Commentaire

Tertullien, sur un ton plein d'ironie, fustige ici les Romains dans l'admiration qu'ils portent aux héros passés ou contemporains qui ont à leurs yeux incarné la vertu, qui ont ainsi suivi ce que l'on appelle ailleurs "le mos majorum"... Nous vous proposons après avoir découvert ces différents héros de replacer la citation de leur bravoure dans le projet apologétique de Tertullien, pour en comprendre l'usage rhétorique, de réfléchir alors à la portée des textes des Pères de l'Eglise dans la lutte du christianisme contre le paganisme, avant de confronter deux regards opposés sur l'oeuvre de Tertullien.

a) Vous pouvez avec intérêt découvrir dans un premier temps les exploits de ceux qui vous sont cités ou lire les circonstances toujours tragiques de leur mort: qu'il s'agisse de Mucius, d' Empédocle, d'Anaxarque, de Zenon d'Elée, philosophe, , vous avez là une illustration des valeurs romaines accomplies: rigueur, constance, fidélité, sens du sacrifice...

Il est à noter que ces exemples mêlent aisément authenticité et légendes, que l'histoire s'allie avec des transpositions romancées qui n'ont plus que de faibles liens avec la réalité... L'iconographie s'est ainsi elle-même emparée de tels sujets "plastiques":

Louis-Pierre Deseine, Mucius Scaevola

La main dans le feu, Mucius fixe Porsenna jusqu'à lui faire baisser les yeux, contraignant ainsi l'ennemi étrusque à reconnaître la bravoure et la force romaines.

b) Toutes ces références, citées par Tertullien, prennent dans son oeuvre un sens bien particulier et sont ici utilisées dans un souci rhétorique évident:

" Tertullien est le Père de l'Église latine le plus remarquable au IIIe siècle, riche en dons intellectuels et oratoires, plus riche encore en aspirations morales et religieuses diverses, parfois contradictoires, « âme de catholique fanatique et d'individualiste protestant, d'orthodoxe et d'hérétique, de spiritualiste chrétien et de matérialiste naïf, de traditionaliste et de novateur ». Emporté par sa passion pour ce qu'il croit être le vrai et le bien, dans son impatience, qu'il confesse, il exagère les principes en les appliquant durement à la réalité complexe, il cultive le paradoxe, il brandit parfois des arguments mauvais. Mais quel savoir et quelle éloquence ! « Qui est plus érudit et plus pénétrant que lui ? » disait Jérôme. Versé dans la langue grecque, dans la philosophie profane, la littérature chrétienne, la science juridique, la rhétorique de la prose d'art, il s'exprime. en une langue nerveuse, colorée, riche en expressions originales, forgée en général d'accord avec la logique et en formules de juriste frappées en quelques sorte au marteau, criblée d'antithèses, parfois concise jusqu'à l'obscurité, parfois prolixe et subtile. Écrivain génial, il fut, comme Paul l'avait été pour le grec, le créateur du latin d'Église"

Il s'agit en effet pour Tertullien dans cette oeuvre de mener une argumentation pour prouver l'innocence des Chrétiens injustement accusés et de marquer la supériorité de la foi chrétienne:

"Autrement achevé et puissant est le second traité de Tertullien (entre 197 et 200), son célèbre Apologeticum (Apologétique), oeuvre étincelante et émouvante, déparée, il est vrai, par la subtilité et l'ironie. S'adressant aux gouverneurs de provinces (proesides provinciarum), en particulier au proconsul d'Afrique, il commence, avec sa grande compétence juridique, par critiquer la procédure suivie à l'égard des chrétiens, d'après lui irrégulière et absurde, et les lois vexatoires, contraires au droit naturel. La foi chrétienne, s'écrie-t-il, demande qu'on ne la condamne pas sans examen. « Vous ne connaissez pas aussi longtemps que vous haïssez, et vous haïssez injustement tant que vous ne connaissez pas». On ne poursuit que le nom de chrétien, sans s'informer s'il s'y attache des forfaits. « On déteste un nom innocent dans des hommes innocents... Plus on s'améliore en devenant chrétien, plus on se rend odieux ! » Tertullien montre avec éloquence, que la religion proscrite est exempte des crimes qu'on lui reproche et qu'elle est même un bien. La loi qui la condamne s'est trompée, et il faut la réformer, comme les Lacédémoniens ont « corrigé les ordonnances de Lycurgue, comme les Romains ont abrogé les mesures sévères contre le luxe et l'ambition ». Il écarte l'accusation d'égorger des enfants pour les manger et celle de commettre des infamies dans l'obscurité, crimes qui seraient plutôt le fait des païens habitués à sacrifier des êtres humains et à se livrer à une luxure sans frein.(...) Puis, Tertullien compare à la philosophie la foi nouvelle, et, en un parallèle mordant, il met en contraste les incertitudes et les tares des philosophes avec l'assurance des chrétiens et ce bel idéal qui a poussé telle jeune fille à préférer aller au lion que chez l'entremetteur (ad leonem potius quam ad lenonem). Il conclut avec une saisissante éloquence, que les cruautés les plus raffinées ne serviront qu'à « donner plus d'attrait à leur religion» . Nous multiplions à mesure que vous nous moissonnez : le sang des chrétiens est une semence » (semen est sanguis Christianorum) ! "(même source)

Nous comprenons alors l'objectif de Tertullien: montrer que les chrétiens sont capables d'endurer les souffrances du martyr comme Mucius a affronté Porsenna, comme Régulus a bravé les Carthaginois c'est reconnaître à ceux que l'on veut faire taire le droit de prétendre à la vertu, valeur romaine s'il en est; c'est placer la foi en Dieu au-dessus de la patrie, ou de la famille.. Ces références deviennent alors pour Tertullien, autant d'arguments dont la force est prouvée par les nombreuses reprises qu'il en fait dans son oeuvre; ainsi cet extrait de "Ad Martyras"("Aux proclamateurs de la foi")

" Mais nous savons par l'enseignement du Seigneur que la chair est faible, si l'âme est pleine d'ardeur. Ne nous abusons donc pas: le Seigneur a reconnu la débilité de la chair et, pour cette raison, il a proclamé devant tous l'impétuosité de l'âme, voulant montrer laquelle des deux devait être soumise à l'autre, à savoir que la chair le soit à l'âme, la plus faible à la plus forte, pour que, grâce à l'âme, la chair s'approprie la vaillance. Que l'âme s'entretienne donc avec la chair de leur salut commun et non plus des incommodités de la prison mais de la lutte sportive et du combat militaire à venir. La chair appréhendera peut-être le poids du glaive, la hauteur de la croix, la fureur des bêtes, le châtiment suprême des flammes et toute l'ingéniosité du bourreau dans le domaine des tortures. Mais que l'âme oppose alors et à elle-même et à la chair ce raisonnement: malgré la cruauté de ces tortures, celles-ci ont été accueillies par beaucoup sans broncher et, qui plus est, recherchées par désir de renommée et de gloire et non pas seulement par des hommes mais aussi par des femmes, pour que, vous aussi, bien-aimées, vous répondiez de votre sexe. Il serait trop long de dénombrer un à un ceux qui, conduits par leur esprit, se sont suicidés par le glaive. Pour ce qui est des femmes, citons Lucrèce, qui, victime d'un viol, se poignarda sous le regard de ses proches, pour pourvoir à la célébrité de sa chasteté. Mucius, sur l'autel, réduisit en cendres sa main droite, afin que son renom conserve ce haut fait. Les philosophes n'en firent pas moins: Heraclite, enduit de bouse de vache, s'immola ; Empédocle se précipita dans les flammes de l'Etna ; Pérégrinus, il y a peu, se jeta volontairement dans le bûcher funèbre. Mais des femmes aussi, ont fait fi des flammes comme Didon pour ne pas être contrainte de convoler après avoir été mariée à un époux adoré; de même, la femme d'Asdrubal, dans Carthage embrasée, pour ne pas voir son mari implorant Scipion, s'élança avec ses enfants dans le brasier qui dévorait la cité. Régulus, général des armées romaines, capturé par les Carthaginois, refusa d'être échangé contre de nombreux prisonniers et préféra être restitué à ses ennemis pour être, dans une sorte de cage, enserré d'une multitude de clous fichés de l'extérieur qui le transpercèrent comme autant de supplices. Une femme eut recours de bon cœur aux bêtes et en tout cas à des aspics, serpents plus repoussants que le taureau ou l'ours : Cléopâtre se livra à eux pour ne pas tomber aux mains de l'ennemi. «Mais la crainte de la mort n'est pas aussi grande que celle des supplices. » Ainsi que concéda au bourreau la courtisane d'Athènes ? Torturée par le tyran, parce que complice de conjurés, non seulement elle ne trahit pas ces derniers, mais elle cracha, finalement, sa langue rongée à la face du despote pour qu'il soit persuadé de l'inanité de ses tortures même si elles persistaient. Il est bien connu aussi que, de nos jours, la plus grande fête annuelle des Lacédémoniens est la diamastigosis, c'est-à-dire une flagellation. Lors de ce rite, devant l'autel, des jeunes gens de bonne famille sont fouettés en présence de leurs parents et de leurs proches qui les exhortent à persévérer. En effet distinction et renommée sont attachées à un plus grand titre d'honneur, si, sous les coups, la vie abandonne la partie plutôt que le corps. Si la perspective d'un tant soit peu de renommée terrestre permet d'extraire une telle force du corps et du souffle parce qu'elle tient pour négligeable, au regard de la récompense de la louange humaine, le glaive, le feu, la croix, les bêtes et les tortures, je puis affirmer: vos souffrances sont infimes au vu de la gloire céleste et de la récompense divine. Si la verroterie a autant de prix, combien vaut la perle véritable ? Qui donc ne débourserait pas volontiers autant pour la vérité que d'autres pour la pacotille ?"

Benjamin West Régulus quittant Rome

 

c) Ces remarques nous amènent alors à réfléchir au sens du mot "apologétique", sur l'histoire de l'apologie, de celle de Socrate écrite par Platon à l'oeuvre de Pascal Les Pensées ou à l'ouvrage contemporain du russe Léon Chestov Athènes et Jérusalem...

De date relativement récente, l’apologétique chrétienne peut être juive, catholique, orthodoxe ou protestante. Elle se distingue de la controverse par son ouverture au dialogue, aussi avec soi-même. Pour reprendre les termes de Bernard et D. Dupuy, l’apologétique « cherche à établir les motifs qu’à chaque époque le fidèle reconnaît à sa croyance, en face de sa propre incroyance, et à le communiquer à autrui » (Encyclopedia Universalis, t. I, p.379).

Ainsi Tertullien, en polémiste brillant et redoutable, entend à l'intérieur d'un débat convaincre de la vérité d'une foi; il s'agit alors de s'attaquer aux mythes fondateurs d'une société pour asseoir d'autres repères, eux aussi propres à fonder une communauté de pensée.

"Mis au contact du monde et de la culture antique, le christianisme pose de multiples questions, qui tiennent essentiellement à la manière dont cette religion a priori sans commune mesure avec la pensée païenne réussira son intégration au point de devenir la religion officielle de l’Empire. L’un des principaux points de controverse réside dans la perception et la définition de la divinité par les pensées païenne et chrétienne. C’est au cours du second siècle que le christianisme commence à s’imposer, mais, à cette époque, le fait chrétien suscite d’ardentes controverses ainsi qu’une floraison d’écrits. Dans ce contexte, le témoignage de Tertullien est précieux. Apologiste comme Minucius Felix, mais aussi controversiste comme saint Irénée, Tertullien place ses écrits dans une logique de lutte contre le paganisme, mais aussi contre le judaïsme et le gnosticisme. Il met ainsi en œuvre une explication sur la notion et la nature de Dieu, non seulement pour rétorquer aux attaques des païens, mais aussi pour éclairer et édifier la notion chrétienne de Dieu: comment envisager que la divinité s’engage dans le devenir, comment accepter que l’Un se perde au contact du Multiple, comment saisir la notion de Dieu telle qu’elle est présentée par chacune des pensées et, ce faisant, comment parler des autres dieux ? Les débats sur la question de Dieu entre les païens et les chrétiens vont nous permettre de nous former une idée des difficultés rencontrées par la pensée chrétienne dans son expansion, et d’envisager la manière dont les signes mis en œuvre dans ces discussions sont engagés dans la construction d’une identité religieuse. En bouleversant les croyances et les pratiques du monde romain, le christianisme donne naissance à un conflit culturel dont les batailles vont se jouer sur le terrain des signes autant que sur celui des idées. On examinera donc le réseau thématique qui se crée pour exprimer l’essence et la nature de Dieu dans les discours païens et chrétiens comme un préalable à l’étude de la stratégie par laquelle chaque discours trouve à se légitimer et à condamner la visée culturelle, religieuse et politique de la croyance adverse.(...)

La /polynomia/ des dieux ou des divinités païennes entre en opposition avec le singulier deus, Dieu unique chrétien, qui se définit comme un au-delà de toute pluralité conceptuelle, quelle que soit sa finalité. Dans cette perspective, le terme deus devient un signe, comme un système ou un ensemble de valeurs, qui révèle la différence même de la nature de la divinité. Ce point de controverse motive donc une démarche à finalité hégémonique. Dans cette logique, les œuvres des apologistes entrent en conflit avec toute expression culturelle qui promulguerait le panthéisme ou le pluralisme. Le concept de la divinité monothéiste se différencie du point de vue étiologique propre au paganisme. Par opposition à la polynomia des dieux, Deus devient donc la totalité du monde et des rei, si bien qu’aucun signe comme nomen ne peut lui être propre, car il n’est pas nomen, mais principe sans contraire qui, malgré ce critère d’unicité, ne s’oppose ni à l’altérité du monde ni à la multiplicité de ses manifestations.(...)

L’opposition superstitio / religio, telle qu’elle est représentée dans le schéma, va d’emblée être introduite pour parler du christianisme et des pratiques de ses adeptes par les païens, soulignant la distance que prennent les auteurs et les polémistes romains avec ce qui représente à leurs yeux une nouvelle secte. Dès la naissance du christianisme, les Romains l’ont considéré comme une superstition et l’opposent au terme religio. En refusant de reconnaître le christianisme comme une religion, le paganisme met en cause son ancienneté, donc sa légitimation historique dans la culture latine en l’opposant au mos maiorum : nous constatons l’imposition d’une logique culturelle et historique au service de l’idéologique.(...)

L’apparition du christianisme comme nouvelle religion dans l’Empire romain aboutit inévitablement à un affrontement des identités culturelles, dans la mesure où il remet en cause, du fait de sa seule existence, les conceptions qui avaient jusqu’alors régné presque sans partage dans le monde romain. La nature de Dieu cristallise les controverses et offre un exemple significatif des enjeux que revêt le discours sur la divinité et sur les signes qui lui sont attachés. Parmi ceux-ci, le nom, les qualificatifs, le mode de représentation ou le refus de toute représentation constituent les axes majeurs de la réflexion des Pères de l’Eglise oeuvrant pour imposer leurs conceptions de la divinité et leur religion. Les concepts sur la divinité et les aspects du dogme passent ainsi par un travail de composition sémiotique et par des adaptations sémantiques, qui nécessitent d’opérer une sélection parmi les signes et les significations qui sont attachés aux deux religions en présence, de les infléchir et de les orienter afin de mieux construire un univers de signes adaptés à la nouvelle identité, qui doit composer avec l’ancienne pour s’imposer définitivement. Dans cette logique de confrontation des cultures, le christianisme s’imposera dans le monde romain, ce qu’avait déjà souhaité Origène en imaginant les Barbares triomphants se faisant chrétiens à leur tour, et le christianisme installant son hégémonie sur les autres cultes détruits. "

"LES CHRÉTIENS FACE AU PAGANISME : LA CONSTRUCTION DISCURSIVE D'UNE IDENTITÉ ( Bassir AMIRI)

Jean-Joseph-Alexandre Falguière, Tarcisius, jeune martyr chrétien

d) Nous proposons enfin à votre lecture deux auteurs qui vous proposent ici deux approches bien différentes de Tertullien...

Voltaire dans son Traité sur la Tolérance place l'intolérance du côté des chrétiens et réfléchit à l'histoire des martyrs; il ne peut alors que rencontrer Tertullien:

"Tertullien, dans son Apologétique, avoue qu'on regardait les chrétiens comme des factieux: l'accusation était injuste, mais elle prouvait que ce n'était pas la religion seule des chrétiens qui excitait le zèle des magistrats. Il avoue que les chrétiens refusaient d'orner leurs portes de branches de laurier dans les réjouissances publiques pour les victoires des empereurs: on pouvait aisément prendre cette affectation condamnable pour un crime de lèse-majesté". (...) "

Chateaubriand, au contraire , dans Le génie du christianisme célèbre Tertullien:

"L'éloquence des docteurs de l'Eglise a quelque chose d'imposant, de fort, de royal, pour ainsi parler, et dont l'autorité vous confond et vous subjugue. On sent que leur mission vient d'en haut et qu'ils enseignent par l'ordre exprès du Tout-Puissant. Toutefois, au milieu de ces inspirations, leur génie conserve le calme et la majesté.(...)

De même que saint Ambroise est le Fénelon des Pères, Tertullien en est le Bossuet. Une partie de son plaidoyer en faveur de la religion pourrait encore servir aujourd'hui dans la même cause. Chose étrange, que le christianisme soit maintenant obligé de se défendre devant ses enfants, comme il se défendait autrefois devant ses bourreaux, et que l'Apologétique aux gentils soit devenue l'Apologétique aux chrétiens !

Ce qu'on remarque de plus frappant dans cet ouvrage, c'est le développement de l'esprit humain: on entre dans un nouvel ordre d'idées; on sent que ce n'est plus la première antiquité ou le bégaiement de l'homme qui se fait entendre.

Tertullien parle comme un moderne; ses motifs d'éloquence sont pris dans le cercle des vérités éternelles, et non dans les raisons de passion et de circonstance employées à la tribune romaine ou sur la place publique des Athéniens. Ces progrès du génie philosophique sont évidemment le fruit de notre religion. Sans le renversement des faux dieux et l'établissement du vrai culte, l'homme aurait vieilli dans une enfance interminable ; car étant toujours dans l'erreur par rapport au premier principe, ses autres notions se fussent plus ou moins ressenties du vice fondamental".

Saint Nicaise