Commentaire

Ce premier texte est une première occasion de réfléchir au mot "exemplum", aux sens qu'il peut prendre, et aux valeurs diverses dont il peut se colorer. Nous vous proposons tout d'abord, en préliminaire, une définition:

L'exemplum est un récit, (une historiette ou une fable), donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours, en général un sermon, pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire qui a valeur d'exemple. Aux XIIe et XIIIe siècles, la forme et l'emploi d'exempla renouvellent la prédication envers les laïcs qui prennent une place plus importante dans la société. Ce sont surtout les dominicains qui diffusent les idéaux et les valeurs de l'Église en tenant compte de l'évolution de la société. Illustrés d'exempla, leurs sermons sont d'une grande efficacité. Les premières compilations d'exempla apparaissent vers 1250. Elles servent à la fois de catalogue pour les prédicateurs et de lecture pieuse pour le public lettré. Au XIVe siècle, les recueils d'exempla sont "moralisés": une interprétation allégorique ou symbolique, dans un sens religieux conforme à l'enseignement traditionnel de l'Église, vient compléter l'histoire citée en exemple.

Nous avons là un premier parcours de lectures. Cet extrait, issu de l'oeuvre d'un historien, peut en effet être envisagé comme un récit: il en comporte tous les aspects; nous découvrons des indicateurs spatio-temporels, des personnages clairement identifiés, présentés de façon à animer suffisamment le récit; la conduite narrative fait clairement apparaître les ressorts nécessaires qui amènent chez le lecteur curiosité et intérêt. Nous pouvons également noter que tout est fait pour peindre l'événement de façon exemplaire: l'écriture est largement hyperbolique; le personnage est seul, démarqué des autres par un héroïsme inégalé, une force et une bravoure uniques. L'écrivain donne les détails suffisants pour que son lecteur puisse vivre la scène, mieux l'imaginer et l'inscrire dans la légende. Ce Coclès, au surnom étrange- il aurait perdu un oeil dans un précédent combat- ne recule devant rien, et seul il va faire naître l'effroi chez les ennemis et le respect (pudor) chez les siens... On comprend alors aisément comment le récit devient emblématique. Devant le danger étrusque, Rome est prête à vaciller; sa victoire est d'autant plus grande qu'elle est inespérée; Horatius va faire son entrée dans cette galerie de portraits -ces exempla- prompts à redonner courage et espoir aux hommes qui ne croient plus, qui n'ont plus cette foi en l'homme et en ses valeurs.

Il peut être intéressant de prolonger cette lecture à l'intérieur de la perspective que nous révèlent les historiens contemporains à propos de la présence étrusque à Rome. Les distorsions entre les révélations de l'archéologie, par exemple, et les textes de Tite-Live sont nombreuses et significatives.

"Il ne fait guère de doute que le dernier des Tarquins a été chassé de Rome par Porsenna. La réalité est naturellement inacceptable pour la fierté romaine qui, à l'image de l'héroïsme des tyrannicides athéniens, a voulu avoir son mythe politique fondateur. Ainsi naquit la tradition dont Tite-Live est le porte-parole. Selon lui, lorsque Porsenna met le siège devant Rome, la jeunesse fraîchement républicaine qui vient de se libérer de Tarquin lui fait une démonstration d'héroïsme et de civisme. Horatius Coclès défend à lui seul un pont contre toute une armée, Clélie et ses compagnes, otages de Porsenna, s'enfuient à la nage en traversant le Tibre, et Mucius Scaevola, qui avait tenté d'assassiner le "roi" dans son camp, se fait publiquement brûler la main droite pour montrer à l'Etrusque que les Romains ne craignent pas la douleur. Derrière cette triple histoire édifiante et moralisatrice se cache en fait l'insidieuse présence de l'autorité Etrusque que les historiens de Rome ne pouvaient admettre de révéler dans cette grande épopée où la République est vainqueur des tyrans et la Ville se destine à régner sur le monde. Mais au milieu de ces anecdotes se glissent des mots symptomatiques. Horatius Coclès, dans la tradition des duels homériques, injurie les étrusques qu'il va affronter:

"Esclaves de tyrans orgueilleux, ils ne pensent plus à leurs propre liberté et viennent attenter à celle d'autrui.".

Pour Tite-Live, les soldats de Porsenna sont soit des "esclaves" soit des "mercenaires" qu'il faut stipendier; en cela ils apparaissent pour l'historien de la république archaïque comme le contraire de ce citoyen/soldat qui est la base même du corps civique de la cité antique. Il va de soi que le texte livien est fautif, que les hommes de l'armée de Chiusi ne sauraient être des esclaves, catégorie sans doute limitée et qu'il est hors de question d'armer, ni recevoir de paye, car la solde en Italie ne fait son apparition qu'au troisième siècle au plus tôt. Mais ce sont les deux seules manières dont l'historien latin peut exprimer l'absence de citoyenneté et le fait que les soldats dépendent d'un homme et non de l'Etat." J. R. Jannot A la rencontre des Etrusques

Tite-Live ne pouvait peindre les ennemis de Rome que comme de sanguinaires barbares assoiffés de sang mais aussi miraculeusement frappés par la vraie dignité d'un véritable citoyen, distinct des autres par cette force puisée dans la conscience des vraies valeurs.

Les différentes versions que nous avons de cette histoire de Coclès nous amènent à souligner, outre l'importance moralisatrice de cette légende, l'intérêt rhétorique, pédagogique aussi de cet exemplum.

"Ayant ainsi sauvé Rome, Horatius Coclès eut en récompense une statue (la première, dit Pline l'Ancien, jamais érigée en l'honneur d'un individu) et reçut un lopin de terre. Dans d'autres parmi les nombreuses versions de cette légende qui circulaient à l'époque de Tite-Live, il n'était fait aucune mention d'honneurs publics rendus au héros. Les historiens romains avaient en effet remarqué quelque chose de suspect dans cette histoire de statue publiquement élevée, à une date aussi reculée, en l'honneur d'une personne encore vivante. Par ailleurs, le saut d'Horatius Coclès dans le fleuve du haut du pont Sublicius, le plus ancien de Rome, rappelle une mystérieuse cérémonie qui avait lieu le 14 mai: ce jour-là, les pontifes romains, les vestales et les préteurs jetaient de ce pont dans le fleuve trente mannequins de paille appelés Argei. Aussi est-il possible que l'histoire d'Horatius Coclès soit un exemple de légende apparue pour expliquer à la fois un ancien rituel dont la signification initiale avait été perdue, et l'existence d'une vieille statue à laquelle on rendait un culte".

La statue aurait précédé l'homme et le rituel la légende... L'exemplum devient un outil rhétorique pour expliquer ce que l'on ne comprend plus et pour donner poids et sens aux valeurs qui manquent d'illustration.

La Rome naissante peut alors se constituer et se donner des textes fondateurs capables d'assurer unité et cohésion, force et foi.L'homme, puissant et digne, peut dialoguer avec le dieu Tibre, renouer avec un sacré qui sacralise dans le même temps la cité nouvelle qu'il incarne. Il ouvre la voie aux autres, unique dans sa dignité d'homme et pluriel dans son aptitude à inspirer d'autres conduites. Horatius Coclès devient un exemplum en cela même: il est au- dessus des autres hommes, mais il est un homme; il renvoie à chacun l'image de cette transcendance possible qui fait de chaque individu un être d'exception potentiel. Il est à la fois profondément humain et magiquement au-dessus des hommes...

Jan van Noordt