Epicure

L'atomisme : les atomes et le vide (J.Poucet)

"Comment expliquer la nature ? Épicure estimait que l'atomisme de Démocrite avait résolu la question, et il n'apporte que de légères modifications à cette doctrine. Lucrèce est lui-aussi fidèle à cette approche. Pour les Épicuriens, tout ce qui existe dans l'Univers est composé d'éléments premiers et étendus, de particules matérielles et insécables, auxquelles on donne le nom d'"atomes". Ces atomes sont incréés, ( car ils n'ont pas de parties et créer, pour Démocrite, c'est réunir des parties éparses) ; ils sont immortels, (car périr, c'est se dissoudre en parties, et les atomes n'en ont pas) ; ils sont étendus et parfaitement solides : étendus, sans quoi leur addition ne formerait aucun corps ; solides, sans quoi ils seraient sécables et destructibles. Ils ont une grandeur variable, une forme régulière ou irrégulière, ronde, cylindrique, pointue... Bref leur essence est toute géométrique ; ils sont en nombre infini et toujours en mouvement. On objecte que nous ne les voyons pas, mais il existe tant de choses réelles et pourtant invisibles ! Voyons-nous le vent, malgré sa puissance ? Un phénomène comme l'usure des choses échappe lui aussi à notre prise. Des atomes donc. Mais il est impossible, pour expliquer la nature, de ne supposer que des atomes. L'expérience montre un phénomène capital, celui du mouvement. Or si les atomes étaient pressés les uns contre les autres, aucun mouvement ne serait possible. D'où la nécessité d'admettre, entre les atomes susceptibles de se mouvoir, un vide dans lequel ils résident et qui les sépare les uns des autres. Ce vide permettra aux atomes de se déplacer, de s'unir, de se séparer, de former diverses combinaisons. Le vide où se meuvent les atomes, l'espace, est lui aussi infini. Tout est donc constitué d'atomes et de vide, et ces deux notions fondamentales, à elles seules, suffisent à expliquer l'univers.

Comment se sont constituées les choses ? Chaque atome, qui a un volume, une étendue, une forme, une grandeur déterminée, a aussi un poids. Les atomes ont en propre la pesanteur. Ce qui permet à Épicure d'imaginer le premier état, originel, de la nature : des atomes tombant sans fin à travers le vide de l'espace infini, des atomes tombant parallèlement les uns aux autres "comme des gouttes de pluie" (et cette image d'une "pluie d'atomes" aux origines de notre monde est bien jolie !). Tous se dirigent dans le même sens, avec une admirable régularité. Si cet état avait duré, le monde ne se serait jamais formé. Pour qu'il se construise, il a fallu que les atomes se choquent et s'accrochent les uns aux autres. Démocrite avait admis, semble-t-il, que les atomes les plus grands tombaient plus vite que les plus petits. D'où, à la longue, des chocs qui projetaient sur le côté un certain nombre d'atomes et provoquaient un chaos duquel le monde organisé sortait petit à petit. De cette notion, Épicure ne se contente pas. Il devine que, dans le vide, tous les corps doivent tomber à la même vitesse. Il admettra donc qu'à certains moments, certains atomes ont eu le pouvoir de dévier un peu de la ligne droite (c'est le clinamen = la "déclinaison" des atomes). Très peu, nous dit Lucrèce. Mais il n'en faut pas plus pour que ces atomes rencontrent leurs voisins, les choquent, et que le pas difficile soit franchi. On fera observer que l'existence de ce clinamen, chose bien étrange dans une optique mécaniste, permet en fait d'introduire dans le système la notion de liberté. Si les atomes ont en un certain sens la possibilité de modifier d'eux-mêmes leur trajectoire, n'est-il pas assez normal que la liberté se manifeste un peu partout dans le monde, qu'il s'agisse des animaux ou des hommes ? Acceptons donc ce curieux clinamen ! À partir de là, la physique épicurienne se développe avec une aisance quelque peu naïve. Les atomes, ainsi rapprochés par le hasard des chocs, vont constituer des conglomérats, plus ou moins lâches, plus ou moins durables. Il y a des atomes crochus, c'est de leur enchevêtrement que résulteront les corps solides ; des atomes ronds, c'est d'eux que seront faits les liquides ; des atomes très légers, c'est d'eux que seront composés l'air et le feu. C'est de ces agrégats que, dans la suite et progressivement, après de nombreux essais infructueux, sortiront les choses, puis les êtres vivants. On comprend que les atomes soient aussi appelés les semences (semina), les principes (principia) des choses. Il faut donc bien distinguer les éléments premiers (les atomes) et les éléments composés (tout ce qui nous entoure). Si les atomes sont impérissables, leurs composés ne le sont pas. Les choses sont périssables : elles meurent quand les atomes qui les constituent se séparent. Mais attention ! Rien ne retourne au néant, comme rien ne naît du néant.

Un nombre infini d'atomes en mouvement dans le vide infini doit avoir engendré des mondes autres que le nôtre. "Il doit y avoir ailleurs d'autres groupements de matière, analogues à ce qu'est notre monde" (Lucr., II, 1064-1065). "Il y a, dans d'autres régions de l'espace, d'autres terres que la nôtre, et des races d'hommes différents, et d'autres espèces sauvages" (Lucr., II, 1074-1076). L'Épicurisme établit donc une distinction entre le Tout ou l'Univers d'une part, le Monde d'autre part. Le Monde -- notre monde --, dont la limite est déterminée par la perception de nos sens (la terre, le soleil, la lune, la voûte céleste, les planètes, les étoiles), n'est qu'une portion, et une portion infime, de l'Univers. Ce n'est pas le seul monde existant. "

Nous vous proposons enfin plusieurs extraits d'une conférence menée par Jean Salem : "Démocrite, Épicure, Lucrèce : Philosophie des atomes et pensée du plaisir" propres à mieux placer le passage étudié dans la pensée qui lui donne sens.

" Pour Démocrite, on peut comparer l’ensemble de tout ce qui est à un tas de pièces d’or éternellement en mouvement dans le vide infini. Tout ce qui n'est pas plein des atomes est du vide : il y a comme une complémentarité de l'être plein des atomes et de ce non-être qu'est le vide intangible. De façon très légèrement différente, Épicure semblera parfois considérer l’espace vide comme une sorte d’immense contenant, qui envelopperait les particules de matière en son sein. Mais il n’y a là qu’une nuance. Il faut en outre souligner que le vide des anciens atomistes est bien la condition de possibilité mais non pas la cause du mouvement des atomes. Car les atomes se meuvent de toute éternité dans toutes les directions de l’espace, depuis toujours. Ce vide est enfin – est-il besoin de le préciser ? – un vide absolu (alors que le vide intergalactique des physiciens contemporains est un espace où la matière est très rare). Voilà pour ces quelques thèses fort impressionnantes à nos yeux, mais qui furent tenues pour très fantaisistes par la plupart des physiciens jusque vers le milieu du 17e s.

Démocrite est également le philosophe de la nécessité : tout est nécessaire dans son univers ; «nulle chose, disait Leucippe, ne se produit fortuitement, mais toutes choses procèdent de la raison et de la nécessité». Si donc Démocrite en vient à parler de hasard, il ne peut pas s’agir que d’un sobriquet de l’universelle Nécessité, que d’un nom que nous donnons parfois à notre ignorance des causes de tel ou tel phénomène. Les épicuriens feront valoir quant à eux qu’il existe néanmoins une marge d’indétermination dans le cours des choses. Ils expliqueront et conforteront le sentiment de liberté (que nous expérimentons, par exemple, lorsque nous résistons à la poussée qu’une foule exerce sur nous) en attribuant aux atomes eux-mêmes la possibilité de dévier spontanément de leur trajectoire, la possibilité autrement dit d’effectuer en un lieu indéterminé de leur course à travers l’espace un mouvement imprévisible et imperceptible de déclinaison (clinamen), un petit saut que même un observateur omniscient n’eût pas pu prévoir. Cette théorie qui parut fort étrange aux adversaires de l’épicurisme, et qui continue de nous intriguer, avait pour fonction de sauver le fait de la liberté : car si tout est absolument nécessaire, demandaient les épicuriens, comment pourrions-nous décerner des louanges ou des blâmes ? Comment pourrait-on fonder une éthique si tout, depuis toujours, était déjà déterminé d’une façon inexorable par quelque cause antécédente ?

L'univers est infini. De deux choses l’une : la flèche lancée par un archer depuis ce que tu supposes constituer l’extrême bord de l’univers s’arrêtera dans son vol ou le poursuivra. S’arrête-t-elle, c’est qu’il y a un obstacle et que de l’espace doit nécessairement se trouver au-delà de cette limite prétendue ; et si tout au contraire elle ne rencontre aucun obstacle, c’est qu’ elle peut toujours aller plus avant (cet argument du pythagoricien Archytas de Tarente a été repris par les atomistes). L'univers comporte une infinité de mondes - dont le nôtre qui, comme tous les mondes, est appelé à périr. Un monde se constitue à partir de la réunion d'un assez grand nombre d'atomes dans une section de l’infini. Le mouvement de ces atomes prend la forme d’un tourbillon dans lequel ils s'ordonnent peu à peu : les plus gros tendent vers le centre qui est en train de se former, les plus petits vers la périphérie vers laquelle la force centrifuge les projette. Une ceinture de feu entoure notre monde. Quant à la terre, elle a la forme d'un cylindre plat, d'un tambour.(...)

Épicure, qui fonda l’École du Jardin (en 306 av. J.- C.) et Lucrèce (environ 95-50 av. J. – C.) ont tous deux vécu durant des époques de crises et de bouleversements qui font penser par beaucoup d’aspects à la nôtre. Philippe de Macédoine, un «barbare» domine la Grèce à dater de 338 av. J.-C. Alexandre, son fils, conquiert à peu près tout le monde connu, Chine exceptée. Mille ans après, le Coran (Chapitre 18) évoquera encore cette invraisemblable conquête en affirmant qu’Alexandre a reçu d’Allah le pouvoir d’atteindre aux limites du monde. La mort de ce même Alexandre et la rapide désagrégation de son empire éphémère provoquèrent un effondrement, une katastroïca dont Épicure a été le témoin. Les anciens généraux d’Alexandre se disputaient les immenses dépouilles (Perse, Égypte, Grèce, etc.) de l’empire «mondial» qu’avait édifié leur chef. Ce fut à Athènes une époque bénie pour les soudards, les imposteurs, les démagogues. Rome, dans la première moitié du 1er s. av. J.-C. fut, elle aussi, agitée de violentes convulsions : soulèvements en Italie (guerre dite «sociale»), guerre en Asie, coups de force de Marius, tyrannie de Sylla, révolte de Spartacus, agitation de Catilina, rivalités entre triumvirs. La République sera bientôt définitivement abattue : dès 31 av. J.-C., Octave, de fait, sera le seul maître . - Aussi, dès le IIIe s. av. J.-C., la philosophie (celle des Cyniques, des Cyrénaïques, des Sceptiques, des Stoïciens, des Épicuriens) devint-elle l’art de vivre – de vivre heureux malgré les coups du sort et l’incertitude du lendemain. Et l’éthique passa du même coup au premier plan des préoccupations des philosophes : on ne se soucia plus guère d’encyclopédisme. Il ne s’agissait plus de philosopher après avoir parcouru un long cursus d’études érudites tel que Platon l’avait décrit dans sa République (géométrie, astronomie, etc.). Pour Épicure, il faut philosopher toutes affaires cessantes, car c’est une question d’extrême urgence que celle de la santé de l’âme. Or nous sommes taraudés par la peur de la mort, la peur des dieux, etc. La physique des atomes est, selon les épicuriens, absolument vraie (elle n’est pas vraie parce que libératrice : elle est au contraire libératrice parce que vraie). Son principal intérêt n’en réside pas moins dans ce fait qu’elle est une connaissance qui procure la paix de l’âme, l’ataraxie. A l’écart de l’agitation politique, le sage a la satisfaction, non pas de voir souffrir ses semblables, mais, par comparaison, de ne pas souffrir de leurs maux (cf. Lucrèce, début du Chant II), Les épicuriens font ainsi du désengagement une vertu (« Vis caché »), et de la vertu l’objet d’un très prudent calcul (voyez le début de la Maxime fondamentale V d’Épicure : «Il n’est pas possible de vivre heureux sans être sage, honnête et juste…». ) "