VIRTUS

 

La notion de virtus

La virtus est avant tout, au sens littéral, la qualité propre du vir, le mot latin désignant le mâle. Elle représente donc d’abord une qualité physique, une forme de courage masculin dont l’homme fait montre notamment lorsqu’il combat, la guerre étant le lieu privilégié de l’exploit physique.

Or, sous l’influence de la pensée philosophique grecque, principalement avec les Stoïciens dès le IVème siècle avant notre ère, le mot prit une acception plus morale, et désigna le courage nécessaire pour accéder à la sagesse.

On voit donc s’opérer un glissement du sens physique au sens plus moral, mais ces deux acceptions sont plus complémentaires qu’opposées, c’est là toute la richesse du mot virtus.


Le symbole de la virtus romaine est sans aucun doute Caton l’Ancien, citoyen célèbre de la Rome antique ( 234 – 149 ), qui alliait le courage et l’abnégation, la fierté patriotique et l’austérité morale, toutes qualités confondues qui forment la virtus. Homme aux mœurs irréprochables, il a servi la Rome républicaine avec un dévouement sans faille, et est mort lorsque Rome s’est laissée gagner par l’orgueil et l’attrait des richesses après les conquêtes de Grèce et de Carthage, vices qu’il avait toujours fustigés. En effet, soldat dévoué à Rome, il est célèbre pour s’être insurgé contre l’influence corruptrice de la civilisation hellénistique, et a lutté en tant que censeur en – 184 contre le courant de liberté et de plaisir qui entraîne ses compatriotes. C’est à cette époque qu’il ponctue tous ses discours du fameux « delenda est Carthago ». Caton incarne ainsi la rigueur d’une morale civique sévère, digne de la conception politique de la cité antique.

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Or la diffusion de la pensée stoïcienne à Rome fit évoluer le mot virtus vers un sens plus moral et philosophique : Pour les Stoïciens, l’homme est responsable du contrôle des mouvements passionnels de son âme, et le sage stoïcien doit vaincre ses passions pour accéder à la place qui lui est assignée dans l’ordre du monde, quelle qu’elle soit, et pour l’accepter. En effet, les passions sont des mouvements de l’âme contraires à la nature, une tendance à l’excès qu’il importe de guérir pour atteindre l’ apathia, l’absence de troubles passionnels, qui est le souverain bien. Il faut donc faire preuve de qualité morale, qui permet la maîtrise de soi et fait accéder à la sagesse qui est liberté, puisque l’homme n’est plus enchaîné à ses passions. Cette forme d’énergie morale est la virtus, maîtrise des passions, élévation de l’âme qui peut aller jusqu’au sublime, et qui désigne en tout cas la capacité que l’esprit a de triompher sur la pulsion.

C’est ainsi que se développe le concept stoïcien de la virtus à Rome, à travers notamment les réflexions de Cicéron ( Ier avt J-C ), puis grâce au stoïcisme impérial, par les écrits d’auteurs tels que Sénèque ( Ier après J-C, in Lettres à Lucilius ), ou Marc-Aurèle ( IIème après J-C )

A partir de là, le mot finit par désigner la rectitude morale par opposition au vitium, le vice, ou tout ce qui corrompt la conduite morale de l’homme.


Mais par ailleurs, le mot virtus est souvent allié à celui de fortuna, et on retrouve ici l’alliance entre les qualités morales et les qualités politiques, plus pragmatiques. La virtus désigne la part d’énergie consciente et raisonnée que l’homme fait entrer dans sa conduite, tandis que la fortuna, plus aléatoire, représente les conditions avec lesquelles l’homme doit composer.

Ainsi, quand Machiavel ( 1469 – 1527 ) médite sur le succès de l’action politique dans son ouvrage Le Prince, il montre que l’action du prince se dessine entre virtù et fortuna. Fortuna désigne la mutabilité des choses humaines, elle est régie par une causalité imprévisible, et engendre les accidents de l’histoire dans leur apparence désordonnée. Elle est donc une entrave pour l’homme d’action, mais s’il sait la maîtriser ou la dompter par la virtù dont il fait preuve, elle deviendra un auxiliaire de ses actes. Ainsi les virtuosi, les grands hommes politiques, sont ceux qui se montrent capables de créer, par leur virtù, les situations, et d’affronter courageusement la fortuna qu’ils peuvent faire basculer à leur avantage. On voit que la virtù est ici un mélange d’audace et d’intelligence pragmatique qui caractérise le grand homme politique.


On comprend par là que la conception occidentale de la virtus, liée à une forme visible d’héroïsme, se développe parallèlement à une acception plus philosophique du terme, moins ostensible, plus morale. Cette séparation a pu induire un fossé entre les deux sens du mot, puisque l’influence stoïcienne a séparé les mots de virtus et de fortuna, qui étaient autrefois liés pour rendre compte du succès des armes : celui-ci était le fruit d’une combinaison entre des qualités personnelles et des circonstances extérieures (on retrouve ce sens dans la réflexion politique menée par Machiavel ). Au contraire chez les Stoïciens, le sage ne saurait tabler sur la fortuna, trop capricieuse, trop imprévisible ; il doit se prémunir contre ses caprices, en se détachant de ses aléas, et parvenir à regarder avec la même indifférence les destinées les plus hautes comme les plus viles.


C’est dans les pièces romaines de Corneille, au XVIIème siècle, que l’on retrouve les résonances les plus profondes du sens initial de ce mot. Dans Le Cid ( 1637 ), et dans Horace ( 1640 ) par exemple, le héros éponyme incarne, parfois de manière exacerbée, une conception de la vie dont étayée par une fidélité inconditionnelle et parfois douloureuse à la virtus.

Florence Cleirec,

Professeur en CPGE

Lycée Champollion, Grenoble