Pour prolonger la lecture

 

a) Le jeu de l'émulation

Du Bellay dans le même recueil a écrit un autre poème intitulé lui-aussi "Baiser". Il s'agit là dans Les Jeux Rustiques d'un exercice de style propre à stimuler l'inspiration et par là-même l'émulation, qualité largement défendue par La Pléiade. Le poète ne fait d'ailleurs ici que transposer en français un poème d'abord rédigé en latin et placé dans le recueil Basia Faustinae. Nous reproduisons ici un extrait d'une étude de Gérard Freyburger ( Une forme d’étude comparée de la littérature latine et de la littérature française : les modalités de l’imitation par Gérard Freyburger Professeur à l'Université Marc-Bloch, Strabourg).

" On sait que la Défense et Illustration de la Langue Française de J. Du Bellay est une espèce de manifeste de l'imitation puisque l'auteur y recommande notamment l'« innutrition » de la langue et des procédés de style des Anciens. Il faut cependant préciser que la tradition de l'imiitation remontait bien plus haut : au moyen âge d'abord, où l'on imitait déjà les auteurs anciens ; à l’Antiquité elle-même ensuite, où les auteurs latins imitaient couramment les auteurs grecs et où les auteurs latins s'imitaient entre eux . Dans l’Antiquité, l'imitation se faisait le plus souvent selon un certain code : on « affichait son modèle » selon l'expression de J. Gaillard , en reproduisant un passage ou une expression caractéristiques de l'auteur imité : c'était l'imitatio proprement dite, où les lecteurs reconnaissaient l'hommage à un illustre prédécesseur, sans qu'il fût en général nécessaire de le nommer . Mais on essayait aussi de faire mieux que le modèle : c'était l'aemulatio, par laquelle on « rivalisait » avec lui.

L'exemple du carpe diem (littéralement « cueille le jour »), repris par Ronsard à Horace, est célèbre. Le poète latin a employé l'expression pour terminer une ode - sans doute, comme souvent, destinée à agrémenter une fin de banquet - où il recommande à la belle Leuconoé : "carpe diem"; « Cueillir le jour » est une expression forte et poétique, mais un peu heurtée, car elle repose sur la métonymie hardie du « jour » implicitement assimilé à une « fleur ». Ronsard s'est essayé deux fois à l'imiter et l'a améliorée dans le sens d'une plus grande fluidité. Dans "Mignonne, allons voir si la rose", il écrit après avoir filé le thème du caractère éphémère de la rose :

Cueillez, cueillez vostre jeunesse.

Comme à ceste fleur, la vielllesse

Fera ternir vostre beauté .

Dans les Sonnets à Hélène, il note après avoir évoqué l'usure du temps :

Vivez si m'en croyez, n'attendez à demain :

Cueillez dés aujourd'huy les roses de la vie

On remarque que, dans la première version de son imitation, avec l'expression « cueillez vostre jeunesse », Ronsard s'est cru tenu de conserver le caractère heurté de la tournure horacienne. Dans la deuxième en revanche (« cueillez les roses de la vie »), écrite sept ans seulement avant sa mort, Ronsard s'est estimé autorisé à se détacher davantage de son modèle et à aboutir à une formule française plus naturelle : la maturité de son art s'est donc accompagnée d'une prise de distance par rapport au modèle imité.

Un exemple tiré des Divers jeux rustiques de Du Bellay est moins célèbre, mais nous l'avons choisi du fait que, plaisamment, il fait référence à l'Italie, très présente dans ces Hommages. Du Bellay se réfère au Carmen 5, bien connu, de Catulle, où celui-ci adresse à Lesbie l'ardente sollicitation suivante : Da mihi basia mille... Du Bellay jugeait le passage si connu de ses lecteurs qu'il s'y réfère sans le citer dans son poème Bayser :

Sus ma petite Columbelle,

Ma petite belle rebelle,

Qu'on me paye ce qu'on me doit :

qu'autant de baysers on me donne,

Que le poëte de Véronne

A sa Lesbie en demandoit .

Son aemulatio consiste d'abord à surenchérir en affirmant qu'il est encore plus avide de baisers que Catulle puisque le nombre qu'il demande ne peut être compté, puis à ajouter une comparaison champêtre en rapprochant le nombre illimité de ces baisers de l'innombrable quantité de fleurs et de raisin que produit la campagne fertile, enfin à faire cette pointe finale : ces baisers, dit-il, il ne les veut pas à la française,

Je les veulx à l'italienne,

Et telz que l'Acidalienne

Les donne à Mars son amoureux :

Lors sera contente ma vie,

Et n'auray sur les Dieux envie,

Ny sur leur nectar savoureux

b) Entre lecture matérielle et interprétation spirituelle

La tradition épicurienne antique rehausse souvent la sensualité par l'image de la mort qui nous invite à jouir plus intensément du temps présent. Par ailleurs le latin "anima" qui signifie à la fois le souffle et la vie permet de voir dans l'essoufflement du baiser l'image de la mort. La tradition chrétienne charge le mot "âme" d'un sens plus spirituel et les poètes du baiser, comme Du Bellay mais aussi Ronsard, jouent alors sans cesse sur ce double sens matériel et spirituel. La fusion des corps évoque alors aussi la fusion spirituelle des âmes. L'aspiration à fixer pour toujours un moment de bonheur est irrémédiablement liée à l'intensité de la sensation et au rêve humaniste : plaisir, gloire et amour sont indissociables.