Prolongement

Jean-Roch Masson Exposé d’histoire Moderne Jeudi 13 mars 1997 (extrait)

L’ÂGE DE RONSARD, UNE ESTHÉTIQUE NOUVELLE : "âge d’or de l’humanisme".

De l’apparition de la Pléiade (1549) aux guerres de Religion (1562)

LES CADRES DE LA NOUVELLE ESTHÉTIQUE

Pendant cette période qui recouvre presque exactement le règne d’Henri II (1547-1559), alors que Ronsard vit jusque 1585, on assiste à la naissance d’une nouvelle esthétique, préparée par les efforts de la poésie lyonnaise.

Henri II est un médiocre protecteur des lettres et des Arts, bien que sa cour soit fort brillante. C’est avec son règne que se terminent les guerres d’Italie, avec le traité du Cateau-Cambrésis en 1559.

La langue

Il est un point sur lequel le XVIe siècle se signale par une constance remarquable : c’est la conquête progressive par le français de territoires jusque-là réservés au latin.

D’une curiosité encyclopédique, l’humaniste parle latin jusque vers 1530. Ainsi, Érasme, Morus (ou More) et Budé pratiquent tous la même langue. C’est en latin qu’on apprend à lire, ou même à parler (Montaigne a commencé par le latin). L’humaniste est donc d’abord un philologue, qui discute des origines de la langue, et qui observe les possibilités du français.

Vers 1530, l’humanisme devient peu à peu français. On traduit les textes anciens, et Rabelais écrit sa "geste" parodique en français. Étienne Dolet (1509-1546), imprimeur, philologue, érudit et poète, qui allait finir brûlé vif pour athéisme, se convertit au français et fut cité avec éloge par du Bellay comme "homme de bon jugement en notre vulgaire". De même, Marguerite de Navarre est condamnée par la Sorbonne dès 1531 pour son Miroir de l’âme pécheresse. L’autorité royale sanctionne ce progrès en 1539 avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui impose le français au lieu du latin comme langue administrative, judiciaire et diplomatique. La langue elle-même évolue, et le rôle de la Pléiade à cet égard n’est pas négligeable.

Des poètes savants

Aboutissement de l’humanisme, les poètes sont devenus des hommes fort cultivés, qui entendent rivaliser avec les Anciens et avec les Italiens. Dès lors, ce n’est pas à la foule qu’ils s’adressent, mais aux rares connaisseurs.

François Pétrarque (1304-1374) avait influencé grandement les poètes du XVIe, notamment Scève, Ronsard, du Bellay ou d’Aubigné qui utiliseront comme les comparaisons, les antithèses, les métaphores, pour exprimer leurs sentiments passionnés ou mélancoliques (signalons que Pétrarque transmet la forme du sonnet). En plus du pétrarquisme, ces auteurs sont influencés également par le néo-platonisme déjà abordé plus haut (avec Ficin).

Formes et thèmes

Il y a en ce milieu du XVIe siècle la suprématie d’une forme fixe, le sonnet, et la vogue d’un thème : les amours. Rappelons que le sonnet est un poème à forme fixe de 14 vers, répartis en deux quatrains et un sizain, séparé en deux tercets (= strophes de 4, 4, 3, et 3 vers). La Pléiade s’exerça à des recherches multiples sur la langue, sur le style et sur la prosodie, et c’est ainsi que vers 1550 s’impose la prééminence de l’alexandrin, ou encore l’alternance de rimes. On pratique dans les poèmes le lyrisme amoureux pour exalter un art de vivre sensuel, mais pessimiste, hanté par l’obsession de la mort.

Désormais, le poète se fait la plus haute idée de sa mission. Ronsard voit plutôt le poète comme l’instituteur des rois. Possédé de son art, il doit travailler pour conquérir la gloire.

Avant d’étudier les auteurs de la Pléiade, il faut faire le détour incontournable par la poésie lyonnaise.

 

LA POÉSIE LYONNAISE : Maurice Scève et les autres...

Le plus illustre représentant de la poésie lyonnaise a été Maurice Scève (1500-1560?), qui est dans la perspective littéraire plus proche de Ronsard que de Marot. Scève et les Lyonnais furent tous tributaires du climat particulier autour de leur ville, véritable capitale intellectuelle de la France jusqu’au début des guerres de Religion. Banquiers et imprimeurs firent alors la gloire de cette ville frontière (rappelons que la Savoie était alors terre étrangère), et dès le XVe siècle, l’apport d’Italiens, mais aussi de Suisses ou d’Allemands assurait la suprématie lyonnaise sur le plan économique et intellectuel. N’oublions pas que Lyon fut la capitale de l’imprimerie, et que des hommes comme Dolet ou Rabelais choisirent d’y vivre.

C’est dans ce ferment d’humanisme qu’a été formé le talent de Maurice Scève, qui a mené une vie à la fois studieuse et mondaine : il se nourrit des grands Anciens, admire Pétrarque, mais ne renie pas pour autant les apports du Moyen Age en littérature. De plus, cet ensemble complexe d’influences fut enrichi par la reine Marguerite de Navarre qui fit plusieurs passages à Lyon (il compose pour elle deux sonnets en 1547 qu’elle fait paraître avec ses propres poésies). L’ensemble de ces inspirations se retrouvent dans la Délie de Scève, qui apparaît donc comme une synthèse des divers courants de la poésie lyonnaise ; l’auteur y chante sa maîtresse à l’occasion d’un nouvel amour, ressuscitant une ancienne passion oubliée. Fondé sur des images d’origine chrétienne, gréco-latine (inspiration platonicienne) ou médiévale, et également sur le symbole et sur l’allégorie, l’art de Scève annonce l’âge nouveau ; ce poème est aussi celui de l’insatisfaction amoureuse, puisqu’au total l’histoire de cette passion est l’histoire d’un échec : bon gré mal gré, il faut bien que l’amant se résigne à la chasteté, quitte à tirer de ses souffrances le plaisir exquis de la création poétique... Enfin, dans les dernières années de sa vie, Scève travaille à un grand ouvrage composé de 3003 alexandrins, Microcosme, qui est une épopée encyclopédique, somme des connaissances de son temps. Cet ouvrage pose le problème des rapports de l’homme et du monde ; l’homme devient le prestigieux conquérant de la terre, et Adam est exalté comme un héros exemplaire, qui collabore ainsi avec Dieu à l’œuvre de création. Le mythe biblique est en quelque sorte paganisé, et cette interprétation "humaniste" de la Genèse renverse radicalement les premières positions de l’Église sur la signification du péché originel.

C’est autour de Scève que se produit le meilleur de la poésie lyonnaise, et il faut citer ici Pernette du Guillet (1520-1545), qui fut la femme aimée par Scève dont il s’inspira pour la Délie ; elle laisse des poèmes chantant son amour, coloré d’une discrète mélancolie : ce sont les Rimes, parues en 1545. Deuxièmement, Louise Labé (1524-1566), surnommée la "Belle Cordière", fut un grand poète, disciple de Pétrarque, mais surtout indépendante à l’égard de la forte influence de Scève. "Immoraliste" avant la lettre, et rongée cependant par le sentiment de l’insatisfaction, Louise Labé était consciente du scandale de ses poèmes, car c’est une femme qui y chante son amour pour un homme, et car il s’agit d’un amour violent, passionné, sensuel. En ce sens, Louise Labé invente la littérature personnelle. Enfin, on peut citer Pontus de Tyard (1521-1605), ami de Scève et évêque de Chalon-sur-Saône, certes d’un autre genre que Louise Labé, mais qui représente le trait d’union entre la théorie de la poésie et la production de la Pléiade.

L’IMPORTANCE DE LA PLÉIADE

Le nom de la Pléiade, qui évoque une constellation d’étoiles, fut donné tardivement — vers 1556 — à un groupe, d’ailleurs variable, de sept auteurs rassemblés autour de Ronsard. Il désigne communément les plus connus de l’armée des poètes qui ont travaillé, dans ces années 1550-1560, à renouveler la poésie française.

Les rencontres

Vers 1545, Ronsard et du Bellay rencontrent un lettré, Jacques Pelletier, qui les confirme dans leur enthousiasme pour la langue nationale et encourage leurs premiers essais poétiques. À partir de 1547, les jeunes poètes font la rencontre déterminante de Jean Dorat (1508-1588), savant helléniste qui enseigne les grands textes anciens au collège humaniste de Coqueret, sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris.

La Brigade

Du Bellay, Ronsard et Baïf fondent alors la Brigade, que viennent bientôt renforcer Jodelle, Belleau, Grévin, puis la Péruse : ils se donnent pour mission d’exploiter littérairement les richesses que leur avait enseignées leur maître, et de "créer" ainsi la poésie française. Dès 1549, la Brigade fait une entrée remarquable en publiant la Défense et Illustration de la langue française ; les principes qui allaient animer la future Pléiade étaient ainsi posés.

La doctrine de la Pléiade

Le terme de Pléiade désignait l’élite de la Brigade autour de Ronsard. Le principe fondateur du mouvement est que la langue française peut devenir aussi riche, fine et maniable que les langues anciennes à condition d’être "illustrée", c’est-à-dire enrichie. Du Bellay propose la création de mots nouveaux par emprunts au latin, au grec, au vieux français, à la langue des métiers et aux dialectes provinciaux. Il propose également un enrichissement du lexique par la multiplication des métaphores, des allégories et des comparaisons.

La condamnation de la poésie médiévale est sans appel ; il s’agit de piller (selon le mot de du Bellay) les Grecs, les Latins et les Italiens : par imitation des grandes œuvres étrangères, on abandonne les genres traditionnels (rondeau, ballade, farce...) au profit des genres cultivés par les Anciens : l’ode, l’élégie, l’épigramme, la tragédie, la comédie, et surtout le sonnet.

De plus, les poètes de la Pléiade contribuent largement à transformer l’image du poète, qui possède dès lors un art "inspiré", c’est-à-dire porté à la création par une sorte de folie sacrée. La gloire que leurs ancêtres trouvaient sur les champs de bataille, c’est la plume à la main que ces auteurs entendent la conquérir : et ils y sont parvenus... Les idées de la Pléiade en effet triomphent à la Cour et en Europe. C’est ainsi à la Pléiade qu’on doit la prééminence accordée aux Anciens par le courant classique et — on ne peut que le déplorer — l’injustice dont furent victimes les poètes médiévaux.

DU BELLAY (1522-1560)

Né en 1522 en Anjou, Joachim du Bellay est orphelin de bonne heure et a une enfance délaissée et triste. Après des études de droit à Poitiers, et après la rencontre de Ronsard vers 1547, il vient à Paris suivre l’enseignement humaniste de Dorat. C’est à lui que l’on doit la Défense et Illustration de la langue française , œuvre dans laquelle il avait la prétention de créer la poésie française, ignorant les poètes du Moyen Age. Il y développe l’idée de la nécessité d’imiter les Anciens et les Italiens pour les surpasser grâce à une langue française enrichie.

Il passe ensuite quatre ans à Rome où il compose Les Regrets et Les Antiquités de Rome, parus au début de 1558. Ces quatre années furent agitées, fertiles en événements diplomatiques et militaires, et lui permirent d’appliquer l’imitation des auteurs anciens qu’il préconisait ; en effet, il utilisait les mots et les images par lesquels les auteurs latins avaient célébré la grandeur de la ville pour chanter sa déchéance. Dans Les Regrets, il exprime sa nostalgie du pays natal et ses désillusions, mais aussi une satire de la Rome moderne, de ses fastes et de son raffinement. De retour en France, c’est une nouvelle désillusion : la Cour des Rois ne vaut pas mieux que la Cour des papes.

La fin de sa vie est attristée par une maladie grave qui le rend presque sourd, et par des soucis matériels ; il meurt deux ans plus tard, alors qu’il n’a que 37 ans. Ce poète qui rêvait de sa propre immortalité semble aujourd’hui avoir été exaucé, car on le lit, on le cite, mais on le connaît mal : on ne cite guère de lui que des poèmes désolés ("Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage..."), et on oublie souvent de se souvenir qu’il était également un satirique vigoureux et acerbe. Ses dernières œuvres inspirées par la réalité sociale et historique sont graves, et du Bellay semble pressentir les événements tragiques qui vont suivre sa mort.

RONSARD (1524-1585)

Le gentilhomme Pierre de Ronsard appartient à la génération des fils de combattants des guerres d’Italie. Destiné d’abord au métier des armes, mais atteint d’une maladie qui le rend inapte à une telle carrière, il devient clerc. À vingt ans, il suit, avec Baïf, les leçons de grec de Jean Dorat. En 1547, il écrit sa première Ode, dont les publications s’étaleront jusqu’en 1552 ; très vite, le succès couronne son œuvre, et sa gloire ne cesse de grandir. Dans ses quatre livres d’Odes, il chante des grands personnages mais aussi des thèmes familiers. Il invente les mots et les tours qui font défaut à la langue, et accomplit ainsi l’œuvre annoncée par du Bellay. Il est à 40 ans le poète officiel de la Cour, et il le reste jusqu’à la mort de Charles IX. En 1555, Ronsard publie un premier livre d’Hymnes, où l’auteur développe les grands thèmes humanistes : la mort, l’éternité, les astres mais aussi les démons.

Puis avec les guerres civiles, les thèmes de la poésie se font plus actuels, plus polémiques, à la fois plus religieux et plus politiques. Ronsard, fidèle sujet de Charles IX, défend évidemment le point de vue des catholiques, avec élan et avec force, dans une série de Discours aux titres évocateurs (ex : Discours des Misères de ce temps).

Cependant, il se consacre surtout à un thème qui sera le titre d’une de ses plus belles œuvres : Les Amours. Plusieurs noms traversent son œuvre : Sinope, Genèvre, Astrée, mais surtout Cassandre, Marie, et Hélène, qui lui inspirent des vers encore inscrits aujourd’hui dans toutes les mémoires... Les premiers poèmes à Cassandre chantent plutôt un amour idéalisé, alors que les amours à Hélène sont imprégnées d’une tristesse sereine inspirée par la mort (c’est l’amour d’un homme vieux, parfois amer, hanté par l’idée de sa fin).

Si l’amour est finalement incapable de surmonter la mort, le poète a pourtant l’ambition de vaincre cette dernière grâce à la gloire posthume (il ne cesse d’afficher cette ambition tout au long de son œuvre). Peu de choses évoquent dans les poèmes de Ronsard l’idée chrétienne de la mort ; il semble incapable de se figurer un monde différent du nôtre, et pour cet homme aussi amoureux de la vie, la mort est l’issu normale de toute existence ; aimer la vie, c’est donc d’une certaine manière accepter la mort. Cette obsession du temps va colorer ses relations avec le monde, et le pousser à développer le thème horatien, mais aussi ronsardien, du carpe diem. Dans cet ordre d’idée, un point est constant dans l’œuvre de Ronsard : son goût pour la nature et la valeur esthétique et éthique qu’il attache à ce qu’elle représente (rappelons l’importance de la rose, symbole de la fragilité humaine).

De plus, pour Ronsard nature et mythologie appartiennent à un même univers ; le poète utilisera la mythologie comme moyen de suggestion : il sait par exemple que le nom d’Hélène de Surgères appelle la figure d’Hélène de Troie, et que celle-ci suggère l’idée de la parfaite beauté.

Bref, cet homme qui d’emblée avait eu l’audace de proclamer son ambition de vaincre la mort en s’élevant au rang des dieux, sut assumer cette téméraire entreprise, et fut incontestablement le plus grand poète de son temps, même s’il ne reçut pas de l’ingrate postérité la récompense qu’il en attendait et qu’il méritait (critiques de Sainte-Beuve et de Boileau, qui refusent que la poésie soit une "folie sacrée" comme le disait Ronsard).

Autour de Ronsard :

Jean-Antoine de Baïf (1532-1589)

Il suivit également les études avec Dorat au collège de Coqueret. il reste connu pour ses brouilles fréquentes avec Ronsard, et pour sa volonté de marier la poésie à la musique (NB : Ronsard rêvait aussi de "marier la poésie à la lyre"). Ainsi, il restaure la métrique et la prosodie anciennes, et fonde en 1570 l’Académie de Poésie et de Musique. Même si la qualité est parfois discutable, sa production a été abondante et variée (des pétrarquistes Amours de Méline en 1552 aux scientifiques Météores en 1567...).

Rémy Belleau (1528-1577)

Humaniste et helléniste minutieux et passionné, il a été un véritable artiste, insérant dans ses poèmes de multiples genres de constante qualité : blasons, sonnets, descriptions... Maître rythmicien, il fut en outre un visuel qui a su décrire un univers vivant et mouvant, sans mépriser pour autant l’apport de la mythologie. Ronsard le qualifia de "peintre de la nature", et ne s’y était pas trompé en faisant de lui le septième astre de la Pléiade.

Étienne Jodelle (1532-1573)

Tenu par ses contemporains pour un génie extraordinaire, Jodelle est loin d’occuper dans la littérature la place qui lui revient. On ne sait pas grand chose de sa vie, mis à part qu’il avait été bouleversé par le désastre que fut la fête manquée donnée devant le roi à Paris en 1558, dont il avait accepté la responsabilité. Ce poète était profondément original, traduisant ses émois et ses inquiétudes par des ruptures de syntaxe et des dislocations de rythmes.

et les autres...

Jacques Grévin (1538-1570), Nicolas Denisot (1515-1559), Olivier de Magny (1520-1561), Amadis Jamyn (1538-1582)...

 

Le théâtre

Signalons juste que la Pléiade plaidait pour un théâtre français à l’antique. Les thèmes sont encore très médiévaux, et la farce se prolonge, même si le nouvel état d’esprit introduit par la Réforme contribue à faire décliner les pièces associant la farce au sacré. Parallèlement naît la tragédie du XVIe siècle, issu de la traduction des pièces grecques ou latines (ex : Médée de La Péruse en 1556), dont certaines sont des tragédies religieuses (l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze en 1550, et surtout Les Juives de Robert Garnier en 1583, qui est la plus sombrement tragique des pièces bibliques de ce temps). Enfin, pour la comédie, on s’inspire de la farce (déjà dit), du théâtre ancien (Plaute et Térence), mais aussi des Italiens, avec notamment la commedia dell’arte, genre populaire où les acteurs improvisent le dialogue sur un canevas simple. Cependant, il n’y a aucun grand chef-d’œuvre dans ce domaine de la comédie.