Spinoza explique Descartes

Les Principes de la philosophie de Descartes démontrés selon la méthode géométrique

"Avant d'en venir aux Propositions elles-mêmes et à leurs Démonstrations, il a paru bon d'exposer brièvement pourquoi Descartes a douté de tout, par quelle voie il a trouvé les fondements stables des sciences et enfin par quels moyens il s'est délivré de tous ses doutes. Nous aurions disposé tout cela dans l'ordre mathématique, si nous n'avions pensé que l'inévitable prolixité de cette exposition empêcherait que cela ne fût dûment perçu d'une seule vue par l'entendement ainsi qu'en un tableau.

Descartes donc, afin de procéder avec la plus grande prudence dans son investigation des choses, s'est efforcé :

1 De rejeter tous préjugés ;
2 De trouver des fondements sur lequels s'élèverait tout l'édifice ;
3 De découvrir la cause de l'erreur ;
4 De connaître toute chose clairement et distinctement.

Pour pouvoir parvenir au premier, au second et au troisième points il commence par tout révoquer en doute ; non certes à la manière d'un sceptique pour qui le doute est la seule fin poursuivie, mais à l'effet de libérer son esprit de tous préjugés et de trouver par là les fondements fermes et inébranlables des sciences comme il ne pouvait manquer de le faire, s'il en existe. Les vrais principes des sciences en effet doivent être si clairs et certains qu'ils n'aient besoin d'aucune démonstration, qu'ils excluent tout risque de doute, et qu'on ne puisse rien démontrer sans eux. Il en a trouvé de tels après un doute prolongé. Quand il y fut parvenu, il ne lui fut pas difficile de distinguer le vrai du faux, de découvrir la cause de l'erreur, et aussi de prendre garde qu'il ne mît le faux et le douteux à la place du vrai et du certain.

Pour parvenir au quatrième et dernier point, c'est-à-dire pour connaître toutes choses clairement et distinctement, sa règle principale fut de faire une revue de toutes les idées simples, desquelles toutes les autres sont composées, et de les examiner une à une. Sitôt en effet qu'il pourrait percevoir les idées simples clairement et distinctement, il connaîtrait sans doute aussi avec la même clarté et la même distinction toutes les autres qui en sont composées.(...)

Découverte du fondement de toute science. - Pour trouver les vrais principes des sciences il chercha ensuite s'il avait révoqué en doute tout ce qui pouvait tomber sous sa pensée, ce qui était une façon d'examiner s'il ne restait pas peut-être encore quelque chose dont il ne doutât pas. Si en effet, doutant comme il le faisait, il trouvait quelque chose que, ni pour aucune des raisons précédentes, ni pour aucune autre, il ne pût révoquer en doute, il jugea avec raison qu'il la pourrait prendre comme fondement pour y asseoir toute la connaissance. Et, bien qu'en apparence il eût tout mis en doute puisqu'il doutait également des choses acquises par les sens et des choses perçues par le seul entendement, il se trouva cependant un objet encore à examiner : à savoir lui-même qui doutait ainsi. Non pas en tant qu'il se composait d'une tête, de mains et d'autres membres du corps, toutes choses déjà comprises dans le doute; mais seulement en tant qu'il doutait, pensait, etc. Il reconnut par un examen très attentif qu'aucune des raisons ci-dessus indiquées ne pouvait ici justifier le doute : que ce soit en rêve ou à l'état de veille qu'il pense, encore est-il vrai qu'il pense et qu'il est; que d'autres ou que lui-même aient erré en d'autres sujets, ils n'en existaient pas moins, puisqu'ils erraient. Il ne pouvait non plus supposer par aucune fiction un auteur de sa propre nature qui, si rusé qu'il fût,, pût le tromper en cela; car dans le temps qu'on le supposera trompé on devra accorder qu'il existe. Quelque autre cause de doute qu'il pût concevoir enfin, il ne s'en pourra trouver aucune qui ne le rende en même temps au plus haut point certain de sa propre existence. Bien mieux, plus il se trouvera de raisons de douter, plus il y aura aussi d'arguments pour le convaincre de son évidence. Si bien que, de quelque côté qu'il se tourne pour douter, il n'en est pas moins contraint de s'écrier: je doute, je pense, donc je suis.

Cette vérité découverte, il trouve en même temps le fondement de toutes les sciences et aussi une mesure et une règle de toutes les autres vérités, à savoir :

Tout ce qui est perçu aussi clairement et distinctement que cette première vérité est vrai. (...)

Pour se rendre certain des choses qu'il avait révoquées en doute et lever tout doute, il continue en dirigeant sa recherche sur la nature de l'Être le plus parfait et sur son existence. Sitôt en effet qu'il aura vu qu'il existe un Être tout parfait, par la puissance de qui toutes choses sont produites et conservées, et dont la nature répugne à ce qu'il soit trompeur, cette raison de douter provenant de ce qu'il ignorait sa propre cause sera levée. Car il saura que la faculté de discerner le vrai d'avec le faux ne lui a pas été donnée par un Dieu souverainement bon et véridique pour qu'il fût trompé. Et ainsi les vérités mathématiques et toutes les choses paraissant très évidentes ne pourront plus être suspectées. Il fait alors un pas nouveau en avant pour lever les autres causes de doute et se demande : d'où vient que nous errons quelquefois ? Et quand il a trouvé que cela vient de ce que nous usons de notre libre volonté pour donner notre assentiment à ce que nous n'avons perçu que confusément, il est en droit de conclure aussitôt, qu'il pourra, par la suite, se tenir en garde contre l'erreur, pourvu qu'il ne donne son assentiment qu'à ce qu'il aura perçu clairement et distinctement. Or chacun peut obtenir cela facilement de lui-même, parce qu'il a le pouvoir de contraindre sa volonté et de faire ainsi qu'elle soit contenue dans les limites de l'entendement. Mais comme, dans le premier âge, nous avons acquis beaucoup de préjugés dont nous ne nous libérons pas aisément, pour nous en délivrer et ne rien admettre que nous ne percevions clairement et distinctement, il continue en faisant une revue de toutes les notions et idées simples dont toutes nos pensées sont composées ; il les examine chacune en particulier afin d'observer ce qu'il y a de clair et ce qu'il y a d'obscur en chacune. Ainsi pourra-t-il aisément distinguer le clair d'avec l'obscur et former des pensées claires et distinctes ; et il sera facile par là de trouver une distinction réelle entre l'âme et le corps ; ce qu'il y a de clair et ce qu'il y a d'obscur dans les perceptions que nous avons par les sens ; en quoi enfin le rêve diffère de l'état de veille. Après quoi il ne peut plus ni douter de ses veilles ni être trompé par les sens ; et ainsi s'est-il délivré de tous les doutes ci-dessus énumérés.