Commentaire

Le dernier texte de cette séquence nous invite à suivre plusieurs pistes de réflexion. Notre propos, rappelons-le, n'est évidemment pas de fournir une interprétation théologique d'un texte considéré comme une page essentielle pour les religions chrétienne, juive ou musulmane puisqu'il se trouve repris dans les Textes fondateurs des grandes religions. Nous chercherons simplement ici à comprendre comment la narration d'un fait extraordinaire, peu importe ici sa réalité historique, comment le récit d'un épisode de la vie d'un homme illustrent le courant apologétique.

a) Une précision importante tout d'abord quant aux noms usités pour désigner Dieu: Les noms employés pour désigner Dieu illustent en effet le mystère même de la religion: "Le nom le plus important de Dieu dans le judaïsme est le Tétragramme, le nom à quatre lettres de Dieu, Youd-Heh-Waw-Heh, יהוה (noter que l'Hébreu se lit, comme l'arabe, de droite à gauche). Il apparaît dans le second chapitre de Genèse (ou, selon certains, à la fin du premier en notarikon : Yom Hashishi Vaykhoulou Hashamaïm --le sixième jour. Furent achevé les cieux) et est habituellement rendu par 'le SEIGNEUR'. Le judaïsme interdisant de prononcer ce nom en dehors de l'enceinte du Temple, la prononciation correcte du nom fut perdue - l'hébreu n'utilisant pas de voyelles. Si certains biblistes pensent qu'il se prononçait "Yahweh", l'hébraïste Joel M. Hoffman suggère qu'il n'eut jamais de prononciation."

b) L'histoire de Jonas est importante pour diverses raisons; notons tout d'abord combien le Moyen- Age a contribué à renforcer l'importance d'une typologie propre à aider à lire dans l'Ancien Testament des signes pour annoncer le Nouveau Testament. "

La typologie procède de ce même esprit. Lire la Bible, ce sera donc s'exercer à mettre des liens en l'occurrence entre l'Ancien et le Nouveau Testament. "Une scène de l'Ancien Testament est la préfiguration (en latin typus, d'où "typologie") d'un événement du Nouveau Testament.

Concrétisons le propos par un cas bien connu et univoque. Le bref livre de Jonas conte comment Jonas, embarqué à bord d'un navire phénicien, est jeté à la mer par les marins lors d'une tempête, et englouti par une baleine. Il y reste trois jours et trois nuits, puis Dieu le dépose sain et sauf sur les côtes de la Syrie. C'est là une préfiguration de la mise au tombeau et de la résurrection, et l'Évangile de Matthieu le dit en toutes lettres dans ces paroles du Christ :
"Car tout comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin, trois jours et trois nuits, ainsi le fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits" (Mt. 12, 40). "Baudouin Van den Abeele.

Ce "signe de Jonas" se retrouve au carrefour de plusieurs pages essentielles, et sans cesse commentées. " Nombreux sont les personnages bibliques cités dans le texte coranique (Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, Jésus, Job, Jonas…). Cependant, on sait que dans l’ensemble qu’on nomme couramment “les prophètes bibliques” (les 3 “grands” et les 12 “prophètes mineurs”), Jonas est le seul qui soit nommément cité, plusieurs fois. Une sourate même porte son nom (Sourate X : sûrat Yûnus). Mais le prophète est parfois nommé « le compagnon du cétacé » (SâHib l-Hût) ou « celui au poisson » (dhu n-nûn). Manifestement, la figure de Jonas est bien connue. En sorte que le lecteur du texte coranique connaît cette aventure biblique. Entre la Bible et le Coran, les parallèles sont nombreux. " Jacques Chopineau

c) Les interprétations mettent toujours en avant le thème du repentir. "Ce livre offre des particularités remarquables. D'abord, contrairement aux autres textes prophétiques, il se présente sous la forme d'un récit, et d'une relation cohérente relatant sous une forme imagée une aventure avec ses hauts et ses bas. D'autre part, le thème du livre est lui aussi unique, tout entier consacré à la valeur du repentir. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a été inscrit dans la liturgie de Yom Kippour dont il constitue l'une des haftaroth.D.ieu s'adresse à Jonas et l'invite à se rendre à Ninive, la grande ville (on dirait aujourd'hui : la mégapole, la superpuissance) afin d'inciter ses habitants à se repentir de leurs péchés. Jonas commence cependant par se détourner de l'ordre divin et il embarque sur un navire en partance (sur le seul navire en partance, soulignent les commentateurs) du port de Yafo. Il s'agit pour lui de s'enfuir n'importe où, plutôt que d'obéir à la mission qui lui a été confiée.(...) Mais D.ieu, aussitôt que le bateau a levé l'ancre, provoque une très grande tempête, si violente que le navire manque de sombrer corps et biens. Les matelots se mettent à prier, chacun vers sa divinité, mais en pure perte. La houle se fait à chaque minute plus virulente. Pendant ce temps, Jonas était descendu à fond de cale et, totalement inconscient des risques courus, était tombé dans un profond sommeil. Le capitaine l'apostropha en ces termes : "Comment peux tu dormir si intensément ? Debout ! Invoque ton Dieu ! Peut être aura t Il souci de nous et nous ne périrons pas !"

Les matelots, finalement, décident de procéder à un tirage au sort afin de désigner celui par la faute duquel est survenue la calamité. Et le sort indiquera Jonas.

L'équipage se met alors à interroger leur passager, lequel affirme son identité comme "Hébreu" ('ivri) et leur propose de lui même qu'on le précipite dans l'eau afin de calmer les flots impétueux. On le jeta effectivement à la mer, laquelle retrouva aussitôt sa tranquillité.D.ieu suscita alors un grand poisson, souvent improprement appelé "baleine", qui avala Jonas, lequel resta dans ses entrailles trois jours et trois nuits.
Le prophète se mit alors à prier, et Dieu le fit recracher par le poisson sur la terre ferme.D.ieu, une nouvelle fois, donna l'ordre à Jonas de partir à Ninive et de réprimander sa population pour sa conduite. Jonas, cette fois, ne se déroba pas et il lança aux habitants de Ninive une proclamation : "Encore quarante jours, et Ninive sera détruite !"Les habitants de Ninive eurent foi en D.ieu et ils se repentirent. Le roi lui même ordonna un jeûne collectif afin d'inciter ses sujets à se détourner de leurs mauvaises actions. "Et D.ieu, précise le texte, Se ravisa concernant le mal qu'Il avait dit qu'Il leur ferait, et Il ne le fit pas."Jacques Kohn

Les commentateurs montrent que la colère de Dieu n'est pas sans appel et que celui qui se repentit peut prétendre au pardon.

d) Le personnage de Jonas est en lui-même déjà tout un symbole

Son nom évoque la colombe, la ville, l'épée...Chacune des facettes liées à son nom rapporte ainsi les étapes de ce parcours initiatique, donné aux fidèles comme exemple à découvrir dans la parabole.

"Existe-t-il un personnage historique connu sous le nom de Jonas ?
Oui et non : tout dépend de quoi l’on parle. Bien sûr, le livret nous réfère au nom d’un prophète très ancien (Cf II Rois 14,25). Un prophète, d’ailleurs, sur lequel on ne sait rien, mais qui a existé à une époque où Ninive était la capitale de l’empire assyrien. Plusieurs siècles ont passé depuis cette époque lointaine. Le nom du prophète Jonas –nom donné, bien après le retour de l’exil babylonien- est ce qui nous occupe ici.

C’est au-delà de l’histoire qu’il convient de chercher ce que ce nom évoque. La vérité du récit biblique déborde largement toute exactitude de type historique. La « vérité » d’un récit biblique est dans ce qu’il me donne à voir et à comprendre. Dans ma lecture, donc. La vérité est cela seulement qui transforme ma compréhension.

Il faut se rappeler que, pour l’auteur du livret de Jonas, les Ecritures anciennes sont présentes aujourd’hui, comme en tous les temps. Elles sont le miroir des réalités actuelles et se donnent pour les comprendre. Les Ecritures anciennes sont aussi un grand répertoire dans lequel tout lecteur peut puiser pour déchiffrer le présent. C’est ce qui est fait dans le livret, de multiples manières. Bornons-nous ici au nom du « prophète » : un nom symbolique. (...) Le lecteur du livret de Jonas est ainsi invité à découvrir, à travers un « jeu » complexe d’associations et de réminiscences, un enseignement de l’ancien prophétisme sur la repentance et sur la miséricorde divine. Le texte abonde de relectures (principalement des livres des Psaumes, d’Osée et de Jérémie).

De fait, le récit (la fiction narrative) n’est que le vêtement d’une relecture profonde de l’histoire de Jérusalem à la lumière de la situation présente qui est celle de la domination perse – et, donc, du grand éclatement que cela signifie." Jacques Chopineau

e) Pour terminer, nous pouvons évidemment penser aux réminiscences littéraires de ce texte religieux. De Pinocchio au récit d'Andersen, la littérature nous offre des réécritures symboliques de parcours initiatiques où la baleine est associée à la mort et à une forme de résurrection.

"C’est dans cette perspective qu’on peut lire l’épisode du chapitre 34 de Pinocchio (sur une œuvre qui en comporte 36, ce détail a son importance). Alors que Pinocchio, enfin débarrassé de sa peau d’âne grâce à de complaisants poissons, nage vers le rivage, surgit l’épouvantable requin-baleine qui l’avale tout net... Ce monstre appartient tout autant à l’imaginaire folklorique toscan qu’à une source beaucoup plus savante, car le pantin, tel le Jonas de l’Ancien Testament, ressortira transformé des entrailles de cet énorme poisson, non sans avoir retrouvé et sauvé son malheureux papa, le menuisier Gepetto. Dans le récit biblique, Jonas est jeté à la mer par ses compagnons de voyage après qu’il a avoué avoir désobéi à Dieu (il n’est pas allé prêcher le repentir auprès des habitants de Ninive comme Yahvé le lui avait ordonné). Il est alors englouti par un poisson, dans le ventre duquel il passe trois jours et trois nuits à implorer Dieu. Quand son calvaire prend fin, il accomplit enfin sa mission. Sur le plan symbolique, l’entrée de Jonas dans la baleine correspond à une mort initiatique après une vie pécheresse ; sortir de la baleine doit se lire comme la résurrection, la nouvelle naissance, une totale transformation de l’être. Pinocchio ne quittera plus Gepetto une fois cette épreuve passée; il ne mentira plus, ne s’écartera plus du droit chemin, adoptera la conduite d’un enfant exemplaire, avant d’être enfin transformé par la fée en bon petit garçon."Stéphanie Berthaud

Nous laisserons enfin à Rimbaud le soin du dernier clin d'oeil à la baleine de Jonas mêlée dans son imaginaire à la magicienne de l'Odyssée au cours d'une litanie profane et désespérée...:

"À ma soeur Louise Vanaen de Voringhem : - Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. - Pour les naufragés.

À ma soeur Léonie Aubois d'Ashby. Baou - l'herbe d'été bourdonnante et puante. - Pour la fièvre des mères et des enfants.

À Lulu, - démon - qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame ***.

À l'adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.

À l'esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.

Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.

Ce soir, à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge - (son coeur ambre et spunk), - pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.

À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. - Mais plus alors.
" Dévotion dans Illuminations