« [...] par méthode, j'entends des règles certaines et aisées, grâce auxquelles ceux qui les auront exactement observées n'admettront jamais rien de faux pour vrai, et sans se fatiguer l'esprit en efforts inutiles, mais en augmentant toujours comme par degrés leur science, parviendront à la connaissance vraie de toutes les choses dont leur esprit sera capable. »

Par la découverte de ce passage, vous avez pu découvrir l'un des aspects essentiels de la philosophie de Descartes : l'"invention" d'une méthode propre à permettre l'explication du monde. Nous vous invitons pour mieux comprendre l'importance d'une telle approche à lire quelques extraits d'un article rédigé par William R. Shea La science de Descartes.

"En 1637 paraît à Leyde une collection de quatre ouvrages inédits d'un auteur français expatrié en Hollande depuis 1628. Ce sont le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie qui sont des essais de cette méthode. La postérité a érigé le Discours de la méthode en ouvrage autonome, mais les contemporains de Descartes y voyaient une préface aux traités scientifiques qui mettaient cette méthode à profit. (...)

Convaincu « qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes », Descartes insistera sur l'enchaînement rigoureux du discours scientifique. Le jugement qu'il portera sur Galilée dont il venait de lire les Discours concernant deux sciences nouvelles est éloquent à cet égard : « Je trouve en général qu'il philosophe beaucoup mieux que le vulgaire, en ce qu'il quitte le plus qu'il peut les erreurs de l'École et tâche à examiner les matières physiques par des raisons mathématiques. [...] Mais il me semble qu'il manque beaucoup en ce qu'il fait continuellement des digressions et ne s'arrête point à expliquer tout à fait une matière ; ce qui montre qu'il ne les a point examinées par ordre. » Cet ordre, selon Descartes, exige que l'on ait au départ une notion claire et distincte de l'esprit qui connaît et de la matière qui est connue. Les Méditations, parues en latin en 1641 et en français six ans plus tard, distinguent de façon radicale l'esprit, dont le propre est de penser, de la matière, qui n'est qu'extension et dont la nature est révélée par une « expérience mentale » que Descartes nous convie à faire après lui. Imaginons un morceau de cire que l'on vient de tirer de la ruche : sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes et on peut encore sentir l'odeur des fleurs dont il a été recueilli. Il est dur, froid au toucher et rend un son si on le frappe. Approchons-le du feu : toutes ces qualités sensibles disparaissent ! Descartes en conclut que la cire « n'était ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. » En d'autres mots, il ne demeure que l'extension qui est une propriété réelle mais qui n'est connue que par l'entendement. L'extension est bel et bien ce que nous voyons et touchons, mais elle n'est connue que par une « inspection de l'esprit ». Tout objet matériel peut être analysé de la même manière. Dans l'univers des corps il n'y a que de la matière étendue. Dans le feu, par exemple, il ne faut pas chercher une propriété spécifique, qui serait la chaleur, mais seulement des corps minuscules qui sont agités très rapidement. Cette matière peut être mise en mouvement mais d'elle-même elle est inerte. Si une impulsion lui est communiquée, elle la conserve comme si rien n'était. C'est ici que l'intuition de Descartes se révèle géniale : le mouvement n'est pas un processus qui a besoin d'être soutenu par l'application d'une force constante.C'est un état qui est aussi permanent que le repos et qui ne change que si une force extérieure lui est appliquée. Trois lois du mouvement vont codifier la pensée de Descartes.(...)

Ces lois seront publiées dans les Principes de la philosophie que Descartes fera paraître en latin en 1644 et dans une version française, qui diffère parfois de l'original, en 1647. Leur application, qui pouvait sembler aisée, s'avéra plus difficile que Descartes ne l'avait prévue. Les sept règles qu'il formule pour exprimer la direction et la vitesse des corps qui entrent en collision ne sont certes ni toutes vraies ni toutes compatibles.(...)

Faute de règles du mouvement satisfaisantes, Descartes ne pouvait pas développer une cosmologie quantitative. Fort habilement, il se contentera donc dans le Monde et les Principes d'insister sur l'importance du contact entre les corps qui sont mus par des tourbillons de matière qui emplissent un univers où le vide est impossible. Ces tourbillons exercent une force que Christiaan Huygens nommera centrifuge, mais il n'est aucunement question d'attraction, ou de force centripète, comme chez Newton. Laissant de côté les détails, Descartes prône la supériorité de sa méthode propre à rendre compte du monde.(...)

Descartes nous convie dans Le Monde à un voyage intergalactique : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce Monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires. » Cette façon de présenter sa cosmologie lui permet d'affirmer que la Terre tourne autour du soleil sans s'attirer les foudres de l'Inquisition, mais aussi de se prévaloir d'une matière où il n'y a rien, dit-il, « qui ne soit pas évidemment connu de tout le monde ». « Concevons-la, poursuit-il, comme un vrai corps, parfaitement solide, qui remplit également toutes les longueurs et profondeurs de ce grand espace au milieu duquel nous avons arrêté notre pensée ; en sorte que chacune de ses parties occupe toujours une partie de cet espace, tellement proportionnée à sa grandeur, qu'elle n'en saurait remplir une plus grande, ni se resserrer en une moindre, ni souffrir que, pendant qu'elle y demeure, quelqu'autre y trouve place. » La matière remplit donc tout l'espace et, ce qui plus est, la matière est l'espace. Les deux mots sont synonymes pour Descartes. Mais cette matière, parfaitement homogène et inerte, ne saurait donner naissance à aucun changement, quel qu'il soit. Pour que le mouvement puisse se propager et diviser cette matière, il faudrait que celle-ci ne soit plus une masse compacte. Le mouvement requiert donc une matière déjà divisée, mais la division n'est possible que s'il y a mouvement ! Descartes croit pouvoir sortir de ce cercle vicieux en affirmant que Dieu donne à la matière une certaine quantité du mouvement à l'instant même où il lui confère l'existence. La matière initiale se trouve ainsi divisée en parties qui obéissent aux lois du mouvement établies de façon si merveilleuse que l'ordre s'y instaure inéluctablement. Ces lois sont suffisantes, écrit Descartes dans le Monde, « pour faire que les parties de ce Chaos se démêlent d'elles-mêmes et se disposent en si bon ordre, qu'elles auront la forme d'un Monde très-parfait », identique en tout point à celui que nous voyons dans le monde réel. C'est toucher là le problème posé par le désir d'expliquer rationnellement le monde et la foi dans les Saintes Ecritures...(...)

"Comme on connaîtrait beaucoup mieux quelle a été la nature d'Adam et celle des arbres du Paradis, si on avait examiné comment les enfants se forment peu à peu au ventre des mères et comment les plantes sortent de leurs semences, que si on avait seulement considéré quels ils ont été quand Dieu les a créés : tout de même, nous ferons mieux entendre quelle est également la nature de toutes les choses qui sont au monde, si nous pouvons imaginer quelques principes qui soient fort intelligibles et fort simples, desquels nous fassions voir clairement que les astres et la terre, et enfin tout le monde visible aurait pu être produit ainsi que de quelques semences, bien que nous sachions qu'il n'a pas été produit en cette façon".

C'est tout le problème du statut épistémologique de la démarche cartésienne qui est posé par ce passage. Descartes cherchait-il tout simplement à éluder la censure ecclésiastique ? Croyait-il vraiment que ses hypothèses cosmologiques n'étaient qu'une pure spéculation ? À la lumière de ses affirmations réitérées, il est difficile de penser qu'il ne croyait pas à la vérité de ses propres théories. Par ailleurs nous n'avons aucune raison de mettre en doute son adhésion aux principaux dogmes chrétiens, dont celui de la vérité des Ecritures. Si tout s'est passé comme le raconte la Genèse, à quoi peut bien servir un raisonnement qui assume un changement qui n'a jamais eu lieu ? Et pourtant Descartes n'en démordra pas car il était convaincu que les lois qui régissent « son » monde sont les lois de tout monde possible. Quel que soit le chaos initial que l'on puisse imaginer, la matière sera amenée à s'organiser comme nous la voyons à présent. L'univers est une vaste machine que le scientifique peut démonter et reconstruire pour en comprendre les rouages, même si sa manière de procéder n'est pas celle qui a été suivie historiquement."

Quel est alors l'apport de Descartes ?

Descartes cherche une physique fondée sur une vraie compréhension de la nature telle qu'elle est, et une connaissance des vraies causes des phénomènes. D'après lui la physique mathématique de Galilée est une fantaisie mathématique, fondée sur des suppositions arbitraires, un roman de la nature, pas moins fantaisiste du fait qu'il soit exprimé dans un langage mathématique. Descartes cherchait une vraie science physico-mathématique, autant physique que mathématique, une science mathématique du mouvement avec une connaissance des vraies causes des effets. Ce n'est que lorsqu'on comprendra les vraies causes de la pesanteur qu'on aura une vraie science du mouvement des corps pesants. Il ne parvient pourtant pas à remplacer le paradigme galiléen par la formulation efficace d'une explication vérifiée par l'expérience de la chute des corps. En dépit des efforts de Descartes pour le remplacer, le paradigme galiléen en physique mathématique des corps pesants est resté central en physique durant presque un demi-siècle après la mort de Descartes. Il s'est maintenu jusqu'aux travaux d'Isaac Newton, qui sut se servir des observations des mouvements de la lune et des planètes pour bâtir une théorie mathématique des corps pesants corrigeant les lois de Galilée, ce que Descartes s'était efforcé de faire, mais sans succès.