Commentaire

a) Ce second texte peut être l'occasion de s'interroger sur le rôle attribué au héros et à ses exploits. Pourquoi peindre de tels hauts faits? Quelle valeur accorder à ces récits qui nous semblent souvent irréels tant l'hyperbole est présente, tant le héros est glorifié face à des méchants horriblement méchants... Il est important de replacer ces narrations dans une logique qui font souvent de ces textes des éléments fondateurs:

"Le héros épique chez les poètes républicains est ainsi au cœur de la romanité. De la romanisation des valeurs à la romanité triomphante, il progresse au rythme des conquêtes territoriales et culturelles en même temps que de l'âme romaine. Dès lors qu'il participe à la construction d'une idéologie nationale, hommes et femmes y travaillent en partage. L'héroïsme féminin est seulement plus souvent mêlé à une écriture tragique que sa forme masculine. Mais la louange épidictique est communément partagée. Le texte épique est ainsi celui d'une communauté dont la modélisation héroïque a une valeur structurante: l'action narrée requiert une concordia culturelle dans une République polycentrique autant qu'aristocratique. Aristocratie des esprits plus encore que de naissance, au point que la référence pastorale d'un Romulus n'est qu'un moment accidentel de l'histoire, ce monde des res gestae exemplaires fait de l'événement un guide référentiel, si bien que le passé mythique et le fait historique ont le même sens prégnant d'un modèle à suivre. Le mythe est en effet à Rome préfiguration de l'histoire.
On ne manquera pas de faire observer que finalement cette poétique de l'histoire, loin de trahir la vérité factuelle, en reconstruit un itinéraire sensé. Si l'événementiel est certes pensé en universalité, les thèmes institutionnalisés de l'écriture littéraire n'excluent nullement les tensions qui naissent de l'intrusion d'un temps historique dans ces représentations topiques. C'est pourquoi, de Livius Andronicus à Ennius en passant par Naevius, la représentation de l'histoire évolue: entre le passé idéal et immuable d'une idéologie épique et le présent réel, mouvant, voire conflictuel, de l'histoire en cours, les accidents de l'homme et des événements introduisent, sinon un point de vue relatif, tout au moins l'idée d'une réalité complexe. Livius Andronicus et Naevius sont ainsi sensibles à une vérité qui, bien qu'omnisciente, n'exclut pas les drames personnels, de sorte que l'épopée et la tragédie peuvent fonctionner en intergénéricité. Ennius dépasse l'apparence des faits pour interpréter leur sens profond, si bien qu'il se tourne vers la réflexion philosophique: le temps historique se confond avec la marche du monde, en histoire « sensée ». Mais, quelle que soit la voie choisie, les crises et conflits humains engendrent l'héroïsme, dès lors que des hommes triomphent d'eux-mêmes et de l'adversité par leurs qualités: la forme suprême est le don de soi à une grande cause, jusqu'au sacrifice, qui honore une communauté humaine digne de ce nom et qui donne la gloire d'éternité, dans la Mémoire des hommes." J. Dangel Héros et héroïnes dans l'épopée latine républicaine, de Livius Andronicus à Ennius

b) Nous pouvons aussi prolonger notre réflexion sur le sens à donner à ces héros certes fabriqués, mais fabriqués par des êtres de chair et de sang qui ont puisé là la force de construire leur Histoire:

"Les a-t-on entendus, au long des pages de Tite-Live et de César traduites laborieusement, ces légionnaires dont les galoches aux semelles de plomb – pour ne pas user le cuir ! – martelaient le pavé des routes au rythme de leur pas lent, mais régulier, au point de devenir obsédant ! Les a-t-on vus ces héros impressionnants de courage et d'humilité au service exclusif de leur patrie! Voici Horace, vainqueur des Curiaces, qui sauve Rome de la servitude, et Cincinnatus qui délaisse seize jours ses labours, le temps de repousser l'ennemi, puis revient à son araire et enraie placidement la terre comme s'il l'avait quittée la veille; voici Régulus, venu à Rome encourager à combattre Carthage jusqu'au bout, qui s'en retourne se livrer à l'ennemi parce qu'il avait donné sa parole; il sait que la mort l'attend, mais il supporte les plus affreuses tortures sans même jeter un cri… Et l'idée s'insinue que ces héros rigides, glorifiés par l'histoire, sont des statues sans âme, des géants impitoyables, à la limite de l'humain, que seuls pouvaient encore mettre en scène un Shakespeare ou un Corneille. (...) L'héroïsme a nourri la « vertu » romaine, et les obscurs citoyens suivent l'exemple. Ils se doivent à leur patrie. Mais ce fut parfois au prix de la peur. Rome, la dominatrice, a souvent tremblé, au point de penser abandonner ses murs, comme au temps de Camille, ou de croire arrivée l'heure de la servitude, quand Hannibal n'était qu'à quelques jours de ses portes sans qu'aucune force romaine ne restât pour lui en interdire l'entrée. Dans ces moments-là, et dans beaucoup d'autres, il fallait les tempéraments bien trempés d'hommes qui ne pouvaient faire honte aux grandes figures légendaires. Mais Rome n'est pas seulement une terre de héros. Tout ce que la cité compte de citoyens participe à sa défense et, à l'ombre tutélaire des grands hommes, c'est ici, plus qu'ailleurs, l'union qui fait la force. La foi aussi, en son destin. Et le ciment qui unit ces hommes dans leur volonté de survivre réside dans leur morale. Non, les Romains des premiers temps n'étaient pas des conquérants. Ils n'ont jamais pris l'offensive contre les peuples voisins. Ils ont toujours résisté aux pressions belliqueuses de ceux-ci et ont gagné. Puis ils ont offert leur protection à ces peuples voisins et les ont aidés à repousser, à leur tour, une invasion ennemie. Et ils sont parvenus, ainsi, à dominer l'Italie. C'était une question de survie car telle est la loi de la guerre dans l'Antiquité: on est vainqueur ou réduit en esclavage. Il leur fallut plus de quatre siècles pour y arriver. Parfois même de justesse – qu'on se souvienne de la présence gauloise à Rome en 390 avant J.-C. – et des oies du Capitole ! Tout cela n'a rien d'une conquête foudroyante…" Jean-Noël Robert Rome : l'ombre des héros

c) Pour apprécier, dans une perspective un peu différente, l'importance de ces mythes fondateurs d'une certaine idée de la république romaine, nous vous renvoyons vers les allusions que le poète Horace multiplie dans ses Odes aux grands héros de la République, Régulus en tête comme pour mieux confisquer leur grandeur et l'offrir en auréole à Auguste.

"Romulum post hos prius an quietum

Pompili regnum memorem, an superbos

Tarquini fasces, dubito, an Catonis

nobile letum.

 

Regulum et Scauros animaeque magnae

prodigum Paulum superante Poeno

gratus insigni referam Camena

Fabriciumque." Horace Carmina 1, 12

"Eh bien ! ce fruit de sept siècles de travaux au dedans et au dehors, Horace, dans ses vers, aidant la politique du prince, le confisque, pour ainsi dire, à son profit. Lisez ces odes où tous les souvenirs de la république, jusqu'au sacrifice de Régulus, jusqu'au trépas de Caton, servent de cadre à la figure de celui qui, avec l'air de ne rien changer au régime de Rome, y a effacé jusqu'aux derniers vestiges de l'esprit républicain. Tout cela l’amène au vrai sujet de ses chants, au successeur de tous les grands hommes romains, qui gouverne la terre sous l’autorité des dieux. De même, dans l'autre morceau, l'humiliation des soldats de Crassus, qui ont pu vivre esclaves et soldats des Parthes, lui rappelle ce que pensait Régulus de pareils prisonniers, et comment il a mieux aimé aller reprendre ses fers que de donner à Rome le conseil de les racheter; et c'est par le tableau de sa rigide vertu, de son sublime sacrifice, qu'il célèbre les satisfactions obtenues des vainqueurs de Crassus par la politique d'Auguste. Ainsi, et Régulus, et Caton, et tous les grands hommes de la république romaine font, pour ainsi dire, cortège à Auguste dans les vers d'Horace." Henri Patin Etude sur la vie et les ouvrages d'Horace

Régulus, chantre ancien de la République, continue d'incarner des valeurs que le nouveau pouvoir se doit de célébrer; honorer Régulus revient à montrer l'attachement du nouveau souverain aux valeurs qui ont fait longtemps le lien social...

d) Nous vous proposons aussi ce texte d'Alexandre Dumas commentant, dans ses Mémoires, la représentation théâtrale à laquelle il vient d'assister, celle de Regulus tragédie écrite par Lucien Arnault en 1822, et dans laquelle le célèbre Talma interprète le rôle éponyme. Vous pourrez vous interroger sur le succès d'un tel sujet à cette époque...

Talma, dans un autre de ses grands rôles, celui de Cinna

"Puis nous allâmes prendre notre place à Régulus.
J'avais la mémoire pleine de Sylla ; je voyais entrer le sombre dictateur aux cheveux aplatis, à la tête couronnée, au front creusé par l'inquiétude ; sa parole était lente, presque solennelle ; son regard – celui du lynx et de l'hyène – s'abritait sous sa paupière clignotante comme celle des animaux qui ont l'habitude de veiller pendant la nuit et de voir dans l'obscurité.
C'était ainsi que j'attendais Talma.
Il entra, le pas rapide, la tête haute et la parole brève, ainsi qu'il convient au général d'un peuple libre et d'une nation conquérante; il entra, enfin, tel que Régulus devait entrer. Plus de toge, plus de pourpre, plus de couronne : la simple tunique, serrée par la ceinture de fer, sans autre manteau que celui du soldat.
Voilà ce qu'il y avait d'admirable chez Talma, c'est que, dans sa personnalité, toujours celle du héros qu'il était appelé à représenter, il construisait un monde, il rebâtissait une époque. Oui, Talma, oui, vous étiez bien, cette fois, l'homme de la guerre punique, le collègue de Duillius, ce triomphateur à qui ses contemporains, ignorants encore de ces titres et de ces honneurs avec lesquels on récompense les défenseurs de la patrie, donnèrent un joueur de flûte pour suivre ses pas en tout lieu, et une colonne rostrale pour planter devant sa maison; oui, vous étiez bien le consul qui, en abordant en Afrique, eut à combattre des monstres avant de combattre des hommes, et qui essaya des machines de guerre destinées à démanteler les murailles de Carthage en écrasant un boa de cent coudées; vous étiez bien cet homme à qui deux victoires donnèrent deux cents villes, et qui refusait toute paix à Carthage, tant que Carthage, la reine de la Méditerranée, la suzeraine de l'océan, qui avait côtoyé l'Afrique au sud jusqu'au-delà de l'équateur, qui s'était égarée au nord jusqu'aux îles Cassitérides, tant que Carthage conserverait un vaisseau armé.
O Carthaginois ! peuple de marchands, d'avocats et de sénateurs, vous étiez perdus, cette fois; et la race marchande l'emportait sur la race guerrière, les spéculateurs sur les soldats, les Hannon sur les Barca ; vous alliez consentir à tout ce qu'exigerait Régulus, s'il ne s'était pas trouvé à Carthage un Lacédémonien, un mercenaire, un Xantippe, lequel déclara que Carthage avait encore assez de ressources pour résister, et demanda le commandement en chef des armées. Le commandement lui fut accordé. C'était un Grec. Il attira les Romains en plaine, les enfonça avec sa cavalerie, et les fit écraser par ses éléphants. – Ce fut alors, ô Régulus- Talma ! que vous fîtes votre entrée dans Carthage, mais comme vaincu, mais comme prisonnier !
Certes, Lucien Arnault n'avait pas pressé ce magnifique sujet républicain au point d'en tirer tout le jus dramatique qu'il renfermait; certes, il n'avait pas ressuscité cette Rome patiente et infatigable comme les boeufs qui traînent la charrue; certes, il n'avait pas fait revivre la Carthage commerçante avec ses armées de condottieri recrutées parmi ces vigoureux Liguriens que Strabon nous montre, dans les montagnes de Gênes, brisant les rochers et portant d'énormes fardeaux; parmi ces habiles frondeurs qui venaient des îles Baléares, qui arrêtaient, avec leurs pierres, le cerf dans sa course, l'aigle dans son vol; parmi ces Ibériens si sobres et si robustes, qu'ils semblaient insensibles à la faim et à la fatigue, quand ils marchaient au combat avec leur saye rouge et leur épée à deux tranchants; enfin, parmi ces Numides que nous combattons encore aujourd'hui à Constantine, à Djidjelli, cavaliers terribles, centaures maigres et ardents comme leurs coursiers.
Non, alors – et cependant l'époque n'est pas éloignée –, non, la poésie n'était pas là ; et vous aviez pris de ce grand sujet, mon cher Lucien, ce qu'il vous était permis d'en prendre, c'est-à-dire, non pas la peinture d'un peuple, mais le dévouement d'un homme.
Talma était magnifique plaidant, devant le sénat romain, le refus de la paix, qui est sa condamnation à mort; Talma était splendide dans ce dernier cri qui, pendant deux cents ans, resta suspendu comme une menace sur la ville de Didon : « A Carthage! à Carthage ! ».

e) Une dernière piste à votre réflexion...Vous pouvez découvrir un peplum resté célèbre Cabiria ; nous faisons référence à ce film italien réalisé au début du siècle pour la signification "nationaliste" à un tel engouement pour l'histoire romaine d'une part et pour la glorification de modèles héroïques d'autre part... Il y avait en effet à cette réalisation des raisons «nationalistes» : recréée sous forme de spectacle populaire, la grandeur de la Rome antique pouvait renforcer l'unité italienne encore fraîche et galvaniser un pays en pleine transformation industrielle. Le rappel du passé glorieux n'était pas inutile non plus au moment où la nouvelle Italie, obsédée par la «romanisation», cherchait à reconquérir un domaine colonial en Libye. Après diverses versions de la Prise de Rome, des Derniers Jours de Pompéi, de la Chute de Troie, Spartacus, Messaline et autres Quo Vadis? (en 1912, dans la dernière adaptation en date de ce roman célèbre, Enrico Guazzoni venait de situer le drame historique dans le monumental), les scénaristes se tournèrent vers l'époque des guerres puniques. La rivalité entre Rome et Carthage l'Africaine devint le sujet à la mode. En 1913, la firme Italia de Turin mit donc en chantier Cabiria. Le film fut écrit et réalisé par Giovanni Pastrone (alias Piero Fosco), et c'est le poète national, l'esthète Gabriele D'Annunzio, qui en rédigea les commentaires et les intertitres. Là encore, la barbarie du monde punique, tortionnaire et sanguinaire, est largement évoquée pour servir la grandeur du héros romain doué de toutes les vertus... En 1937, pour la propagande «impériale» de Mussolini, Carmine Gallone réalisa un Scipion l'Africain très inspiré de Cabiria. Cette Italie est bien éloignée de celle du Sénat mais les époques aiment à se retrouver dans un Regulus.