C'est ainsi que d'autres, après s'être imaginé qu'une ligne est composée de points, savent trouver de nombreux arguments pour montrer qu'une ligne ne peut être divisée à l'infini. Et en effet il n'est pas moins absurde de supposer que la substance corporelle est composée de corps et de parties, que de supposer le corps formé de surfaces, la surface de lignes, la ligne, enfin, de points. Et cela, tous ceux qui savent qu'une raison claire est infaillible, doivent le reconnaître, et en premier lieu ceux qui nient qu'un vide soit donné. Car si la substance corporelle pouvait être divisée de telle sorte que ses parties fussent réellement distinctes, pourquoi une partie ne pourrait-elle pas être anéantie, les autres conservant entre elles les mêmes connexions qu'auparavant ? Et pourquoi doivent-elles toutes convenir entre elles de façon qu'il n'y ait pas de vide ? Certes si des choses sont réellement distinctes les unes des autres, l'une peut exister et conserver son état sans l'autre. Puis donc qu'il n'y a pas de vide dans la Nature (nous nous sommes expliqué ailleurs là-dessus) mais que toutes les parties doivent convenir entre elles de façon qu'il n'y en ait pas, il suit de là qu'elles ne peuvent se distinguer réellement, c'est-à-dire que la substance corporelle, en tant qu'elle est substance, ne peut pas être divisée. Si cependant l'on demande pourquoi nous inclinons ainsi par nature à diviser la quantité ? je réponds que la quantité est conçue par nous en deux manières : savoir abstraitement, c'est-à-dire superficiellement, telle qu'on se la représente par l'imagination, comme une substance, ce qui n'est possible qu'à l'entendement. Si donc nous avons égard à la quantité telle qu'elle est dans l'imagination, ce qui est le cas ordinaire et le plus facile, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties , si, au contraire, nous la considérons telle qu'elle est dans l'entendement et la concevons en tant que substance, ce qui est très difficile, alors, ainsi que nous l'avons assez démontré, nous la trouverons infinie, unique et indivisible. Cela sera assez manifeste à tous ceux qui auront su distinguer entre l'imagination et l'entendement : surtout si l'on prend garde aussi que la matière est la même partout et qu'il n'y a pas en elle de parties distinctes, si ce n'est en tant que nous la concevons comme affectée de diverses manières , d'où il suit qu'entre ses parties il y a une différence modale seulement et non réelle. Par exemple, nous concevons que l'eau, en tant qu'elle est eau, se divise et que ses parties se séparent les unes des autres, mais non en tant qu'elle est substance corporelle , comme telle, en effet, elle ne souffre ni séparation ni division. De même l'eau, en tant qu'eau, s'engendre et se corrompt , mais, en tant que substance, elle ne s'engendre ni se corrompt.

Spinoza, Ethique