Nous vous proposons pour prolonger la lecture de ce passage de Spinoza et au-delà pour poser cette question de l'existence du vide dans les enjeux du débat qu'elle a soulevé de suivre l'analyse de la correspondance entre Spinoza et Boyle à propos notamment d'une expérience sur le salpêtre. Pour rendre la lecture plus aisée , nous avons donné ici de larges extraits d'une étude menée par P.Macherey que vous pouvez avec intérêt lire dans son intégralité.

"L’époque classique est communément créditée d’une révolution scientifique, dont les principaux initiateurs ont nom Bacon, Galilée et Descartes, et qui a mis fin à tout un régime de savoir développé depuis l’Antiquité et ordonné autour de la représentation d’un cosmos hiérarchisé soumise aux notions de qualités et de fins. Mais qu’est-ce qu’une révolution scientifique ? Ce n’est certainement pas l’installation d’un système unifié de connaissances se substituant soudainement à celui qui régnait antérieurement et dont, d’un coup, la cohérence se serait défaite pour l’essentiel: de ce point de vue, les modèles de rationalisation, principalement empruntés aux mathématiques, à partir desquels s’est constitué l’idéal de la science moderne, ont pu faire illusion en conférant artificiellement à un moment particulier de l’histoire des savoirs, celui au cours duquel précisément cet idéal s’est formé, les allures de l’universel et du nécessaire, ce qui n’était possible qu’en appliquant à ce moment, de l’intérieur, les critères d’évaluation qu’il a lui-même définis, et en lui concédant ainsi le privilège de se juger soi-même réflexivement sans référence à quoi que ce soit d’étranger à son ordre propre de systématicité. Une révolution scientifique, ce serait plutôt l’ouverture d’un champ de débats, à l’intérieur duquel de nouvelles questions peuvent être posées, sans que la manière de répondre à ces questions soit du même coup fixée dans un sens ou dans un autre selon des règles uniment définies : à l’époque classique, la querelle du vide, qui a vu les cartésiens s’affronter à la fois aux aristotéliciens et aux épicuriens, tout en laissant place à des positions atypiques comme celles de Hobbes ou de Pascal, au cours d’un débat qui a fait interférer les protocoles expérimentaux, réels ou imaginés, avec des constructions théoriques, à caractère descriptif ou démonstratif, en constitue un exemple topique. La discussion qui s’est ébauchée entre Spinoza et Boyle après 1660, discussion dans laquelle cette querelle du vide a joué indirectement un rôle, est particulièrement intéressante à cet égard, dans la mesure où elle fait ressortir le caractère ouvert de tels débats que rien ne permettait, au moment où ils se sont effectivement déroulés, de trancher de manière définitive, et qui ne paraissent aujourd’hui tranchés qu’au prix d’une illusion récurrente : ainsi c’est Lavoisier qui aurait en quelque sorte donné raison à Boyle contre Spinoza, mais en prêtant à la conception d’une chimie des éléments esquissée par Boyle une tout autre orientation théorique que celle qu’il lui avait lui-même conférée, et qui est celle avec laquelle Spinoza a eu effectivement à débattre. Commençons par retracer la chronologie des faits telle qu’elle peut être reconstituée, principalement d’après les éditions de la correspondance de Spinoza.

Durant l’été 1661, sans doute sur une invitation de Christian Huygens dont il avait déjà fait la connaissance à Londres, Henri Oldenburg, un diplomate allemand installé en Angleterre, où il s’était lié avec les principaux représentants des milieux intellectuels et scientifiques, au premier rang desquels Thomas Hobbes, John Milton et Robert Boyle, fait un voyage en Hollande, (...). Il y rencontre Spinoza par intérêt pour les questions d’optique, dans lesquelles ce dernier venait de se spécialiser artisanalement, en adoptant l’état de tailleur de lentilles pour loupes et télescopes, dans le contexte du rapide développement de l’industrie des instruments scientifiques en ce domaine, suite aux travaux de Galilée et de Descartes en astronomie et en optique. Mais s'il venait rencontrer un spécialiste en optique il découvrit un homme était en train d’élaborer un système philosophique d’une ampleur de vues exceptionnelle, susceptible de faire pièce au rationalisme cartésien dont il entreprenait une espèce de radicalisation.Oldenburg a manifestement été impressionné par cette rencontre unique, qui a donné ensuite occasion à un échange de correspondance: celui-ci s’est poursuivi, avec des périodes d’intermittence et de reprise, jusque dans les dernières années de la vie de Spinoza, lorsque celui-ci, à son corps défendant, était devenu, à la suite du scandale provoqué par la publication du Tractatus Theologico-politicus en 1670, un personnage célèbre dans l’Europe entière.

Spinoza

La correspondance échangée entre les deux hommes pendant de nombreuses années témoigne de ce que fut cette querelle du vide dans le débat philosophico-scientifique de l'époque, et plus précisément dans les commentaires des recherches de Boyle. Oldenburg insiste pour que Spinoza s’explique complètement et au grand jour sur les divergences qui l’opposent à Descartes, dans les domaines philosophique et scientifique et lui demande, de la part de Boyle et de la sienne, de montrer “comment chaque partie de la nature s’accorde avec son tout et selon quelle raison elle se rattache aux autres” question à laquelle Spinoza répond longuement dans une nouvelle lettre datée de novembre 1665, où, à partir de l’exemple des éléments constituants ou “particules”(particulae), du sang il expose comment il conçoit les relations que les déterminations modales finies de la nature entretiennent les unes par rapport aux autres et avec la nature considérée dans son ensemble ; cette théorie fait d’une certaine manière écho aux précédentes discussions consacrées aux problèmes de la chimie corpusculaire de Boyle, dont elle transpose les enjeux sur un plan plus général, en les reformulant dans les termes de ce qu'on peut appeler une métaphysique. Quel est donc le terrain du débat entre Spinoza et Boyle ? Les textes dans lesquels il s’est inscrit peuvent être lus simultanément sur deux plans, que l’on va ici dissocier, pour les commodités de l’analyse : d’une part ils sont traversés par une interrogation à caractère général sur le statut de l’expérience et les conditions de son intégration dans le processus de la connaissance rationnelle, interrogation qui relève d’enjeux proprement épistémologiques ; d’autre part ils se situent sur le terrain d’une recherche scientifique particulière, qui porte sur un domaine d’investigation bien précis, relevant de la chimie corpusculaire, et tourne autour du problème de la nature et de la composition du salpêtre. A cela s’ajoute une troisième ordre de problèmes, qu’il n’est pas facile d’articuler aux deux précédents : celui-ci concerne une question rituelle entre savants et philosophes de cette période dans la mesure où elle exprime exemplairement les difficultés du rapport entre physique et métaphysique : la question du vide.

I°) La méthode expérimentale

Il est tentant de ramener la discussion qui a eu lieu entre Spinoza et Boyle au débat du rationalisme et de l’expérimentalisme : selon H. Daudin, le différend qui a opposé Boyle et Spinoza s’explique par la confrontation de “deux mentalités bien différentes : celle de l’expérimentateur, du technicien qui s’efforce d’observer le plus minutieusement possible les phénomènes - celle du philosophe métaphysicien qui n’attribue d’autre rôle à l’expérience que celui de confirmer ses principes“. Ceci revient à opposer frontalement deux figures de la connaissance : l’une se caractérise par un certain dogmatisme, puisque, sans toutefois l’exclure, elle prétend subordonner l’expérience à la raison en la faisant rentrer dans un cadre déjà défini par celle-ci pour l’essentiel ; l’autre se caractérise au contraire par son relativisme, puisqu’elle n’admet rien qui ne soit d’abord produit dans l’expérience par des expériences, dont l’interprétation ne relève en aucun cas de principes posés a priori en dehors de celles-ci. L’idée d’une expérience rationnelle, qui plie l’expérience aux exigences de la raison, se pose ainsi en alternative à celle d’une raison expérimentale, qui développe une nouvelle rationalité sur le plan défini par les conditions de l’expérience, les démarches indiquées par ces deux notions étant exactement inverses l’une de l’autre. Toutefois même si les divergences sont essentielles, il semble bien qu'il y ait eu également un terrain d'entente propre à laisser imaginer une cohabitation intellectuelle. Sont en effet à plusieurs reprises définies au cours de cet échange les conditions qui le rendent possible : à savoir l’admission par les deux partenaires des thèses générales de ce qu’on peut appeler la vision mécaniste du monde, à l’intérieur de laquelle s’inscrivent les démarches de la science classique. Il demeure que le différend qui oppose Spinoza et Boyle est interne à une certaine conception de la science, dont la structure relève d’une épistémé globale, qui rend précisément possible cette opposition, et en particulier à la distinction entre l'expérience obvie et l'expérience décisive.

a) L'expérience obvie

La question du vide pose avec une acuité particulière tout le problème de la validité de l'expérience obvie. En effet l’espace “vide” libéré expérimentalement par le fonctionnement de la machine pneumatique constitue un milieu artificiel : les “faits” qui sont produits à l’intérieur de cet espace n’ont rien à voir avec ceux qui se produisent librement au grand air ; dans la cloche de la pompe à air, la colonne de mercure de l’expérience de Torricelli redescend, sans toutefois atteindre le niveau du liquide à l’intérieur du récipient où le tube est immergé : ainsi l’expérimentateur est celui qui observe des faits qu‘il a lui-même programmés et provoqués, de manière à en contrôler rigoureusement les conditions de production. Toute la question, c’est précisément celle que, de son côté, Hobbes avait posée à Boyle, est alors de savoir si des faits qu’on a soi-même faits, en les mesurant à des exigences soigneusement définies et agencées, sont encore, sinon par abus de langage, des faits, c’est-à-dire ont la valeur d’expérience qu’on leur reconnaît : si on leur attribue cette valeur, n’est-ce pas qu’on retire à l’expérience le privilège de faire parler directement la nature, et ceci en la faisant rentrer dans l’ordre d’un “nouveau monde”, simulé et fictif, reconstitué par des moyens purement théoriques, du type de celui dont Descartes avait déjà formé le concept, sans avoir d’ailleurs eu besoin pour cela de recourir au concept d’expérience ? De tels faits expérimentaux ne se distinguent plus de théories déguisées, et en conséquence, soit on s’engage dans un cercle vicieux en prétendant confirmer des théories à l’aide de preuves qui déjà les présupposent, soit on reconnaît abusivement à des appareillages sophistiqués dont le fonctionnement ne peut jamais être parfaitement contrôlé (c’était l’une des principales objections faite à Boyle par Hobbes, qui contestait formellement l’étanchéité de la pompe à air ) le privilège de représenter des théories dont la légitimité démonstrative se situe sur un tout autre plan ; et dans les deux cas, le recours qu’on fait prétendument à l’expérience est faussé. Ceci confirme que, au point de vue de Spinoza, l’expérience doit être maintenue dans un rôle d’appoint, rôle purement illustratif, qui la subordonne à la considération des raisons et des causes. Cette subordination s’explique par le fait que les expériences, si intéressantes et significatives qu’elles soient, ne doivent intervenir qu’après coup dans le déroulement du processus de la connaissance : la représentation que la raison forme de la réalité physique colle si étroitement, si adéquatement, à cette réalité considérée dans sa nature essentielle qu’elle a la capacité d’anticiper sur les observations ou les expérimentations dont celle-ci fait l’objet. Ainsi les expériences remplissent à l’égard des théories une fonction de validation partielle et non globale.

Boyle,

b) Le problème de l’expérience décisive

Pour Spinoza, à vouloir trop dégager une rationalité de l’expérience, on retire à celle-ci son statut propre d’expérience, qui est lié au contraire à l’évidence grossière du fait brut, s’imposant de lui-même dans sa globalité indivise en dehors de toute idée préconçue. Mais ceci signifie, corrélativement, que cette évidence relève de l’ordre d’une connaissance du premier genre et ne saurait donner lieu qu’à des estimations approximatives et confuses, qui ne sont pas susceptibles d’être définitivement vérifiées, et doivent en conséquence s’effacer devant la nécessité irrécusable des preuves rationnelles, qui se formulent à travers des idées distinctes. Il n'y a donc pas nécessité de distinguer l'expérience obvie de l'expérience décisive puisque dans tous les cas elle ne peut être que limitée. A trop vouloir théoriser l’expérience, on finit par lui prêter un caractère de vérité dont elle ne pourrait disposer que si elle avait cessé d’être une expérience, avec les caractères d’incertitude et d’obscurité qui, sur ce plan, lui sont attachés. Spinoza ne voit donc pas comment l’expérience pourrait invalider l’hypothèse de la matière subtile, puisque celle-ci concerne un ordre de réalité qui se situe précisément hors des limites de l’expérience, en vertu du principe selon lequel tout ce que fait la nature n’apparaît pas nécessairement de façon distincte dans l’expérience.On peut donc conclure sur ce point : la critique que fait Boyle de l’expérience obvie et celle que fait Spinoza de l’expérience décisive, si elles les amènent à s’opposer sur des points précis, s’inscrivent donc bien dans une même perspective théorique, celle propre à la vision mécanique ou mécaniciste du monde, où le statut de l’expérience et son rapport à la connaissance demeurent en discussion, ce dont témoigne exemplairement le débat de l’expérimentateur et du philosophe.

II°) L’analyse chimique du salpêtre

Après avoir reconstitué l’arrière-plan épistémologique du débat entre Spinoza et Boyle, qui met en jeu le statut scientifique de l’expérience, il faut à présent s’intéresser à ce qui lui a donné directement son contenu : la tentative poursuivie par Boyle, à partir de ses expériences sur le salpêtre en particulier, de jeter les bases d’une chimie-physique, tentative qui n’a pas non plus convaincu Spinoza, pour des raisons plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord.

L’expérience de Boyle consistait, dans un premier temps, à décomposer le nitre, c’est-à-dire du salpêtre, en le portant à haute température et en le mettant en présence de charbons incandescents : cette opération laisse comme résidu un sel, le sel de potassium, donc une base ou un alcali que Boyle appelait la partie fixe du salpêtre, en libérant sous forme de vapeurs rutilantes de l’esprit de nitre, c’est-à-dire du peroxyde d’azote, qui, en solution aqueuse, devient de l’eau-forte. Dans un second temps, Boyle procédait à la “rédintégration” (redintegratio) du salpêtre en versant de l’eau-forte sur une solution aqueuse de sel de potassium, de manière à obtenir, sous forme cristalline, une recomposition du salpêtre à partir des éléments qui avaient été préalablement séparés. Il est inutile d'insiter ici sur tout ce qui échappe à Boyle ici dans l'analyse du processus chimique en action ici. L'intérêt n'est pas là. Cette expérience permet de refaire ce qui, dans un premier temps, avait été défait, selon un processus d’analyse-synthèse, qui met en évidence la réversibilité du phénomène de transformation subi par le salpêtre. Ce point est essentiel, et il permet tout de suite de comprendre comment Boyle, ainsi qu’il ne cesse de le rappeler, se situe dans le champ épistémique propre à la vision mécaniste du monde, en se démarquant dans sa manière de concevoir les substances matérielles à la fois des doctrines aristotéliciennes, alchimiques et paracelsiennes, dont il dénonce le caractère chimérique : ces doctrines, qui finalisaient ou vitalisaient les processus matériels, présentaient ceux-ci comme orientés, donc comme s’effectuant de manière privilégiée dans un certain sens, sur fond d’irréversibilité, dans un contexte interprétatif où la durée remplissait une fonction essentielle. La réciprocité des deux moments de l’expérience de Boyle, dont le second reconstitue ce que le premier avait séparé, situe celle-ci dans une toute nouvelle perspective : l’action du temps s’annulant en quelque sorte, on est renvoyé à la représentation d’un processus de composition ou d’agencement déployé dans l’espace, comme un déplacement d’éléments, sur fond de figure et de mouvement. Spinoza reconnaît là un remarquable essai expérimental même s'il estime que, pour exploiter dans ce sens l’expérience de la décomposition /rédintégration, il serait nécessaire de procéder à des mesures extrêmement précises, de manière à mettre en évidence l’élément de permanence qui commande ces déplacements dans l’espace, en tant que ceux-ci s’opèrent sans création ni déperdition de substance. On peut considérer que, de ce point de vue, Spinoza se place déjà à un point de vue assez voisin de celui qui sera explicitement développé par Lavoisier, point de vue selon lequel, dans le déroulement d’une réaction chimique, “rien ne se perd, rien ne se crée”. Il y a pourtant désaccord entre Spinoza et Boyle. L ’un des objectifs poursuivis par Boyle était de montrer que le salpêtre est un corps hétérogène, composé de parties solides (le sel fixe) et de parties volatiles (l’esprit de nitre), qui sont eux-mêmes des corps de natures différentes, susceptibles d’être isolés par un dispositif expérimental approprié, puis d’être à nouveau assemblés. La question posée est donc de savoir si lorsqu’une substance est décomposée, sa forme est détruite ou subsiste de manière potentielle. Pour Boyle les transformations chimiques doivent s’interpréter en termes d’association et de séparation entre des éléments eux-mêmes incorruptibles et invariants, qui préexistent à ces transformations et subsistent comme tels, qu’ils soient isolés ou combinés à d’autres dans le contexte de la philosophie corpusculaire.Or ceci est le point que Spinoza, sans revenir pourtant à la conception aristotélicienne des formes substancielles, conteste. Les expériences de Boyle, selon lui, n’établissent pas de manière décisive que l’esprit de nitre est réellement d’une autre nature que le salpêtre ; et elles ne montrent pas non plus de manière certaine que, pour redevenir du salpêtre il doive être mis en présence d’une autre substance avec laquelle il est recomposé, le sel fixe, qui le solidifie à nouveau en le cristallisant. En conséquence, il propose une autre interprétation de l’expérience de la décomposition : cette interprétation, qui offre à ses yeux un caractère de plus grande simplicité, consiste à exprimer l’expérience de la décomposition du salpêtre en termes, non pas de séparation ou d’analyse, mais de “purification” (defaecatio) ; lorsqu’on chauffe à blanc le salpêtre à l’aide charbons ardents, on en extrait une sorte d’élixir volatile, l’esprit de nitre qui est une quintessence de salpêtre, en le débarrassant de ses impuretés, celles-ci étant ramassées et retenues dans le sel fixe, qui, lui, n’est pas du tout du salpêtre, et n’intervient en aucune façon dans sa constitution. En affirmant que le salpêtre est un corps homogène, Spinoza, de son propre aveu, oppose donc une hypothèse à une hypothèse. Toute la question est alors de savoir ce qui rend à ses yeux sa propre hypothèse préférable, étant admis que si elle peut, pour une part, être confirmée par l’expérience, elle ne peut être par elle démontrée, et ainsi acquérir un caractère de certitude qui la placerait définitivement au dessus de toute discussion. ces points de désaccord ne peuvent être isolés qu’à l’intérieur d’un champ de débat commun dont l’organisation s’appuie sur un certain nombre de présupposés admis tacitement par les protagonistes de ce débat; et ces présupposés, dont la portée est générale, sont préalables à l’expression de leurs divergences sur tel ou tel point particulier auxquelles ils donnent leurs conditions de possibilité. Dans ce débat interne au système de la philosophie corpusculaire, le rationalisme de Spinoza et l’expérimentalisme de Boyle conduisent alors à adopter la même attitude de prudence théorique.

Pourtant, avant de s’arrêter à une telle conclusion, il reste à examiner un dernier point qui, s’il n’a pas été au centre de la discussion qu’ont eue Boyle et Spinoza, en a constitué un enjeu essentiel et en a sans doute, ne serait-ce que sur le plan des arrière-pensées, accompagné, voire même peut-être dirigé le déroulement : il s’agit du problème du vide qui, dans cette seconde moitié du XVIIème siècle, après Torricelli et Pascal, constitue une question cruciale sur laquelle continuent à s’affronter les philosophes et les savants.

III°) Le problème du vide

Il n’est pas question d’aborder ici ce problème en lui donnant toute son envergure, qui est considérable, puisqu’elle fait intervenir un ensemble complexe de considérations renvoyant inextricablement du plan de la physique à celui de la métaphysique, sur fond de débats théologiques. On se contentera d’en repérer les occurrences dans la correspondance de Spinoza et d’Oldenburg et de proposer un début d’interprétation de celles-ci. Le débat sur le vide est évoqué indirectement dés le début de la lettre 6 lorsque Spinoza propose sa propre interprétation de l’expérience de la décomposition du salpêtre en s’appuyant sur la théorie de la combustion empruntée à Descartes qui donne un rôle essentiel à la matière subtile. Ceci implique, en rupture avec toute une tradition, que le feu ne soit pas considéré comme un élément ou comme une substance corporelle , mais soit seulement rapporté à un mouvement extrêmement rapide des particules entraînées par l’impulsion accélérée que leur communique la matière subtile ; de la même manière, le rapport du chaud et du froid est ramené à celui de la vitesse et de la lenteur. En quoi la matière subtile intervient-elle dans cette explication ? Son concept est indispensable pour faire comprendre comment le mouvement, dont la quantité est une fois pour toutes donnée dans l’ensemble de la nature, se communique de proche en proche, sans déperdition, en brassant des amas solidaires de particules reliés entre eux par l’existence de cette matière invisible et impalpable, qui remplit tous leurs interstices, de manière à ce que n’apparaisse aucune solution de contiguïté dans le déploiement à l’infini de la matière étendue, dont ainsi tous les éléments sont amenés à agir et à réagir les uns sur les autres. Cette matière tourbillonnante remplit le rôle d’une sorte de conducteur de mouvement là où les lois du choc, qui ne jouent qu’entre les grosses particules, paraissent ne plus pouvoir intervenir. Si son concept est rejeté, l’unité du monde et la cohésion de ses composantes sont remises en question : or c’est précisément à cette conséquence que, selon Spinoza qui sur ce sujet prend la suite de Descartes, conduit le fait “d’accorder qu’il y a un vide, ce qui est la chose la plus absurde de toutes” : Quo nihil absurdius concedere dari vacuum“. C’est donc d’un point de vue strictement logique qu’est établie la nécessité de faire place à une matière subtile dans l’explication de la nature : du reste cette matière est tellement subtile, on serait presque tenté de dire immatérielle, qu’elle en paraît réduite à son concept et devient pur objet de raisonnement ; sa réalité, qui échappe à une présentation phénoménale, est en quelque sorte nouménale. Or, pour Boyle, le supplément interprétatif qu’apporte le concept de matière subtile renvoie à une construction de l’esprit, élaborée de telle manière que sa vérité ou sa fausseté ne puissent être établies par aucun fait connu, puisque, comme on vient de le voir, sa “réalité” se tient au-delà ou en deça des faits, ce qui à ses yeux confirme son caractère superfétatoire. Sur ce point, qui à ses yeux n’est sujet à aucun doute (pour Spinoza, l’affirmation de l’impossibilité du vide relève de l’ordre de l’idée vraie, norma sui et falsi, qui s’impose par sa propre force sans avoir pour cela à être rapportée à des critères extérieurs), Spinoza s’affirme en désaccord complet avec Boyle : “Quant à ce que j’ai dit d’autre part, à savoir que dans la plupart des pores les particules de salpêtre sont entourées d’une matière plus subtile, cela, je l’ai bien déduit de l’impossibilité du vide, ainsi que le note le grand homme ; mais j’ignore pour quelle raison il appelle l’impossibilité du vide une hypothèse, alors qu’elle suit clairement de ce que le néant n’a pas de propriétés. Et je m’étonne que le grand homme mette cela en doute, alors qu’il semble admettre qu’il n’y a pas de réalité des accidents : mais, je le demande, n’y aurait-il pas une réalité des accidents s’il y avait une quantité sans substance ? “. Admettre la réalité des accidents, ce serait la même chose que penser des affections existant par elles-mêmes, indépendamment de tout support substantiel, et ainsi remettre en cause le principe de la priorité absolue de la substance par rapport à ses affections. Or un espace qui serait vide, ainsi que l’est, selon les vacuistes, la partie supérieure du tube libérée de toute matière connue par la descente de la colonne de mercure dans l’expérience de Torricelli, continuerait pourtant à être délimité, ce qui constitue une propriété : on pourrait dire ainsi, ce qui est manifestement absurde, qu’occupant une certaine partie de l’étendue infinie, il la remplit de son vide ; et lorsqu’on fait subir un déplacement au dispositif de l’expérience de Torricelli en le transportant d’un lieu dans un autre, on serait conduit par là-même aussi à dire que cet espace vide est susceptible d’être mis en mouvement, exactement comme le serait n’importe quel corps : or comment pourrait-on attribuer à ce qui n’est rien, donc à ce qui n’est pas, la faculté de se mouvoir ? Pascal résout ce paradoxe de la manière suivante : “Quoi qu’il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec le tuyau, et l’immobilité est aussi naturelle à l’espace que le mouvement l’est au corps. Pour rendre cette vérité évidente, il faut remarquer que l’espace en général comprend tous les corps de la nature, dont chacun en particulier occupe une certaine partie ; mais qu’encore qu’ils soient tous mobiles, l’espace qu’ils remplissent ne l’est pas ; car quand un corps est mû d’un lieu dans un autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu’il occupait au temps de son repos“ (Pascal, Lettre à Le Pailleur). Ceci revient à dire que c’est l’espace comme tel, considéré dans son infinité, et non tel ou tel espace physiquement délimité, qui est vide : il est donc exclu que la réalité du vide, c’est-à-dire de l’espace illimité, qui est par nature immobile, puisse être enclose entre les parois d’un tube où le mouvement des liqueurs, s’arrêtant à un niveau déterminé qui en laisse apparemment inoccupée la partie supérieure, ouvre une sorte de lucarne sur cette étendue infinie qui, de toutes façons, est partout présente et la même, aussi bien là où il y a des corps que là où il n’y en a pas. En formulant ces objections à ses yeux dirimantes, Spinoza mêle manifestement deux ordres de questions qu’il ne voit aucune raison de distinguer : l’une concerne la possibilité qu’il y ait un vide quelque part, donc dans une portion finie de l’étendue infinie; l’autre concerne la possibilité du vide comme tel, dont la réalité n’est pensable que si elle est conçue comme infinie, et coïncidant ainsi avec la totalité de l’étendue occupée par le monde naturel ; dans le premier cas on a affaire à un vide physique, tel qu’il peut être appréhendé dans des conditions finies, et dans l’autre au vide métaphysique, qui est nécessairement infini. Or Spinoza ne veut ni de l’un de l’autre, et ceci en vertu d’un unique argument, qu’il reprend tel quel à Descartes qui est un argument logique : l’impossibilité d’attribuer au néant ou à un néant, au vide ou à un vide, des propriétés, ce qui reviendrait à faire du rien qu’il est un être. Spinoza se garde alors bien d’affirmer que la matière subtile existe. Et de la même manière, Boyle se garde tout autant d’affirmer que le vide existe...

 

Sur ce point, on voit donc encore que l’opposition à première vue frontale entre un Spinoza farouchement et aveuglément pléniste et un Boyle qui adopterait les thèses exactement inverses, se révèle à l’examen beaucoup plus complexe et biaisée, ce qui interdit de la considérer de manière aussi tranchée. Réinscrit dans son contexte historique, le débat qui a eu lieu entre le philosophe et le physicien n’est pas uniment interprétable à la lumière de la distinction du vrai et du faux, ce dont ses deux protagonistes, tout en essayant chacun d’aller jusqu’au bout de leur conception, ont eu indiscutablement conscience, engagés comme ils l’étaient dans une discussion scientifique dont l’issue, pas plus aujourd’hui qu’au temps où elle s’est déroulée, en aucun cas ne peut être appréciée en vertu d’autres critères que ceux qui ont circonstanciellement défini ses propres conditions de possibilité. "

 

1. Le qualificatif “obvie” s’applique à tout ce qu’on trouve au passage sur son chemin, donc par rencontre, sans nécessité et en vrac. L’expérience obvie, c’est l’expérience commune ou l’expérience vulgaire, qui n’a pas été préméditée et donne lieu à des constatations de fortune s’appliquant à des objets ou à des contenus dont la nature reste indéterminée : dans ce cas l’observation s’appuie sur des impressions qualitatives davantage que sur des mesures quantitatives susceptibles d’être affinées.