Commentaire
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Rares sont les œuvres, créées dans la Grèce classique, qui aient connu une postérité semblable à celle d'Antigone et un foisonnement aussi vigoureux d'adaptations que celui suscité par la pièce la plus célèbre de Sophocle : Hölderlin la traduit en 1804, Anouilh en propose une version audacieuse et moderne en 1946, Brecht l'adapte en 1947, en s'appuyant sur le texte de Hölderlin. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en donnent une version pour le cinéma en 1991, sans évoquer les multiples et incessantes adaptations théatrales mettant en scène une Antigone aux prises avec le pouvoir franquiste ou au lendemain des attentats du 11 septembre... Avant de clore cette étude, voici quelques pistes de réflexion pour tenter de comprendre les raisons d'une telle popularité, d'une telle jeunesse.... Pour Hegel, Antigone est le sujet de la plus haute valeur pour tous les temps, préfiguration de l’individuel moderne. Pour Lacan, elle est l’incarnation du désir pur et, pour Judith Butler, Antigone constitue la figure emblématique du trouble dans la parenté. Voilà pourquoi Antigone se trouve au carrefour de la philosophie, de la psychanalyse et de l’anthropologie.
a) Hegel et Antigone : " George Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), the immensely influential German philosopher, in his Aesthetik (1820-29), proposed that the sufferings of the tragic hero are merely a means of reconciling opposing moral claims. The operation is a success because of, not in spite of, the fact that the patient dies. According to Hegel's account of Greek tragedy, the conflict is not between good and evil but between goods that are each making too exclusive a claim. The heroes of ancient tragedy, by adhering to the one ethical system by which they molded their own personality, must come into conflict with the ethical claims of another. It is the moral one-sidedness of the tragic actor, not any negatively tragic fault in his morality or in the forces opposed to him, that proves his undoing, for both sides of the contradiction, if taken by themselves, are justified." "Après des expériences douloureuses, Créon a compris que les passions personnelles qu’on ne maîtrise pas sont un danger mortel pour la cité ; avec cette conviction, il affronte Antigone, qui défend contre lui les droits non moins légitimes de l’individu. Elle meurt, et lui, écrasé par sa culpabilité, désire « ne jamais plus revoir un lendemain ». Antigone a inspiré à Hegel sa méditation magistrale sur le tragique : deux antagonistes s’affrontent, chacun inséparablement lié à une vérité qui est partielle, relative, mais, considérée en elle-même, entièrement justifiée. Chacun est prêt à sacrifier sa vie pour elle, mais ne peut la faire triompher qu’au prix de la ruine totale de l’adversaire. Ainsi tous les deux sont à la fois justes et coupables. C’est à l’honneur des grands personnages tragiques que d’être coupables, dit Hegel. Et, en effet, seule la conscience profonde de la culpabilité peut rendre possible une réconciliation future.(...) De telles actualisations politiques d’Antigone ont été très en vogue après la seconde guerre mondiale. Hitler apporta non seulement d’indicibles horreurs à l’Europe, mais il la spolia de son sens du tragique. A l’instar du combat contre le nazisme, toute l’histoire politique contemporaine sera dès lors vue et vécue comme un combat du bien contre le mal. Les guerres, les guerres civiles, les révolutions, les contre-révolutions, les luttes nationales, les révoltes et leur répression ont été chassées du territoire du tragique et expédiées sous l’autorité de juges avides de châtiment. Est-ce une régression ? Une rechute au stade pré-tragique de l’humanité ? Mais, en ce cas, qui a régressé ? L’Histoire elle-même, usurpée par des criminels ? Ou notre façon de comprendre l’Histoire ? Je me dis souvent : le tragique nous a abandonnés ; et là est, peut-être, le vrai châtiment." Milan Kundera b) Steiner et Antigone "Dans son très bel essai sur Antigone, George Steiner rend compte de près de deux siècles d'interrogations occidentales sur cette figure - devenue par la force des choses extrèmement particulière -, de la tragédie grecque. De Hegel à Kierkegaard, en passant par Hölderlin, Heidegger et Steiner lui-même, tous visent à faire de la fille d'Œdipe un caractère à part, une individualité s'opposant à la toute puissance des lois de la polis que représenterait Créon. Des milliers de pages, dont certaines indéniablement brillantes, vont être écrites pour dégager cette figure de la glaise tragique et cette singularisation ne peut se faire que par l'introduction de traits différentiels. Leur Antigone est ce que n'est pas sa soeur Ismène, est ce que n'est pas son oncle Créon." George Steiner dans Les Antigones précise que la terreur fondamentale de la décomposition, de la violation du corps par les chiens et par les oiseaux de proie (…) est l'élément central de la pièce. Il relie précisément la famille aux deux sources, aux deux moments, de l'action d'Antigone : 'L'essence de la loi divine et le royaume souterrain.' » (édition folio essais p. 37) "According to Greek legend, Antigone, the daughter of Oedipus, secretly buried her brother in defiance of the order of Creon, king of Thebes. Sentenced to death by Creon, she forestalled him by committing suicide. The theme of the conflict between Antigone and Creon--between the state and the individual, between man and woman, between young and old--has captured the Western imagination for more than 2000 years. George Steiner here examines the far-reaching legacy of this great classical myth. He considers its treatment in Western art, literature, and thought--in drama, poetry, prose, philosophic discourse, political tracts, opera, ballet, film, and even the plastic arts. A study in poetics and in the philosophy of reading, Antigones leads us to look again at the influence the Greek myths exercise on twentieth-century culture." c) Lacan et Antigone "Vaut-il la peine de mourir pour une cause? Vaut-il la peine de mourir pour défendre son désir? Ce recueil interroge l'énigme suscitée par cette figure de l'extrême au féminin qui met la mort au service d'un idéal absolu. Antigone, fille d'Oedipe, veut donner une sépulture à son frère Polynice malgré l'interdiction du roi Créon. Il faut enterrer le cadavre, accomplir les rites funéraires, quitte à en mourir. Jamais elle ne renonce à son projet. Rien ne la détourne de ce qu'elle considère comme un devoir sacré. Est-elle folle? Est-elle monstrueuse? Est-elle sublime? Héroïne tragique par excellence, elle incarne dans l'imaginaire occidental la part exclue de la communauté, celle «qui ne cède pas sur son désir» (Lacan). Lacan évoque le personnage d'Antigone à propos de l'effet de beauté qui constitue le dernier rempart qui nous protège de cette chose pourtant inaccessible. La chaîne signifiante sur laquelle elle s'appuie, comme toute chaîne signifiante, est constituée de signifiants, qui, ne valant que par leur différence, tentent de proposer un sens en même temps qu'ils renvoient à ce pur trou dans l'Autre. La singularité d'Antigone, c'est de donner sens à cette chaîne, assumant le désir de sa mère comme criminel, faisant clef du signifiant frère; cette assomption la précipite dans le trou. L'exemplarité d'Antigone c'est de représenter la tentative signifiante elle-même. L'effet de beauté, qui n'a rien à voir avec l'idéal esthétique, n'est soutenu par rien, rien que la transition de la vie à la mort, du sens au non-sens : "Le mirage de la beauté indique la place du désir en tant qu'il est désir de rien, rapport de l'homme à son manque à être" dit Lacan dans Ethique. d) Antigone et l'interrogation politique L'adaptation de Brecht peut aussi retenir notre attention. En effet, dans sa « Préface au Modèle d’Antigone 1948 », Brecht précise : « Notre entreprise a été moins la première démonstration d’une dramaturgie nouvelle que l’occasion d’expérimenter un nouveau style de jeu sur une pièce antique »(Brecht, Ecrits sur le théâtre, L'arche, 1966, p.166). L'Antigone d'Anouilh représentée pour la première fois le 4 février 1944, durant l'occupation allemande. e) Antigone et le problème de l'identité féminine Quand elle est amenée devant Créon, elle revendique son acte, hardiment et librement. Non seulement elle ne demande nul pardon, mais elle ose ouvertement accuser le tyran en face d'abuser de son pouvoir. La noblesse de l'acte et des paroles d'Antigone transgresse les limites permises aux femmes et menace de bouleverser l'ordre établi. La réaction de Créon est immédiate, et sa sentence de condamnation, irrévocable. Tant que je vivrai, une femme n’aura jamais le pouvoir ! Cependant, lorsqu'Antigone est menée au tombeau, son chant est pour les joies de la vie de femme qu'elle n'a pas eu le temps de vivre :
Sans mariage, sans noces, privée de ma part d’épouse et de mère, mais privée de mes amis je descends vivante, pauvre créature, aux cavernes des morts. (Sophocle, Antigone, 916-920) "F. Duroux situe la rébellion d’Antigone, son autonomie et son vouloir en partant d’une question qui pourrait sembler prosaïque mais n’en est pas moins complexe et difficile à appréhender. C’est toute la difficulté de ce texte dense et touffu : Quelle place d’énonciation une femme qui ose faire irruption sur la scène politique, en interrogeant la loi, à partir d’une position qui ne relève pas de l’hystérie occupe-t-elle ?(...) F. Duroux met toute son érudition au service de ce travail sur le rapport des femmes à la Loi et aux lois en choisissant la dimension politique comme lieu de son interrogation sur la revendication d’Antigone. Aux questions "A quoi peut nous servir Antigone ? Que nous dit-elle ?" F. Duroux répond par un travail méticuleux sur ce que la tragédie de Sophocle met en lumière de l’édification du politique sur l’exclusion des femmes. Ainsi, à partir de la phrase de V. Woolf dans Trois guinées "Elles voulaient, comme Antigone, non pas briser les lois mais découvrir la loi", F. Duroux analyse pas à pas le "crime" d’Antigone, son procès, la justice qu’elle revendique, le droit qu’elle tente d’inscrire et enfin l’atopie de sa position, consacrée à la fin de la pièce de Sophocle par son emmurement, vivante dans "l’autre lieu", celui des morts.(...) La lecture hégélienne des deux territoires de la Famille et de la Cité, selon laquelle "l’essentiel est d’en respecter le partage sous les espèces de la soumission de l’un à l’autre, qui coïncide avec le partage sexuel", fait d’Antigone le prototype d’une féminité qui, réactionnairement, s’oppose au progrès de l’Histoire. F. Duroux, contestant cette interprétation, montre que le crime d’Antigone, prise au piège de ce dispositif qui la met en position "d’exclusion incluse", est de briser par son entrée sur la scène politique cette partition qui prescrit l’éviction des femmes de l’exercice législatif. Et Créon ne s’y trompe pas qui s’écrit "Moi vivant, ce n’est pas une femme qui commandera !". Incontestablement, Antigone, en voulant donner une sépulture à son frère Polynice, ennemi de la Cité, met à mal une topographie légale qui localise les amis et les ennemis. De plus sa subversion se redouble du fait qu’elle porte aussi atteinte par son acte à cette topographie qui commande d’un même mouvement les places des acteurs en fonction de leur appartenance sexuée."
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