Commentaire
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a) Ce second texte peut être l'occasion de s'interroger sur le rôle attribué au héros et à ses exploits. Pourquoi peindre de tels hauts faits? Quelle valeur accorder à ces récits qui nous semblent souvent irréels tant l'hyperbole est présente, tant le héros est glorifié face à des méchants horriblement méchants... Il est important de replacer ces narrations dans une logique qui font souvent de ces textes des éléments fondateurs: "Le héros épique chez les poètes républicains est ainsi au cœur de la romanité. De la romanisation des valeurs à la romanité triomphante, il progresse au rythme des conquêtes territoriales et culturelles en même temps que de l'âme romaine. Dès lors qu'il participe à la construction d'une idéologie nationale, hommes et femmes y travaillent en partage. L'héroïsme féminin est seulement plus souvent mêlé à une écriture tragique que sa forme masculine. Mais la louange épidictique est communément partagée. Le texte épique est ainsi celui d'une communauté dont la modélisation héroïque a une valeur structurante: l'action narrée requiert une concordia culturelle dans une République polycentrique autant qu'aristocratique. Aristocratie des esprits plus encore que de naissance, au point que la référence pastorale d'un Romulus n'est qu'un moment accidentel de l'histoire, ce monde des res gestae exemplaires fait de l'événement un guide référentiel, si bien que le passé mythique et le fait historique ont le même sens prégnant d'un modèle à suivre. Le mythe est en effet à Rome préfiguration de l'histoire. b) Nous pouvons aussi prolonger notre réflexion sur le sens à donner à ces héros certes fabriqués, mais fabriqués par des êtres de chair et de sang qui ont puisé là la force de construire leur Histoire: "Les a-t-on entendus, au long des pages de Tite-Live et de César traduites laborieusement, ces légionnaires dont les galoches aux semelles de plomb – pour ne pas user le cuir ! – martelaient le pavé des routes au rythme de leur pas lent, mais régulier, au point de devenir obsédant ! Les a-t-on vus ces héros impressionnants de courage et d'humilité au service exclusif de leur patrie! Voici Horace, vainqueur des Curiaces, qui sauve Rome de la servitude, et Cincinnatus qui délaisse seize jours ses labours, le temps de repousser l'ennemi, puis revient à son araire et enraie placidement la terre comme s'il l'avait quittée la veille; voici Régulus, venu à Rome encourager à combattre Carthage jusqu'au bout, qui s'en retourne se livrer à l'ennemi parce qu'il avait donné sa parole; il sait que la mort l'attend, mais il supporte les plus affreuses tortures sans même jeter un cri… Et l'idée s'insinue que ces héros rigides, glorifiés par l'histoire, sont des statues sans âme, des géants impitoyables, à la limite de l'humain, que seuls pouvaient encore mettre en scène un Shakespeare ou un Corneille. (...) L'héroïsme a nourri la « vertu » romaine, et les obscurs citoyens suivent l'exemple. Ils se doivent à leur patrie. Mais ce fut parfois au prix de la peur. Rome, la dominatrice, a souvent tremblé, au point de penser abandonner ses murs, comme au temps de Camille, ou de croire arrivée l'heure de la servitude, quand Hannibal n'était qu'à quelques jours de ses portes sans qu'aucune force romaine ne restât pour lui en interdire l'entrée. Dans ces moments-là, et dans beaucoup d'autres, il fallait les tempéraments bien trempés d'hommes qui ne pouvaient faire honte aux grandes figures légendaires. Mais Rome n'est pas seulement une terre de héros. Tout ce que la cité compte de citoyens participe à sa défense et, à l'ombre tutélaire des grands hommes, c'est ici, plus qu'ailleurs, l'union qui fait la force. La foi aussi, en son destin. Et le ciment qui unit ces hommes dans leur volonté de survivre réside dans leur morale. Non, les Romains des premiers temps n'étaient pas des conquérants. Ils n'ont jamais pris l'offensive contre les peuples voisins. Ils ont toujours résisté aux pressions belliqueuses de ceux-ci et ont gagné. Puis ils ont offert leur protection à ces peuples voisins et les ont aidés à repousser, à leur tour, une invasion ennemie. Et ils sont parvenus, ainsi, à dominer l'Italie. C'était une question de survie car telle est la loi de la guerre dans l'Antiquité: on est vainqueur ou réduit en esclavage. Il leur fallut plus de quatre siècles pour y arriver. Parfois même de justesse – qu'on se souvienne de la présence gauloise à Rome en 390 avant J.-C. – et des oies du Capitole ! Tout cela n'a rien d'une conquête foudroyante…" Jean-Noël Robert Rome : l'ombre des héros c) Pour apprécier, dans une perspective un peu différente, l'importance de ces mythes fondateurs d'une certaine idée de la république romaine, nous vous renvoyons vers les allusions que le poète Horace multiplie dans ses Odes aux grands héros de la République, Régulus en tête comme pour mieux confisquer leur grandeur et l'offrir en auréole à Auguste. "Romulum post hos prius an quietum Pompili regnum memorem, an superbos Tarquini fasces, dubito, an Catonis nobile letum.
Regulum et Scauros animaeque magnae prodigum Paulum superante Poeno gratus insigni referam Camena Fabriciumque." Horace Carmina 1, 12 "Eh bien ! ce fruit de sept siècles de travaux au dedans et au dehors, Horace, dans ses vers, aidant la politique du prince, le confisque, pour ainsi dire, à son profit. Lisez ces odes où tous les souvenirs de la république, jusqu'au sacrifice de Régulus, jusqu'au trépas de Caton, servent de cadre à la figure de celui qui, avec l'air de ne rien changer au régime de Rome, y a effacé jusqu'aux derniers vestiges de l'esprit républicain. Tout cela l’amène au vrai sujet de ses chants, au successeur de tous les grands hommes romains, qui gouverne la terre sous l’autorité des dieux. De même, dans l'autre morceau, l'humiliation des soldats de Crassus, qui ont pu vivre esclaves et soldats des Parthes, lui rappelle ce que pensait Régulus de pareils prisonniers, et comment il a mieux aimé aller reprendre ses fers que de donner à Rome le conseil de les racheter; et c'est par le tableau de sa rigide vertu, de son sublime sacrifice, qu'il célèbre les satisfactions obtenues des vainqueurs de Crassus par la politique d'Auguste. Ainsi, et Régulus, et Caton, et tous les grands hommes de la république romaine font, pour ainsi dire, cortège à Auguste dans les vers d'Horace." Henri Patin Etude sur la vie et les ouvrages d'Horace Régulus, chantre ancien de la République, continue d'incarner des valeurs que le nouveau pouvoir se doit de célébrer; honorer Régulus revient à montrer l'attachement du nouveau souverain aux valeurs qui ont fait longtemps le lien social... d) Nous vous proposons aussi ce texte d'Alexandre Dumas commentant, dans ses Mémoires, la représentation théâtrale à laquelle il vient d'assister, celle de Regulus tragédie écrite par Lucien Arnault en 1822, et dans laquelle le célèbre Talma interprète le rôle éponyme. Vous pourrez vous interroger sur le succès d'un tel sujet à cette époque... Talma, dans un autre de ses grands rôles, celui de Cinna "Puis nous allâmes prendre notre place à Régulus. e) Une dernière piste à votre réflexion...Vous pouvez découvrir un peplum resté célèbre Cabiria ; nous faisons référence à ce film italien réalisé au début du siècle pour la signification "nationaliste" à un tel engouement pour l'histoire romaine d'une part et pour la glorification de modèles héroïques d'autre part... Il y avait en effet à cette réalisation des raisons «nationalistes» : recréée sous forme de spectacle populaire, la grandeur de la Rome antique pouvait renforcer l'unité italienne encore fraîche et galvaniser un pays en pleine transformation industrielle. Le rappel du passé glorieux n'était pas inutile non plus au moment où la nouvelle Italie, obsédée par la «romanisation», cherchait à reconquérir un domaine colonial en Libye. Après diverses versions de la Prise de Rome, des Derniers Jours de Pompéi, de la Chute de Troie, Spartacus, Messaline et autres Quo Vadis? (en 1912, dans la dernière adaptation en date de ce roman célèbre, Enrico Guazzoni venait de situer le drame historique dans le monumental), les scénaristes se tournèrent vers l'époque des guerres puniques. La rivalité entre Rome et Carthage l'Africaine devint le sujet à la mode. En 1913, la firme Italia de Turin mit donc en chantier Cabiria. Le film fut écrit et réalisé par Giovanni Pastrone (alias Piero Fosco), et c'est le poète national, l'esthète Gabriele D'Annunzio, qui en rédigea les commentaires et les intertitres. Là encore, la barbarie du monde punique, tortionnaire et sanguinaire, est largement évoquée pour servir la grandeur du héros romain doué de toutes les vertus... En 1937, pour la propagande «impériale» de Mussolini, Carmine Gallone réalisa un Scipion l'Africain très inspiré de Cabiria. Cette Italie est bien éloignée de celle du Sénat mais les époques aiment à se retrouver dans un Regulus.
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