Présentation

La poésie élégiaque apparaît très tôt en Grèce, dès le VIème siècle. La tonalité de ces poèmes est grave, mesurée mais aussi harmonieuse. Il apparaît que cette poésie n'a cessé d'exister et d'être appréciée. Au début, l'élégie à Rome connait des similitudes avec l'élégie grecque, dont le modèle réside dans la poésie hellénistique, celle de Callimaque en particulier : la structure métrique du distique élégiaque n'est pas réservée à l'expression de la douleur, mais il est associé à l'évocation de la passion amoureuse. Si l'élégie exprime la tristesse ou la mélancolie, ce n'est que parce que ces sentiments sont les conséquences d'un amour malheureux.

A Rome, l'élégie se caractérise en fait par "une certaine attitude de l'âme (...), elle a permis d'exprimer tous les frissons du moi auxquels la littérature latine n'avait pas donné jusque-là droit de cité" (P. Grimal). Rappelons que l'autobiographie avait mauvaise presse à Rome qui déjà trouvait le moi haïssable et qu'il faut attendre Saint Augustin (IVè siècle après J. C. ) pour qu'elle soit appréciée. Plus qu'un genre littéraire, l'élégie romaine est un style qui donne cours à l'expression d'un point de vue individuel sur d'innombrables sujets.

En cette seconde moitié du 1er siècle avant J.C. l’élégie latine connaît son apogée : une poésie où se mêlent une vaste érudition mythologique, l’évocation des amours légendaires, les variations de la passion, l’humour, l'expression de la quête du plaisir et l’ambiguïté du désir, une véritable initiation à l’art d’aimer, où la servitude volontaire de l’amour s’oppose à la morale officielle, brave les valeurs traditionnelles romaines, tourne le dos à l’épopée et au style sublime :

« Mes chants, ni Calliope ne me les dicte ni Apollon, la femme que j’aime fait tout mon génie » ( Properce)

"Catulle a été le premier auteur latin à se prendre comme sujet de son œuvre et à étaler sa passion pour une femme sur la place publique. Cette attitude était largement provocatrice car il était dégradant d'avouer ainsi une telle passion asservissante pour une femme. Le jeune homme amoureux est d'ailleurs le personnage-type des comédies de Plaute par exemple, largement raillé par le public. Ce mépris est sans doute dû à la mentalité selon laquelle la passion amoureuse qui rend l'homme servile devant sa maîtresse (domina) est indigne de l'homme libre, a fortiori d'un citoyen romain. Quand la situation se produisait, le vieux Caton conseillait de fréquenter davantage les courtisanes, pour que "ce bel amour dépérisse bien vite" ! Quand on observe Les Elégies de Catulle, on remarque que les épisodes relatés par les poèmes ne sont pas dans l'ordre chronologique et que certaines pièces sont très proches de celles d'auteurs grecs, de Sappho en particulier. C'est que Catulle traduit, adapte, imite des modèles grecs quelquefois perdus pour nous. L'Antiquité ne connaissait pas le concept du plagiat et reprendre un texte était pour un écrivain latin une manière de faire honneur, de célébrer et de rivaliser avec le modèle grec. Évidemment, si l'on considère l'élégie romaine comme un exercice littéraire, empreint de perfection formelle et d'érudition, on peut se demander si la voix du poète est aussi authentique qu'elle le prétend...

Si le poète élégiaque est un écrivain qui dit "je", il n'en reste pas moins que sa sincérité reste un mystère. Le fait qu'il existe une tradition littéraire bien établie avec des lieux communs comme les invectives adressées à la porte close de la bien-aimée peuvent nous faire croire à un exercice de style bien échaudé, et à une poésie finalement bien impersonnelle. Mais la contrainte est-elle vraiment incompatible avec l'originalité ? Voilà ce que la littérature a déjà infirmé de nombreuses fois...

La "génération élégiaque" a 20 ans au lendemain de la bataille d'Actium (-31), c'est-à-dire que ces poètes sont nés à la mort d'Ovide. Il s'agit de Tibulle, Properce et Ovide. Ces jeunes gens ont été sensibles à l'enseignement des Géorgiques de Virgile : le vrai sage est celui qui ne se laisse émouvoir "ni par la pourpre des rois ni par les faisceaux de la République" et que ne troublent "ni les affaires de Rome ni le sort des royaumes destinés à mourir". C'est une génération foncièrement dépolitisée, pacifiste, qui refuse le sentiment patriotique, en ce point un peu comparable aux hippies américains des années 70 proclamant "make love, not war"... Ainsi la poésie élégiaque s'oppose à la poésie héroïque et cette parole révoltée érige en qualité ce qui jusque-là était tenu pour vice : la paupertas (le refus des richesses et de la réussite sociale), l'inertia (le refus de l'engagement militaire) et l'infamia (le refus de la gloire et des honneurs), l'amor la passion amoureuse qui aliène la liberté de l'homme et le ravale à la condition d'esclave soumis à une femme. A la militia (service armé), les élégiaques substituent la militia Veneris (le service de Vénus). Cette amélioration notoire de l'image de la femme, historiquement soumise à l'autorité soit du père soit du mari, peut s'expliquer par l'émergence d'un public cultivé féminin auquel les élégiaques s'efforcent de plaire. Properce ne proclame-t-il pas que son œuvre s'adresse avant tout aux femmes ?"