Commentaire

Cette lettre est à replacer dans l'histoire, complexe et diversement relatée ou interprétée, des persécutions contre les chrétiens... La première persécution officielle est déclenchée par l’empereur Néron en 64 dans le contexte du gigantesque incendie qui ravage la capitale de l’Empire: Néron détourne la colère populaire sur les chrétiens. Après les troubles relatés par Pline en Bithynie, c’est à Lyon que sont martyrisés une quarantaine de chrétiens dont Blandine en 177. La dernière grande persécution a lieu sous le règne de Dioclétien au début du IV° siècle. Les rapports entre le pouvoir et la nouvelle religion sont complètement bouleversés lorsque Constantin se convertit au christianisme en 313 et ordonne par l’édit de Milan le libre exercice des cultes. A la fin du IV° siècle, le christianisme devient la religion officielle de l’Empire sous le règne de Théodose.

Nous vous proposons ici plusieurs pistes de travail.

Carpaccio, sainte Ursule

a) A propos du "Non licet esse Christianum": le problème de l'Institutum Neronianum

"On peut actuellement poser ainsi le problème de l'Institutum Neronianum : Tertullien, dans l'Ad nationes (1, 7) nous parle d'un Institutum Neronianum, et, dans l'Apologétique (IV, 4), d'une formule appliquée aux chrétiens et qui parait bien être celle de cet Institutum (cf. V, 3). Il la présente ainsi : « Non licet esse vos » ; d'où on peut facilement tirer, comme l'a déjà fait Sulpice-Sévère (Chron. II, 29) : «Non licet esse christianum.». Les deux ouvrages sont de 197; le décret de Néron vraisemblablement de 64; que savons-nous, dans cet intervalle, de l'Institutum ?

En 64, Néron, accusé d'avoir allumé le terrible incendie qui dévasta Rome, fit dévier sur les chrétiens l'impopularité dont il était menacé : « subdidit reos », nous dit Tacite; et après avoir expliqué ce qu'étaient les chrétiens, il ajoute : « Igitur primum correpti qui fatebantur, deinde indicio eorum multitudo ingens haud perinde in crimine incendii quam odio generis humani convicti sunt ». Il ressort de ce passage, que non seulement il n'est pas question d'un texte juridique, mais que Tacite nous semble plutôt nous présenter la première persécution comme une série de mesures administratives ou policières commencées ou continuées sans autre justification que le bon plaisir de la foule.

La lettre de Pline à Trajan (X, 95) offre de plus graves difficultés. Pline, gouverneur de Bithynie, écrit à l'empereur une lettre, comme d'ordinaire, élégamment écrite, mais où se révèlent les soucis d'un administrateur et d'un juriste consciencieux, et par conséquent dont tous les termes doivent être soigneusement pesés. Il y pose une série de questions dont une domine et résume toutes les autres : faut-il punir chez les chrétiens le simple fait d'avoir adhéré au christianisme ou les actes scandaleux qui semblent plus ou moins indissolublement liés à leurs croyances? Et dès maintenant une difficulté se présente: Comment Pline pourrait-il poser une pareille question, s'il avait entre les mains la formule «Non licet esse christianum», qui précisément (Tertullien a bien soin de le souligner) porte sur le "nomen". Et toute la suite de la lettre confirmera cette ignorance; car Pline a justement besoin de savoir s'il existe un texte de ce genre pour fixer sa ligne de conduite à l'égard des chrétiens. Il y a d'abord ceux qui s'avouent chrétiens et persistent à l'être; contre ceux-là, Pline sévit, et il prend soin de nous expliquer pourquoi ce n'est évidemment pas pour christianisme, puisqu'il ne sait pas si le christianisme est puni comme tel; ni pour les flagitia, puisqu'il ne se préoccupe même pas de savoir s'il en a été commis; il les punit pour « entêtement et obstination inflexible » C'est que, en pareil cas, le gouverneur use de son droit de coercitio qui lui permet de réprimer tout ce qui dans les actes, les paroles, les croyances, porte atteinte à l'ordre public. Mais il y a d'anciens chrétiens qui renient leur religion; ceux-là, on ne peut les accuser d'entêtement. On pourrait sans doute les punir pour actes scandaleux; mais, après enquête, il appert qu'ils n'en ont pas commis. Reste un seul cas où ils pourraient être frappés, c'est celui où le simple fait de christianisme serait assimilé à un crime et puni comme tel par les lois; et voilà pourquoi Pline a absolument besoin d'être éclairé sur ce point.(...)

Frappé de toutes ces obscurités, j'ai cru pouvoir expliquer les premières persécutions, non par une loi, mais uniquement par la haine dont les chrétiens sont l'objet, et le désir qu'avait le gouvernement impérial, en les persécutant, de donner satisfaction à l'opinion publique. Pourquoi les chrétiens sont-ils odieux? Il serait sans doute difficile d'en donner une raison valable; mais on pourrait certainement analyser les sentiments qui animent le vulgaire, en englobant sous ce vocable aussi bien la haute société que le menu peuple. Ce qui déplait évidemment à celui-ci, c'est d'abord que des gens qui sont pour la plupart de sa condition ne fassent pas comme tout le monde...(...)

Il y a en Bithynie des chrétiens; comment Pline les avait-il découverts? Il ne le dit pas. Il est probable qu'étant donné son caractère paisible il n'a pas dû s'appliquer à des recherches; il s'est trouvé probablement en présence d'une violente agitation anti-chrétienne. Ce qui semble confirmer cette hypothèse, c'est la rapidité avec laquelle, de l'aveu même de Pline, les accusations se répandent; on va jusqu'à afficher une dénonciation anonyme. Que décidera alors le gouverneur? Probablement de faire venir les inculpés et de leur tenir ce langage: « Vous voyez que votre conduite est un élément de désordre; votre attitude a l'air d'une provocation; renoncez donc à des croyances absurdes et choquantes, qui ne peuvent entraîner que désordre et immoralité ». Lorsque à ce discours, que Pline s'imagine bienveillant et presque cordial, les chrétiens répondent par un refus catégorique, les sentiments du gouverneur changent, et le ton qu'il emploie aussi : « Une pareille obstination est de l'insolence et de la rébellion, je vais sévir contre vous ».

La réponse de Trajan, dans notre hypothèse, est tout à fait explicable; puisqu'il ne s'agit que de donner satisfaction à l'opinion, on poursuivra les chrétiens juste dans la mesure où il faut obtenir l'apaisement nécessaire. Si étrange que cela puisse paraître, Trajan n'a pas à l'égard des chrétiens d'autres sentiments que Néron; il a la même préoccupation que son prédécesseur: obéir docilement à l'opinion publique; s'il semble moins dur, c'est uniquement qu'il n'a pas besoin d'opérer une diversion, de détourner le mécontentement populaire, en le faisant retomber sur d'autres.

Il n'est pas jusqu'à la situation des communautés chrétiennes qui ne s'explique mieux dans cette hypothèse. Car si aucune loi formelle n'interdisait le christianisme, elles restaient légales et pouvaient régulièrement posséder, alors que l'animosité publique en persécutait les membres. Loin que leur situation fût analogue à celle des associations auxquelles nous avons fait allusion plus haut, elle était exactement l'inverse: elles étaient légales, sans être toujours tolérées.

Evidemment une telle théorie suppose que l'Institutum Neronianum est une erreur ou une invention de Tertullien; cela ne me paraît pas impossible. Un dialecticien comme lui a besoin de s'attaquer à quelque chose de concret, qui lui permette de mettre ses adversaires au pied du mur. Qu'il ait imaginé un décret de Néron s'explique, et par le fait que les persécutions datent en effet de lui, et par le désir de justifier la thèse, suivant laquelle les plus mauvais empereurs ont été les plus acharnés persécuteurs. Quant à la formule, elle a pu lui être suggérée par la lettre de Pline, sur laquelle il se fonde précisément dans l'Apologétique pour prouver que ses adversaires ne condamnent qu'un nom, qu'ils ont préalablement vidé de tout sens. " A. BOURGERY.

 

b) Romains contre chrétiens:

Ce premier commentaire peut nous amener à essayer de comprendre ce qui dans la religion chrétienne, nouvelle, a pu autant inquiéter les Romains, pourtant connus pour leur aptitude à assimiler, à "digérer", d'autres religions depuis des siècles...

"Les Romains font une nette différence entre ce qu'ils qualifient de religio, culte reconnu d'un dieu romain ou étranger, et la superstitio, pratique religieuse illicite, qu'ils considèrent douteuse et dangereuse pour l'ensemble de la communauté. Ainsi, pour les autorités romaines, le judaïsme est une religio, et, même si leurs pratiques religieuses sont jugées incongrues et absurdes, les communautés juives sont reconnues par le pouvoir. En revanche, au moment du grand incendie de Rome en 64, Néron fait condamner les chrétiens de Rome - qui sont pour la plupart d'origine juive - pour leur « haine du genre humain » qui relève d'une superstitio. Pourquoi les chrétiens sont-ils considérés comme subversifs ? Leur culte ne contient rien en lui-même susceptible d'être insupportable pour les autres. On le voit bien dans la correspondance échangée entre Pline le Jeune, gouverneur du Pont-Bithynie, et Trajan à partir de 111. Pline fait part à l'empereur de sa perplexité sur la conduite à tenir face aux communautés chrétiennes de sa capitale, Nicomédie ce à quoi Trajan répond avec sagesse. A ses débuts, il est vrai, le christianisme a été caricaturé par les païens qui font courir des calomnies résultant d'une mauvaise compréhension de leurs rites. On les accuse d'anthropophagie, parce qu'ils « mangent un corps » et « boivent le sang », formules, on le sait, prononcées lors du partage de la Cène. Ils sont présentés comme des « incestueux », ce qui vient des appellations « frères » et « soeurs » utilisées par les fidèles entre eux. Les repas nocturnes des communautés sont évoqués comme donnant naissance à des turpitudes infâmes. Enfin, ce dieu des chrétiens qui n'a pas de représentation figurée est présenté comme ayant une tête d'âne. Ces calomnies ne sont pas l'apanage du seul christianisme. En leur temps, d'autres cultes étrangers ont subi les mêmes attaques visant à les interdire dans le monde romain. D'ailleurs, ces racontars datent des deux premiers siècles de notre ère; par la suite, le culte chrétien est suffisamment connu pour ne plus se prêter à de telles sornettes. Enfin, les accusations d'impiété contre les hommes qui refusent d'honorer les dieux et l'empereur sont très ponctuelles. De plus, le culte de l'empereur ne devient véritablement obligatoire pour l'ensemble des habitants de l'Empire qu'à partir du IIIe siècle. Ce n'est pas uniquement la multiplication des conversions qui fait du christianisme au IIIe siècle une force qu'il faut en un premier temps combattre, et en un second temps se résoudre à accepter. Ce qui devient un attrait pour les néophytes, c'est l'originalité des chrétiens face à la société établie: ils contestent les institutions sociales au nom de leur foi et s'affirment en s'opposant. Bien sûr, cette contestation n'a pas été systématique dans toutes les communautés chrétiennes. Cependant, les textes littéraires nous montrent bien comment s'est élaborée peu à peu une éthique proprement chrétienne qui entraîne le refus des us et coutumes du paganisme.» Catherine Salles

"Alexamanos adore son dieu" .

Graffiti de l'adoration de l' âne crucifié . IIè siècle ; Rome, Musée national des Thermes.

 

c) L'importance de la persécution et du martyr dans la littérature apologétique

Notons tout d'abord l'importance- sur le plan littéraire- de cette émergence dans le monde des Lettres de ces écrits rédigés par ces auteurs chrétiens qui se font les procureurs violents tout en étant aussi les avocats, les apologistes, de leur propre religion. Ceci s'explique bien sûr par le fait que le christianisme n'est pas une religion comme les autres: il ignore la tolérance qui caractérisait tous les cultes païens. Aux yeux des polythéistes, toutes les religions étaient "vraies", et tous les dieux méritaient d'être vénérés; on pouvait avoir certes une préférence, mais cela n'empêchait pas de reconnaître les autres...Or cette coexistence pacifique était impensable pour un chrétien: leur propre religion était présentée comme la seule vraie, et tous les autres dieux étaient de "faux dieux", qui ou bien n'existaient pas, ou bien devaient être associés aux puissances sataniques révélées par les Ecritures. Cette intolérance, pour un citoyen romain, était d'autant plus dangereuse qu'il ne séparait pas vie civique et vie religieuse. Ne plus honorer le "panthéon " c'était risquer de mettre fin à la "bienveillance divine " (pax deorum) qui fondait la grandeur de Rome. Le contexte politique et social difficile de ce deuxième siècle se prêta alors parfois aisément à chercher des responsables à une crise d'où certaines répressions, persécutions sporadiques mais brutales contre les chrétiens, d'où inversement aussi la nécessité pour les chrétiens de se défendre et de contre-attaquer. La lutte contre l'immoralité païenne et en même temps l'exhortation à vivre sa foi dans le sang du Christ constituent alors les deux pôles de la littérature apologétique chrétienne.

"L'acte de rupture le plus spectaculaire de la contestation chrétienne est l'exaltation du martyre. Le supplicié, par un supplice infamant exécuté sous les yeux de la foule, s'identifie à Jésus dans ses souffrances. Le martyr « témoigne » (c'est le sens du mot grec marturos) de sa foi dans le mystère du salut éternel promis par Jésus. « J'aime la vie, affirme Apollonius au proconsul Perennis, mais l'amour de la vie ne me fait pas craindre la mort. Rien n'est meilleur que la vie, à l'exception de la vie éternelle ! » Le choc provoqué par le courage des martyrs entraîne de nombreuses conversions.

La ferveur des fidèles est entretenue par le culte des reliques et la célébration de l'anniversaire de la mort du martyr. Il faut parfois calmer l'ardeur des néophytes dont certains voudraient provoquer les autorités pour connaître l'exaltation d'une fin exemplaire ! A partir de la Paix de l'Eglise, le martyre « rouge » a pour substitut le martyre « blanc », c'est-à-dire le monachisme, qui marque une rupture avec le monde par la consécration de la vie à Dieu.

Dans un Empire qui se signalait par son syncrétisme religieux, c'est-à-dire par une tolérance un peu molle à l'égard de toutes les religions présentes, la contestation des chrétiens a été pour eux une arme de combat. En confrontant la morale de vie induite par les Evangiles à celle de leurs contemporains, ils ont choqué. A long terme, par leur refus d'adoucir leurs pratiques en fonction des critères du monde, ils ont permis à leur foi de devenir celle de l'ensemble de l'Empire. " Catherine Salles

Cyprien de Carthage

La littérature qui exalte à mourir pour la foi, qui rapporte les circonstances effroyables dans lesquelles certains affrontent la mort deviennent autant d'exemples pour atteindre la vraie vie, le salut éternel... Cyprien, évèque de Carthage, par exemple, dans une oeuvre où les métaphores militaires foisonnent, va développer de façon récurrente le thème de la militia Christi. Les "martyrs" , morts pour la foi, et les "confesseurs", torturés mais non mis à mort, sont à ses yeux des combattants héroïques dont Dieu, pareil à un général observant la bataille depuis son poste de commandement, admire avec joie la bravoure et les exploits. C'est pour Cyprien esquisser, ce que saint Augustin reprendra, la "cité de Dieu", où l'on est concitoyen de saint Paul et des apôtres, et où l'on connaît une gloire symbolisée par la "couronne", récompense des martyrs, comme elle était, dans l'armée romaine, celle des soldats décorés à la guerre. On retrouve là de vieux thèmes romains, réactualisés et dotés d'une signification nouvelle; on pense souvent aux contiones, ces harangues que les imperatores adressaient à leurs troupes avant l'assaut final...

Idéaliser le chrétien mort pour sa foi, devient un exemplum, comme l'idéalisation du héros mort pour sa patrie: il s'agit de montrer à la communauté d'esprit les valeurs nécessaires à sa survie et de lui communiquer la force pour continuer à les honorer.

Pour terminer cette étude, voici une illustration iconographique de cette symbolique.

À la fin du XVe siècle, Mantegna redécouvre, comme toute sa génération, l'héritage antique qui le fascine. Il reprend à son compte le thème du martyr de saint Sébastien, ici représenté comme le véritable soutien du temple en ruines auquel il est attaché. C'est lui qui, dans son martyre, est devenu la véritable colonne porteuse de la civilisation, de ces villes accrochées aux rochers (en arrière-plan), qui montent toujours plus haut à l'assaut du ciel avec qui Sébastien semble en dialogue. Paradoxalement, c'est la confession de la foi chrétienne dans sa plus évidente faiblesse, qui assure la renaissance d'une civilisation en ruines.

Andrea Mantegna, Le martyre de Saint Sébastien

d) Textes en présence pour prolonger votre réflexion

a) Un commentaire, extrait de Pline le Jeune, Lettres. Livres I à V. écrit par C. Sicard:

"Une de ces lettres mérite d'être mentionnée spécialement, c'est celle où Pline expose au Prince, avec les mêmes scrupules professionnels que pour tout autre détail administratif, les mesures qu'il a prises ou qu'il compte prendre contre une association suspecte de désobéir aux décrets impériaux, et surtout de rejeter le culte officiel des dieux de Rome et des images des empereurs, celle des chrétiens.
Là encore, malgré les sévérités du fonctionnaire chargé de veiller à l'application d'un règlement, on voit paraître les sentiments d'humanité de Pline, qui s'efforce de tenir compte du sexe et de l'âge, des circonstances atténuantes, et qui sait, sans parti pris, et en pleine liberté de jugement, constater, après enquête, la parfaite innocence de la vie des chrétiens et de leurs agapes rituelles si malignement incriminées. La réponse de l'empereur, naturellement plus sévère, est celle d'un souverain soucieux de la dignité de son règne, puisque, tout en ordonnant des sanctions, il recommande de ne sévir que contre les accusés bien et dûment convaincus, et surtout de ne tenir compte en aucun cas des dénonciations anonymes."

b) Un extrait de l'article "Martyr" rédigé par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique:

"Martyr, témoin; martyrion, témoignage. La société chrétienne naissante donna d’abord le nom de martyrs à ceux qui annonçaient de nouvelles vérités devant les hommes, qui rendaient témoignage à Jésus, qui confessaient Jésus, comme on donna le nom de saints aux presbytes, aux surveillants de la société, et aux femmes leurs bienfaitrices; c’est pourquoi saint Jérôme appelle souvent dans ses lettres son affiliée Paule, sainte Paule. Et tous les premiers évêques s’appelaient saints.

Le nom de martyrs dans la suite ne fut plus donné qu’aux chrétiens morts ou tourmentés dans les supplices; et les petites chapelles qu’on leur érigea depuis reçurent le nom de martyrion.

C’est une grande question pourquoi l’empire romain autorisa toujours dans son sein la secte juive, même après les deux horribles guerres de Titus et d’Adrien, pourquoi il toléra le culte isiaque à plusieurs reprises, et pourquoi il persécuta souvent le christianisme. Il est évident que les Juifs, qui payaient chèrement leurs synagogues, dénonçaient les chrétiens leurs ennemis mortels, et soulevaient les peuples contre eux. Il est encore évident que les Juifs, occupés du métier de courtiers et de l’usure, ne prêchaient point contre l’ancienne religion de l’empire, et que les chrétiens, tous engagés dans la controverse, prêchaient contre le culte public, voulaient l’anéantir, brûlaient souvent les temples, brisaient les statues consacrées, comme firent saint Théodore dans Amasée, et saint Polyeucte dans Mitylène.

Les chrétiens orthodoxes, étant sûrs que leur religion était la seule véritable, n’en toléraient aucune autre. Alors on ne les toléra guère. On en supplicia quelques-uns, qui moururent pour la foi, et ce furent les martyrs.

Ce nom est si respectable qu’on ne doit pas le prodiguer; il n’est pas permis de prendre le nom et les armes d’une maison dont on n’est pas. On a établi des peines très graves contre ceux qui osent se décorer de la croix de Malte ou de Saint-Louis sans être chevaliers de ces ordres."

Jean-Antoine Houdon, buste de Voltaire

c) Extrait des Actes proconsulaires du martyre de Thascius Caecilius Cyprien .

"Galère, ayant pris l’avis de son conseil, rendit à regret cette sentence: « Tu as longtemps vécu en sacrilège, tu as réuni autour de toi beaucoup de complices de ta coupable conspiration, tu t’es fait l’ennemi des dieux de Rome et de ses lois saintes ; nos pieux et très sacrés empereurs, Valérien et Gallien, Augustes, et Valérien, très noble César, n’ont pu te ramener à la pratique de leur culte. C’est pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta secte, tu serviras d’exemple à ceux que tu as associés à ta scélératesse: ton sang sera la sanction des lois. »

Ensuite il lut sur une tablette l’arrêt suivant : « Nous ordonnons que Thascius Cyprien soit mis à mort par le glaive ».

Cyprien, dit: « Grâces à Dieu ».

Dès que l’arrêt fut prononcé, la foule des chrétiens se mit à crier. « Qu’on nous coupe la tête avec lui ». Ce fut ensuite un désordre indescriptible; la foule cependant suivit le condamné jusqu’à la plaine de Sexti. Cyprien, étant arrivé sur le lieu de l’exécution, détacha son manteau, s’agenouilla et pria Dieu, la face contre terre. Puis il enleva son vêtement, qui était une tunique à la mode dalmate, et le remit aux diacres. Vêtu d’une chemise de lin, il attendit le bourreau. A l’arrivée de celui-ci, l’évêque donna ordre qu’on comptât à cet homme vingt-cinq pièces d’or. Pendant ces apprêts, les fidèles étendaient des draps et des serviettes autour du martyr.

Cyprien se banda lui-même les yeux. Comme il ne pouvait se lier les mains, le prêtre Julien et un sous-diacre, portant, lui aussi, le nom de Julien lui rendirent ce service.

En cette posture, Cyprien reçut la mort. Son corps fut transporté à quelque distance, loin des regards curieux des païens. Le soir, les frères, munis de cierges et de torches, transportèrent le cadavre dans le domaine funéraire du procurateur Macrobe Candide, sur la route de Mappala, près des réservoirs de Carthage.

Quelques jours plus tard Galère mourut.

Le bienheureux martyr Cyprien mourut le dix-huitième jour des calendes d’octobre, sous le règne des empereurs Valérien et Gallien. Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit gloire et honneur, règne dans les siècles des siècles. Amen."

d) L'extrait d'un article présentant un ouvrage consacré à deux ouvrages récents: Saints et héros : nationalisme, islam et transformations religieuses et Martyrs : l'individu, la souffrance et la modernité

"La figure du martyr musulman est aujourd'hui amplement discutée. La guerre entre l'Irak et l'Iran dans les années 1980, le conflit israélo-palestinien, les attentats du 11 septembre 2001 ou encore la guerre actuelle en Irak ont mis en avant cette figure individuelle qui émerge de ces grands conflits. Deux ouvrages publiés en 2002 posent la question du statut du martyr dans le monde musulman: le volume dirigé par Catherine Mayeur-Jaouen, quoique centré sur les héros et les saints, nous invite à comprendre la diversité des figures individuelles-  des plus truculentes aux plus tragiques- qui peuvent être historiquement construites, admirées ou vénérées en rapport avec des identités collectives nationales, politiques ou religieuses. L'ouvrage de Farhad Khosrokhavar, quant à lui, se concentre sur la figure singulière et les manifestations plus récentes du martyr en reprenant les exemples iranien et palestinien, ainsi que la figure du martyr d'al-Qaida, et développe une réflexion sur le statut de l'individu et la modernité en pays d'islam."

Le martyre de saint Nicaise , Reims