Voici deux extraits. Le premier est écrit par Descartes extrait des Règles pour la direction de l’esprit ; le second, écrit par Pascal, est extrait de la Préface au traité du vide. Nous empruntons pour éclairer ces deux textes un commentaire fourni sur le site du Lycée Léonard de Vinci. Cette lecture vous permettra de comprendre combien ces deux esprits pouvaient être proches dans leur conception même de l'acte de raison même si la question du vide les a opposés...

a)« Mais comme nous avons dit plus haut que, parmi les sciences faites, il n’existe que l’arithmétique et la géométrie qui soient entièrement exemptes de fausseté ou d’incertitude, pour en donner la raison exacte, remarquons que nous arrivons à la connoissance des choses par deux voies, c’est à savoir, l’expérience et la déduction. De plus, l’expérience est souvent trompeuse ; la déduction, au contraire, ou l’opération par laquelle on infère une chose d’une autre, peut ne pas se faire, si on ne l’aperçoit pas, mais n’est jamais mal faite, même par l’esprit le moins accoutumé à raisonner. Cette opération n’emprunte pas un grand secours des liens dans lesquels la dialectique embarrasse la raison humaine, en pensant la conduire ; encore bien que je sois loin de nier que ces formes ne puissent servir à d’autres usages. Ainsi, toutes les erreurs dans lesquelles peuvent tomber, je ne dis pas les animaux, mais les hommes, viennent, non d’une induction fausse, mais de ce qu’on part de certaines expériences peu comprises, ou qu’on porte des jugements hasardés et qui ne reposent sur aucune base solide. Tout ceci démontre comment il se fait que l’arithmétique et la géométrie sont de beaucoup plus certaines que les autres sciences, puisque leur objet à elles seules est si clair et si simple, qu’elles n’ont besoin de rien supposer que l’expérience puisse révoquer en doute, et que toutes deux procèdent par un enchaînement de conséquences que la raison déduit l’une de l’autre. Aussi sont-elles les plus faciles et les plus claires de toutes les sciences, et leur objet est tel que nous le désirons ; car, à part l’inattention, il est à peine supposable qu’un homme s’y égare. Il ne faut cependant pas s’étonner que beaucoup d’esprits s’appliquent de préférence à d’autres études ou à la philosophie. En effet chacun se donne plus hardiment le droit de deviner dans un sujet obscur que dans un sujet clair, et il est bien plus facile d’avoir sur une question quelconque quelques idées vagues, que d’arriver à la vérité même sur la plus facile de toutes. De tout ceci il faut conclure, non que l’arithmétique et la géométrie soient les seules sciences qu’il faille apprendre, mais que celui qui cherche le chemin de la vérité ne doit pas s’occuper d’un objet dont il ne puisse avoir une connoissance égale à la certitude des démonstrations arithmétiques et géométriques. »

Pour Descartes l’arithmétique et la géométrie sont les seules sciences dont les raisonnements soient certains. Une déduction menée par un esprit peu habitué aux raisonnements sera toujours juste. Selon lui les raisonnements dialectiques qui mettent en jeu la discussion et le dialogue par un procédé ou un autre sont beaucoup moins fiables. L’induction est considéré comme l’un des procédés dialectiques. Elle part d’expériences et entend dégager de ces expériences des généralisations. Mais ces expériences restent confuses et cette confusion de départ conduit à des généralisations erronées. Ce qui caractérise un élément d’un raisonnement mathématique est sa simplicité et sa clarté. Pour Descartes notre entendement quand il saisit de façon distincte et clair une idée peut en être certain. Si je me représente dans mon esprit un segment vertical de façon claire et distincte puis un autre à côté identique, je ne peux pas douter du fait que j’en saisisse alors deux. Cette expérience de l’esprit ne suppose alors rien qui ne puisse être mis en doute. Une véritable intuition claire et distincte est donc par définition indubitable : ceci est le gage de la certitude et donc de la vérité. Seule l’inattention peut susciter l’erreur en mathématiques c’est-à-dire une intuition qui perd de sa distinction en devenant confuse et de sa clarté en devenant obscure. Certes quand les intuitions se multiplient l’esprit ne peut toutes les contenir, il doit les mettre en mémoire et les relier alors par des déductions. Une figure à mille côté ne peut être saisie de façon claire et distincte en une fois : il faudra conjuguer plusieurs opérations, les mémoriser et les relier par des déductions. Ainsi pour Descartes il faut totalement reconsidérer les sciences sur le modèle mathématique. Une mathesis universalis sera seule pour Descartes la méthode pour atteindre la vérité.

b)« N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme que de la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. II n’en est pas de même de l’homme qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier Age de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement. »

Pour Pascal "l’homme n’est produit que pour l’infinité". Cette expression rend plus clair encore l’influence cartésienne de Pascal dans ce passage. Rappelons que selon Descartes notre volonté serait infinie tandis que notre entendement serait limité mais que grâce à son bon usage et à notre mémoire il n’est pas interdit pour nous d’augmenter à l’infini nos connaissances. Par ailleurs Dieu chez Descartes est connu grâce à l’expérience de l’idée d’infini et il nous invite à devenir de plus en plus semblable à lui par le développement des connaissances physiques de notre entendement. L’infini chez Descartes comme ici chez Pascal est donc un modèle de perfection auquel l’homme est appelé. Descartes et Pascal semblent traduire ainsi en terme rationnel l’idée chrétienne que l’homme est appelé à être divinisé, à participer par adoption à la divinité de Dieu. La théologie de l’histoire chrétienne contrairement aux théologies antiques païennes ne voyait pas une succession de cycle d’améliorations et de détériorations de l’histoire humaine : elle voyait une divinisation de l’humanité à l’œuvre qui se caractériserait par la victoire sur la mort. La science en plein essor au temps de Descartes puis de Pascal permet de rationaliser cette foi chrétienne : cette théologie de l’histoire s’incarne désormais dans l’adhésion à l’idée de progrès. Il ne s’agit pas de revenir aux Anciens dont le savoir aurait été plus spirituel que le nôtre et donc plus assuré. Il s’agit de considérer les progrès de la raison scientifique et de ce point de vue pour Pascal il ne fait pas de doute que la science moderne en plein essor permet de trancher ce qui faisait débat chez les Anciens eux-mêmes. Pascal écrit une préface à un traité sur le phénomène du vide. Les preuves expérimentales qu’il apporte tranchent un débat philosophique qui s’était prolongé jusqu’à Descartes : contre la tradition scientifique et philosophique l’expérience scientifique montre qu’il y a du vide... Mais ici Pascal reconnaît une dette des modernes vis-à-vis des anciens : le savoir des modernes n’aurait pas pu se constituer sans le savoir des anciens. Aristote niait le vide, Epicure l’affirmait sans ce débat, les modernes auraient-ils pu avancer sur cette question ? Il faut déjà que les questions se posent ainsi que des alternatives pour faire avancer un problème. Le progrès ne consiste pas à rejeter le savoir des Anciens mais ni non plus à le reproduire sans le questionner, l’amender et le prolonger. Pascal compare le passage des Anciens à la science moderne à l’éducation. Sans des parents nous n’hériterions pas du savoir des générations passées. Sans les livres des Anciens la connaissance des modernes n’aurait pas de point de départ. Mais parce que nous sommes des êtres de raison il nous est facile d’augmenter ces connaissances. Les Anciens restent des géants sur les épaules desquels les nains modernes sont hissés mais de ce fait ces nains voient mieux et plus loin.

Pour prolonger ce rapprochement entre Descartes et Pascal à propos même des expériences du vide, lisez les pages suivantes.