Prolongement

Ronsard et la mort
© Jean Rousset, Corti, 1954

La mort chez Ronsard n'est qu'une invitée; quand il lui arrive, passante légère, de traverser cet univers de jardins, de prairies et de sous-bois, de matins frais et de soleils levants, elle demeure lointaine et voilée; sa présence est discrète et, si l'on peut dire, charmante, charmeuse; toujours associée au printemps, aux fleurs et au sommeil. Parfois invoquée par l'amoureux pour qu'elle jette l'émoi sur une cruelle, elle vient lui rappeler combien la beauté est passagère et l'instant fugitif, puis elle se retire, les laissant à leurs plaisirs, à peine troublés. Elle se borne à tenir le rôle d'une complice subalterne et souriante dans le jeu de la vie.

Répond-elle chez Ronsard à une expérience ? Moins à une expérience de la mort, semble-t-il, qu'à une expérience de la vie : la beauté de la vie est dans sa jeunesse et sa première fleur, la grande douleur est qu'elle passe et cède à la laideur. L'homme est misérable non parce qu'il meurt, mais parce qu'il se dégrade; la mort n'est pas sa condamnation, mais son secours : elle vient au bon moment mettre fin à son avilissement, le tirer de la laideur et des maladies menaçantes, lui donner la chance d'une nouvelle vie et d'une nouvelle beauté dans « la ville éthérée »; elle est comme un retour au matin, au jeune soleil qui rend odorantes les fleurs et la peau, à

D'autres plus belles fleurs qui ne meurent jamais;

elle fait de l'homme un ange, un nouvel ange. « Gracieuse mort », « heureuse et profitable mort », ainsi la salue Ronsard qui en fait, à la manière antique, une déesse, proche parente de Diane, de Vénus ou de Gérès, toutes belles, vivantes et bienfaisantes.

Quelquefois, la mort passe tout près de lui. Mais passe- t-elle à travers lui ? Change-t-elle sa vie ? On en douterait. Pourtant la mort de la femme aimée est bien le choc terrible de nature à ébranler corps et âme un homme voué à son amour, et à lui faire éprouver en lui-même cette mort que nous considérons toujours de l'extérieur, séparés d'elle par une vitre incassable; car sur nous-mêmes, c'est en étrangers que nous l'imaginons, spectateurs d'une part de notre être que nous aliénons, irréductible objet qu'un fossé sépare et de nous et de ce qui sera notre mort réelle. Mais la mort de l'être aimé ?

Il n'est pas question d'utiliser les quelques poèmes de la Mort de Marie pour pénétrer dans l'homme qui a souffert; ce serait confondre le poème et le poète, la réalité poétique et l'existence vécue, mondes communicants mais distincts, qui entretiennent des relations complexes et mutuelles difficiles à démêler. Il est même possible que Ronsard ait recueilli dans cette section quelques poèmes de commande, écrits pour une autre Marie qui ne lui était rien. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la brusque disparition de Marie l'Angevine, si elle fut peut-être ressentie douloureusement, ne changea pas grand'chose à ce que le poète nous montre de lui-même dans son œuvre; la mort ne prend pas possession de lui; nulle image funèbre longuement caressée, ni cadavre, ni pourrissement de la chair qui fut aimée; simplement de la pâleur, des visions amoureuses qui se brisent dans le souvenir, de la tendresse qui se tourne vers le passé, et toujours, selon le même goût floral, des roses, des roses jetées sur ce jeune corps pour qu'il reste dans le tombeau ce qu'il était dans la vie :

Comme on voit sur la branche au mois de May la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l'Aube de ses pleurs au poinct du jour l'arrose;

La grâce dans sa feuille, et l'amour se repose,
Embasmant les jardins et les arbres d'odeur;
Mais batue ou de pluye, ou d'excessive ardeur,
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose;

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoroient ta beauté,
La Parque t'a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçoy mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de laid, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

Ces mots répétés de branche, de feuille, de fleur, de rose, qui tissent le vers et se suspendent à son extrémité, leur présence aux premières rimes, leur reprise à la fin, qui accomplit le poème en une courbe close et lourde de fleurs comme une guirlande : c'est bien plus que la comparaison d'une jeune vie à la rose abattue, c'est la matière même du poème qui est toute florale, afin que ce beau corps ne soit pas seulement couvert de roses, mais que lui-même, dans sa substance, « ne soit que roses ». Le squelette est bien plus que voilé, il est aboli par cette transfiguration.

On ne trouve pas non plus ici ce mélancolique et solitaire retour sur les chemins parcourus ensemble, pour y susciter douloureusement une nouvelle forme de présence comme le fera un Maurice de Guérin après la mort de Marie de La Morvonnais. Marie l'Angevine semble d'un coup transportée parmi les astres et les anges, où ange elle-même et toujours belle, elle poursuit une vie un instant rompue, d'une rupture sur laquelle on glisse comme si elle n'était pas. Marie ira bientôt rejoindre, dans l'esprit du poète, Cassandre, qui n'est point morte.

Quand Ronsard se souvient d'un jeune mort qu'il a vu autrefois sur son lit d'agonie, c'est comme d'un endormi, dans la beauté du repos, semblable à la fleur que l'été n'a pas épanouie :

Mon malheur me permeit qu'au lict mort je le veisse,
Non comme un homme mort, mais comme un endormy,
Ou comme un beau bouton qui se penche à demy,
Languissant en avril...

Ce n'est pas autrement que Vénus, dans sa longue complainte d'Adonis, pleure sur le corps de son amant

... J'embrasse mon amy,
Qui ne ressemble un mort, mais un homme endormy,
Qu'encore le sommeil ne commence qu'à poindre...

Cette alliance dur printemps, du sommeil et de la mort, de la rose et d'un corps que rien ne défigure se retrouve maintes fois chez Ronsard, tant il est vrai que c'est la vie qui s'empare du mort et fait de l'homme dans la mort un triomphateur :

Or toy, Passant, qui viendras par icy,
Verse un Printemps de roses espoissy
Sur ce tombeau, et verse maintes branches
De beaux lauriers et vertes esparvanches;
Puis tous les ans raconte à ton enfant
Qu'un beau mourir rend l'homme triomphant
Domtant la mort...

En sera-t-il de même quand son heure à lui viendra d'être confronté à la « déesse » ? D'abord les approches; il va vers la soixantaine : pas trace de révolte dans cette poésie de grand vivant, mais un adieu serein et comme rassasié

Il est temps de laisser les vers et les amours
Et de prendre congé du plus beau de mes jours.

A ce monde somptueux et généreux en beaux spectacles, mais soumis à des lois sévères et souvent dures à l'homme, il tourne simplement le dos, content de la destinée, des dons reçus et du fruit recueilli :

J'ay veu lever le jour, j'ay veu coucher le soir...
Je m'en vais soul du monde ainsi qu'un convié
S'en va sont du banquet de quelque marié...

Ce n'est qu'un demi-congé; il a quelques années encore devant lui, mais quand l'échéance est là le ton n'est plus tout à fait le même : c'est qu'il fait sur lui-même l'expérience de la mort; c'est aussi que les temps ont changé; nous sommes en 1585; Ronsard pressent une aube obscure.

Ce nouvel éclairage ne s'ajuste pas exactement aux visions de paix et de triomphe des jours anciens; il éprouve la vie sous les traits du vieillissement, de la maladie, du malheur. Il voyait le mort comme un bel endormi et la mort comme un repos dans les fleurs; or il souffre dans un corps enlaidi, et l'agonie n'est pas ce doux glissement vers le sommeil.

Ce qui lui manque le plus, ce qu'il appelle en cris déchirants dans ses Derniers vers, c'est précisément le sommeil, l'oubli de ses douleurs, la paix sur ses nuits torturées :

Ah! longues nuicts d'hyver, de ma vie bourrelles,
Donnez moy patience et me laissez dormir...

Seize heures pour le moins je meur les yeux ouvers,
Me tournant, me virant de droit et de travers,
Sus l'un sus l'autre flanc je tempeste, je crie.
Inquiet je ne puis en un lieu me tenir,
J'appelle en vain le jour, et la mort je supplie,
Mais elle fait la sourde, et ne veut pas venir.

On devine un visage tendu, dont le masque gardera peut-être la grimace crispée sous le dernier sommeil.

Il connaît maintenant son corps qui se défait, il se regarde sans voiles, et ce qu'il voit lui fait peur car il voit un cadavre :

Je n'ay plus que les os, un squelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble...
Adieu plaisant Soleil, mon œil est estoupé,
Mon corps s'en va descendre où tout se désassemble...

Plus de branches ni de roses; le squelette a crevé le voile. Et la structure du poème aussi est ébranlée : le rythme égal, symétrique de la Mort de Marie se disloque.

Le Ronsard de la fin. Un nouveau Ronsard... Mais est-il absolument nouveau ? Nous tournant vers les œuvres passées, alertés par ce qui vient de nous être révélé, nous nous demandons si nous n'avons pas simplifié le Ronsard des belles années; et nous nous souvenons d'une sourde insécurité, de fugitifs échos d'une épouvante affleurant parfois dans les odes, dans les hymnes, isolés sans doute et bientôt recouverts par la voix forte qui disait : « Car je vis, et c'est grand bien de vivre », se refusant à la fois à vieillir et à mourir parce que le goùt de la vie est bon :

Aussi je ne veux mourir
Ores que je puis courir,
Ouyr, parler, boire, rire,
Danser, jouer de la lyre
Et de plaisirs me noyrrir.

Mais cette voix qui voulait « tousjours chanter de l'amour » n'est pas si ample qu'elle ne laisse percevoir ici ou là une discordance. Ainsi cette ode où s'annonce le dernier sonnet, cette vue soudaine de la mort au travail, désagrégeant la vie encore jeune mais déjà menacée :

Ma douce jouvance est passée,
Ma première force est cassée,
J'ay la dent noire, et le chef blanc,
Mes nerfs sont dissous, et mes veines,
Tant j'ay le corps froid, ne sont pleines
Que d'une eau rousse en lieu de sang.

Il a trente ans.

Adieu ma lyre, adieu fillettes,
Jadis mes douces amourettes,
Adieu, je sens venir ma fin;
Nul passe-temps de ma jeunesse
Ne m'accompagne en la vieillesse,
Que le feu, le lict, et le vin.

J'ay la teste toute eslourdie
De trop d'ans et de maladie,
De tous costez le soin me mord;
Et soit que j'aille ou que je tarde,
Tousjours apres moy je regarde
Si je verray venir la Mort...

Ou encore ce cri féroce, qui fait tache parmi tant d'appels analogues où seule est invoquée la mort gracieuse et aussitôt congédiée; c'est la belle ode érotique, contemporaine de la précédente :

Quand au temple nous serons
Agenouillez...

Le désir y est si âpre qu'il défigure le visage aimé où transparaît la hideur du squelette :

... Après ton dernier trespas,
Gresle, tu n'auras là bas
Qu'une bouchette blesmie...
Ton test n'aura plus de peau,
Ny ton visage si beau
N'aura veines ny artères;
Tu n'auras plus que les dents
Telles qu'on les voit dedans
Les testes des cimetières...

Le Ronsard des derniers jours ne fut donc pas pris tout à fait au dépourvu. Si la « déesse » implorée trente ans plus tôt dans l'Hymne de la Mort n'apparut pas « heureuse » et jonchée de fleurs telle qu'elle avait été rêvée, Ronsard cependant se redresse vers la lumière et, comme il avait salué Marie changée en astre sous le regard des anges, il chante maintenant sa propre transfiguration, mais d'un ton plus rude et plus chrétien :

Quoy mon Ame, dors-tu engourdie en ta masse ?
La trompette a sonné, serre bagage, et va
Le chemin déserté que Jésus Christ trouva,
Quand tout mouillé de sang racheta nostre race...

Heureux qui ne fut one, plus heureux qui retourne
En rien comme il estoit, plus heureux qui sejourne

D'homme fait nouvel Ange auprès de Jésus Christ,
Laissant pourrir çà bas sa despouille de boue,
Dont le sort, la fortune et le destin se joue,
Franc des liens du corps pour n'estre qu'un esprit.

La peur se résorbe dans la paix; l'angoisse éprouvée à se considérer dans la lumière dernière ne va pas jusqu'au tremblement devant un Dieu. inconnu ou terrible, jusqu'à cette hésitation hagarde qui frémit dans les innombrables sonnets de la pénitence du XVII° siècle.