L'importance de Descartes est essentielle dans l'histoire de la philosophie mais aussi dans la construction des sciences.

La rupture cartésienne

"Avec Descartes en effet commence la philosophie moderne, en ce sens que Descartes est le premier à tirer toutes les conséquences des ruptures accomplies pendant le XVIe siècle. Quadruple rupture : épistémologique : la physique galiléenne a démontré la possibilité d’une mathématisation de la nature. La physique médiévale, c'est-à-dire le commentaire de la physique d’Aristote par les docteurs scolastiques, est un chapitre clos, qui appartient désormais au passé ; religieuse : en mettant l’accent sur la foi, ou croyance personnelle, Luther remet en question l’autorité dogmatique de l’Église et fonde la religion sur un acte libre de conscience ; morale : la personne morale est autonome, elle a droit de libre examen, elle est elle-même le principe de ses actes, et ses actes n’ont une valeur morale que s’ils sont accomplis librement ; politique : mettant fin à l’anarchie des guerres de religion, la monarchie absolue invente l’État moderne ; l’autorité politique, qui se distingue définitivement de l’autorité religieuse, exige une soumission juridique, mais s’accommode d’une tolérance religieuse (Édit de Nantes, 1598 ; sa révocation n’aura lieu qu’en 1685). A ces temps nouveaux, il faut une nouvelle philosophie.

C’est à cette tâche qu’avec constance s’emploiera Descartes pendant la première moitié de ce siècle fondateur. Les Méditations sur la philosophie première, dans laquelle est démontrée l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme (1641 ; Rembrandt peint La Ronde de nuit en 1642), sont de ce point de vue le texte essentiel, celui qui se trouve à la racine du nouvel arbre du savoir. “Philosophie première” : l’expression est empruntée à Aristote ; elle accorde à la métaphysique la tâche de la fondation, c'est-à-dire l’établissement de ce qui vient en “premier”. Si l’expression vient d’Aristote, le contenu est résolument moderne, et par conséquent en rupture radicale avec la philosophie médiévale, et la lecture qu’elle a faite d’Aristote. A la physique galiléenne (rupture épistémologique), Descartes donne son fondement philosophique : la sixième méditation, tout particulièrement, a pour fonction de donner un sol philosophique à la physique mathématique. A la crise religieuse (rupture religieuse), Descartes répond en substituant, à l’espérance mystique ou eschatologique, le projet plus “mondain” de l’appropriation de la terre par le progrès des connaissances (“nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”, Discours VI) ; il se soumet par ailleurs, pour ce qui est du dogme, à l’autorité religieuse, non par hypocrisie, comme on l’en a quelquefois accusé, mais par foi sincère ; il reste que sa philosophie, si elle reconnaît un rôle éminent à la puissance divine (le dieu des philosophes, non celui d’Abraham), ignore le Christ et se refuse à penser le mystère de l’incarnation (nul n’est plus opposé en ce sens, à Descartes, que Pascal). A la crise morale, Descartes répond en fondant la vérité sur l’expérience intime de l’évidence, librement aperçue par la pensée attentive, et en refusant toute autorité qui entreprendrait, de l’extérieur, d’imposer un dogme à l’esprit ; la morale, qui est la plus haute branche de l’arbre de la philosophie, et qui est aussi l’ultime épanouissement de la sagesse cartésienne (correspondance avec Élizabeth et traité Les Passions de l’âme, 1648), est avant tout pour Descartes un art de vivre en béatitude, c'est-à-dire en parfait contentement avec soi-même. Enfin, à la crise politique, Descartes répondra par un relatif scepticisme (Lettre à Élizabeth sur Machiavel, septembre 1646) qui est un mélange de conformisme extérieur (“obéir aux lois et aux coutumes de mon pays”, Discours III) et d’indépendance intérieure (penser par soi-même). Fuyant les troubles qui secoueront la France pendant la période de la Fronde (voyage interrompu de 1648), Descartes s’installera en Hollande, à partir de 1628 (Amsterdam, et autour d’Amsterdam). Les Provinces Unies sont en effet à l’époque une sorte de démocratie moderne (elles ont conquis leur indépendance contre la tutelle espagnole) qui reconnaît à chacun une entière liberté de pensée et d’opinion. A l’inverse de son contemporain Thomas Hobbes, dont la philosophie accorde au politique une place fondamentale, Descartes se préoccupera assez peu de la question politique, reprenant à son compte la devise épicurienne : bene vixit, bene qui latuit (A Mersenne, avril 1634, Pl. 951), plus attaché à bien conduire sa vie, de telle façon qu’il puisse en éprouver du contentement, plutôt qu’à réformer celle des autres.

La définition d'une nouvelle philosophie

Les Méditations de philosophie première, ou Méditations métaphysiques, ne sont pas le premier texte de Descartes. Le philosophe a déjà composé un texte laissé inachevé, composé en 1628 (publication posthume en 1701), qui s’efforce d’énoncer les règles d’une nouvelle méthode pour chercher la vérité dans les sciences, méthode inspirée en grande partie par la découverte, par Descartes lui-même, de la géométrie analytique : Regulæ ad directionem ingenii. Mais surtout, il a publié en 1637 un texte-préface à trois essais scientifiques : Le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. On y lit, dans la quatrième partie, une sorte d’abrégé du parcours métaphysique des Méditations. Le Discours de la Méthode est une œuvre qui vise à faire connaître à toute personne douée de “bon sens” la science nouvelle (la scienza nuova de Galilée), et la philosophie — cartésienne — qui la fonde ; aussi est-il écrit en français, pour qu’il soit compris de tous, même des femmes. (...)

Si le Discours est écrit en français, les Méditations sont en revanche écrites en latin, sous le titre : Meditationes de Prima Philosophia, in qua Dei existentia et Animæ immortalitas demonstrantur ; la traduction française est celle, revue par Descartes lui-même (ce qui lui donne une autorité réelle, mais subordonnée cependant au latin) du jeune duc de Luynes, fils du ministre de Louis XIII. Il s’agit donc d’un texte qui s’adresse aux savants, et non plus à l’homme de “bon sens”. L’adresse des Méditations est en effet ainsi rédigée : A Messieurs les doyen et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris, c'est-à-dire la Sorbonne. Il est bien reçu comme tel, et tandis que le Discours n’avait pas provoqué de polémique auprès des philosophes de profession, les Méditations vont au contraire susciter de nombreuses objections et disputes. " (Jacques Darriulat, Descartes Les Méditations métaphysiques )

Descartes et le vide

Descartes ne va pas manquer dans cette explication du monde qui pose la hiérarchisation des sciences et la puissance de l'homme de s'interroger sur le vide. Mais s'il tourne résolument le dos à la scolastique médiévale, il retrouve sur cette question l'horreur antique de la nature pour le vide...

Descartes établit une distinction essentielle. Il évoque tout d'abord le vide relatif, considéré alors comme absence de ce qu'un lieu contient habituellement. Un appartement peut être vide de ses occupants habituels et plein de squatters... Descartes lui parlait d'une cruche vide d'eau mais qui contenait de l'air... Il envisage également, comme pure supposition de l'esprit, hypothèse, le vide comme absence de toute réalité matérielle, c'est à dire une partie de l'espace dépourvue de matière. Mais le vide absolu est pour lui contradictoire : en effet il identifie la matière à l'étendue : alors, si l'espace est égal à la matière, l'espace ne peut être vide ! Le vide absolu ne semble pas exister dans la nature. Pour Descartes, le vide est même imaginaire, ce n'est qu'un mot et il est même démenti par le double primat du modèle géométrique et du modèle cinétique. Le mécanisme, qui ne saurait être que géométriste et cinétiste ne saurait être ipso facto que pléniste...

Et pourtant Descartes conçoit le principe d'inertie...

"Descartes est réputé avoir découvert le principe de l'inertie, une des règles fondamentales de la mécanique classique, qui énonce qu'un corps ponctuel est animé d'un mouvement rectiligne uniforme, à moins que quelque force n'agisse sur lui et ne le contraigne à changer d'état... Certes Descartes est le premier à avoir énoncé le principe, en tant que tel et non pas d'une manière sous-entendue comme Galilée. Il semble donc qu'on ne puisse lui refuser cette priorité. Cependant, un principe scientifique doit être un élément en parfaite cohérence avec la science qu'il fonde. C'est à cela qu'il sert. Or chez Descartes cette science, la mécanique, comporte beaucoup d'incohérences et d'erreurs : le refus du vide, la présence du principe de relativité, inconciliable avec le reste de ses présupposés mécaniques, les lois du choc, toutes fausses sauf la première, l'incompréhension de la chute des corps, tout l'incroyable mécanisme des tourbillons... Il n'est pas douteux que la découverte de Descartes se trouve sérieusement "affaiblie" par tous ces défauts. La question que je me pose est celle de savoir s'il est encore légitime de considérer le philosophe comme le véritable inventeur du principe de l'inertie...

"Le principe de l'inertie, souvent attribué à Descartes, se trouve fondé chez l'auteur des Méditations métaphysiques sur le pouvoir conservateur de Dieu : Celui-ci conserve le mouvement, en ligne droite tel qu'il est dans l'instant où on le considère, comme Il me maintient moi-même en existence. Mais le principe de l'inertie est évidemment lié à la conception "classique" de l'espace et du temps ; il est l'un des piliers de la mécanique "rationnelle", qu'il contribue à constituer en une théorie cohérente, en accord avec d'autres principes. Dès lors, quand à l'instar de Descartes on nie l'existence du vide, qu'on professe la relativité des mouvements, qu'on ignore la loi fondamentale de la dynamique, qu'on se trompe presque entièrement sur les lois du choc, qu'on prétend plier la réalité de la loi de la chute des corps découverte par Galilée à la contrainte de ses fictions mathématiques, dans quelle mesure, dans quel sens peut-on encore être tenu pour l'inventeur du principe de l'inertie ? (Extrait d'une conférence de Patrice BAILHACHE)