissance qui l’aveuglera, qui fera de lui un aveugle affectif, et c’est son enquête, librement menée, qui le conduira à se crever les yeux. C’est son pouvoir qui le conduira à sa propre perte.

Ingres

Nous avons ainsi dans cet extrait d'Apollodore les éléments essentiels qui peuvent aider à comprendre ce personnage complexe qu'est Oedipe; usurpateur et bouc-émissaire, il ne pourra que fuir la ville de Thèbes, une fois la vérité dévoilée; condamné à l'errance, il sera accompagné d'Antigone. Il meurt à Colone, près d'Athènes... L'histoire d'Antigone peut commencer...