Voltaire newtonien, Le combat d’un philosophe pour la science

Véronique Le Ru

[Coédition Adapt-Vuibert, 128p., Préface de Michel Blay]

 

Avant-propos

"Pour prendre acte du rôle de Voltaire dans la diffusion de la pensée de Newton en France, commençons par rappeler que l’ouvrage où il expose son système du monde, les Eléments de la philosophie de Newton , a connu rien de moins que vingt-six éditions entre 1738 et 1785. Comme le remarque François de Gandt dans son introduction à l’ouvrage collectif Cirey dans la vie intellectuelle. La réception de Newton en France : "Aujourd’hui qui se doute encore que le public éclairé du XVIIIe siêcle et même du XIXe, ait appris Newton dans Voltaire ?" Il faut dire que Voltaire, malgré qu’il en ait, a su mettre Newton à la portée de tout le monde. Quel est en effet le statut des Eléments de la philosophie de Newton : est-ce à proprement parler un ouvrage de vulgarisation ? Est-ce plutôt un ouvrage de diffusion ou d’explicitation ? A qui Voltaire s’adresse-t-il ? Aux gens de lettres, aux futurs lecteurs de l’Encyclopédie ? Quel style choisit Voltaire ? Sa vie à Cirey avec la marquise du Châtelet l’incite-t-elle ... imiter Fontenelle qui dialogue avec une marquise dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes ? Autant de questions qu’il importe de prendre au sérieux pour cerner le propos de Voltaire.

Vulgarisateur ou passeur de savoir, c’est lui qui, le premier, a rapporté l’anecdote de la pomme. Newton, en observant la chute d’une pomme, avait eu le génie de s’en étonner et de rapprocher les phénomènes de la pesanteur terrestre et les mouvements des planètes. Mais il prend le temps et la peine de donner à ce rapprochement le sens scientifique d’une analogie : il montre que les phénomènes de pesanteur et les mouvements des planètes relèvent d’une même structure mathématique et se comprennent bien à partir d’un même calcul. Il élabore ce calcul en 1687, dans les Principes mathématiques de la philosophie naturelle. En 1727, alors que Voltaire ignore à peu près tout de Newton mais qu’il est fasciné par les funérailles nationales qui honorent sa mémoire à Westminster, il apprend de la nièce de Newton, Mrs Conduit, l’anecdote de la pomme. Il en comprend tout de suite la portée et s’empresse de la publier dans le texte qu’il a sous le coude, son Essay upon epick poetry, où elle n’a en réalité que faire. Comme le souligne René Pomeau :

"Le génie de Voltaire [...] fut de discerner la signification de l’épisode. En outre son instinct de journaliste lui dit que l’information est denrée périssable. Il se hâte donc de publier l’histoire de la pomme dans le premier texte imprimé à paraître [...]."

Voltaire reprendra l’histoire de la pomme en 1734 dans les Lettres philosophiques puis dans les Eléments de la philosophie de Newton en 1738. Cependant, Voltaire n’est pas tout à fait pionnier dans l’entreprise de rendre Newton accessible aux Français. Comme il le reconnaît lui-même, il a été précédé par Maupertuis qui avait publié en 1732 son Discours sur différentes figures des astres.(...) Toujours est-il que les deux ouvrages de Maupertuis et de Voltaire qui ont fait date dans l’introduction de Newton en France ne sont pas du même bois. Le premier, où Maupertuis montre que l’hypothèse de l’attraction est aussi plausible que le système cartésien des tourbillons, est en chêne, celui des Institutions : il est fait pour être lu et discuté dans les séances de l’Académie royale des sciences de Paris. Le deuxième, celui de Voltaire, est du bois vert, il est fait pour donner une volée de coups aux cartésiens. Son succès, incomparable avec l’ouvrage de Maupertuis, est celui d’un ouvrage militant, passionnément newtonien et passionnant. Mais avant de l’aborder, il faut sonder le gué que Voltaire désigne. Pourquoi a-t- il fallu attendre cinquante ans pour que les cartésiens baissent la garde et acceptent de considérer Newton ? Quels sont les enjeux scientifiques, philosophiques, idéologiques du débat entre cartésiens et newtoniens ?

Introduction

Avant de présenter l’apport de Voltaire dans le débat entre cartésiens et newtoniens sur le système du monde, peut-être faut-il rappeler qu’à l’époque où se situe le débat - 1650 (mort de Descartes) et 1750 (milieu du XVIIIe siècle où la physique newtonienne s’est imposée) - quand un savant en conteste un autre, c’est bien sûr au moyen d’arguments théoriques explicites mais c’est aussi pour défendre des enjeux métaphysiques et théologiques qui restent souvent implicites. En ce sens, l’attaque du système cartésien par Newton est exemplaire. Descartes naît en 1596 et meurt en 1650. En 1644, il publie les Principia philosophiae qui seront traduits en français par l’abbé Picot en 1647. Descartes, à cette occasion, écrit une Lettre-Préface où l’on trouve la fameuse comparaison de la philosophie et de l’arbre du savoir :

« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. »

Dans le même ouvrage (première partie, article 28), Descartes précise sa méthode d’investigation : seule la recherche des causes efficientes est, à ses yeux, légitime en philosophie d’où l’on doit proscrire entièrement la recherche des causes finales. Ce texte est généralement reconnu comme l’un des premiers énoncés du postulat d’objectivité en science. Toutefois, Descartes est loin d’avoir construit une physique indépendante de la métaphysique comme l’atteste, par exemple, le fondement du principe de conservation de la même quantité de mouvement dans la constance de Dieu en ses actions.

Il serait faux de penser qu’une fois l’existence de Dieu démontrée - ce qui constitue l’objet principal des Méditations métaphysiques -, une fois les racines implantées, l’arbre du savoir puisse se développer tout seul et que le monde, y compris le monde vivant, puisse être expliqué entièrement par des causes mécaniques. Cependant, cette lecture outrée de Descartes a été celle de Pascal. On connaît la vive réaction de Pascal à une telle philosophie : « Descartes, inutile et incertain. » On connaît peut-être moins celle de Newton qui ne fut pas moins virulente, sans doute pour les mêmes « raisons de foi », que celles de Pascal. Notre intention n’est nullement ici de soulever la question de la nature de la philosophie cartésienne : Descartes était-il authentiquement croyant ou était-il un athée rationaliste qui s’avançait masqué ? Notre propos est bien plutôt de montrer que la réaction de Newton à Descartes ne se comprend parfaitement bien que si l’on joint aux enjeux scientifiques de son refus du système des tourbillons les enjeux métaphysiques et théologiques d’un tel refus.

Newton naît en 1642 et meurt en 1727. En 1687, il publie les Principia mathematica philosophiae naturalis qui seront traduits en français par Gabrielle-Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet, alors qu’elle vit à Cirey avec Voltaire. Newton ajoute deux épithètes au titre choisi par Descartes en 1644 pour exposer les principes de la philosophie : Principia mathematica philosophiae naturalis. Mais ils sont porteurs d’une nouvelle représentation du monde et de la science.

Mathematica : Newton indique, par cet adjectif, son intention qui est de procéder à une mathématisation de la physique.

Naturalis : Newton restreint son domaine d’investigation à la philosophie naturelle, c’est-à- dire à la physique, il ne prétend pas construire l’arbre du savoir ni dire ce que sont ses racines. Mais il est vrai que philosophie naturelle rime avec religion naturelle et théologie naturelle. Newton et surtout les newtoniens cherchent à mettre en exergue la perfection du système du monde, dont tous les mouvements célestes et terrestres peuvent être expliqués par une seule loi, pour prôner l’existence nécessaire d’une cause première immatérielle et certainement pas mécanique, à savoir Dieu tout-puissant. La loi de l’attraction peut, en ce sens, être lue comme la source de tout un mouvement de la théologie naturelle que Newton est loin de renier. Il s’entoure de théologiens comme Samuel Clarke, prend part aux discussions théologiques déjà instituées en Angleterre par Boyle dans ses Boyle’s lectures. Sur ce point, il s’oppose radicalement à Descartes. Il cherche à induire Dieu de sa physique alors que Descartes posait Dieu comme racine de l’arbre du savoir. Mais un arbre qui se développerait tout seul par le recours des seules causes mécaniques... Voilà précisément ce que Newton juge dangereux : à l’instar de Pascal, il accuse Descartes de conduire à l’impiété. Il le considère comme un penseur funeste en ce qu’il ouvre la porte, par son mécanisme radical, au matérialisme et à l’athéisme.

Mais qui est pris qui croyait prendre. Newton pensait devoir lutter contre le mécanisme cartésien et contribuer à défendre la théologie naturelle par la mise au jour de la loi de l’attraction. Mais bientôt la physique newtonienne est accusée à son tour de donner des forces au matérialisme. En effet, le XVIIIe siècle témoigne d’une tendance à transférer à la nature les pouvoirs traditionnellement accordés à Dieu. La philosophie naturelle de Newton fut la première victime de cette tendance. Newton avait montré que la force de gravitation dominait la nature. Mais peu après sa découverte et contre sa volonté, les newtoniens (dont Roger Cotes, préfacier de la deuxième édition des Principia en 1713) interprétèrent cette force comme une qualité essentielle de la matière, faisant de celle-ci un être actif, et trahissant ainsi la pensée du maître qui avait toujours affirmé la nature mathématique de la force de gravité et qui avait toujours refusé d’en faire une propriété essentielle de la matière, pressentant sans doute le danger d’une interprétation matérialiste de l’attraction, car si on fait de la gravité une propriété essentielle de la matière, on enrichit le concept de matière d’une nouvelle propriété, on en fait un être actif. Et plus on enrichit le concept de matière, plus on donne de force au matérialisme.

Si Newton considérait que le mécanisme cartésien conduisait à l’impiété voire au matérialisme, on considère ensuite que la force de gravité conçue comme inhérente à la matière favorise le développement de la pensée matérialiste. On le voit, les enjeux scientifiques de la nouvelle philosophie s’accompagnent d’importants enjeux théologiques et métaphysiques, d’où la virulence des débats entre cartésiens et newtoniens : la philosophie naturelle de Boyle et de Newton tendait à exprimer l’accord parfait entre la science et la foi chrétienne et s’opposait à Descartes et à tous les faiseurs de monde condamnés pour leur impiété. La même virulence anime les débats entre newtoniens et leibniziens à propos du concept d’attraction que Leibniz considère comme une qualité occulte voire un miracle perpétuel qui dévalorise la toute-puissance de Dieu et la perfection de sa création. Leibniz est aussi un penseur qui a une conscience aiguë du danger du matérialisme et qui perçoit sans doute les dérives matérialistes du concept d’attraction. Son combat contre l’attraction fait partie de son combat acharné voire obsessionnel contre le matérialisme.

À la différence de ceux qui interprètent Newton dans un sens matérialiste, Voltaire choisit de le lire à travers le prisme de son déisme. Ce penseur né une centaine d’années après Descartes (il naît en 1694 et meurt en 1778) a connu sa période newtonienne pendant une quinzaine d’années à Cirey-sur-Blaise de 1734 à 1749 alors qu’il vivait avec la marquise du Châtelet, femme d’une culture scientifique hors du commun et grande mathématicienne. Suite à la parution des Lettres philosophiques en 1734, Voltaire est obligé de fuir Paris et de « se mettre au vert ». Il choisit de se réfugier à Cirey avec la marquise. Cirey fut, pendant le séjour de Voltaire et de Gabrielle-Émilie de Breteuil, l’un des centres principaux de la propagande newtonienne : on y suit les exploits des savants partis mesurer un degré d’arc du méridien en Laponie et au Pérou ; on y accueille les visiteurs engagés dans le parti newtonien (Maupertuis, Algarotti ou encore Jacquier). C’est sans doute stimulé par l’exemple d’Algarotti qui publie en 1737 son Newtonianismo per le dame rédigé en partie à Cirey (ouvrage dans lequel le jeune savant italien présente surtout l’optique de Newton et sa théorie des couleurs) que Voltaire conçoit le projet d’une présentation systématique de l’œuvre de Newton. En 1736- 1737, alors qu’il a dû fuir momentanément en Hollande, il compose les Éléments de la philosophie de Newton dont la première édition incomplète (Voltaire malade avait dû interrompre son travail) est achevée, contre le gré de Voltaire, par un mathématicien hollandais resté anonyme. Elle paraît en 1738, elle est suivie d’une deuxième édition la même année. Voltaire y supprime ce qui n’est pas de sa main et fait des ajouts importants notamment sur la métaphysique de Newton. Enfin en 1741 paraît une troisième édition que l’on considère comme l’édition de référence. Bien plus complet que l’exposé sommaire de la physique newtonienne que l’on trouve dans les lettres quatorze et quinze des Lettres philosophiques de 1734, le livre des Éléments de la philosophie de Newton connaît immédiatement un succès considérable.

Mais comment Voltaire est-il devenu newtonien ? À première vue, tout sépare Newton, le jeune campagnard qui devient un mathématicien de génie (d’esprit solitaire et méfiant) et Voltaire, le jeune poète parisien très sociable et très ambitieux. Voltaire a grandi dans un milieu peu favorable à la spéculation métaphysique a priori (il fait ses études dans le Collège jésuite de Louis Le Grand). En revanche, il développe très tôt un intérêt pour les idées sensualistes et empiristes de Locke, sous l’influence de Bolingbroke. Lors de son voyage en Angleterre en 1726 et 1727, il parfait sa connaissance de Locke et il rencontre Samuel Clarke, ami et disciple de Newton. Mais les preuves de l’existence de Dieu de Clarke n’emportent pas encore sa conviction ; il faudra attendre quelque temps pour que le libertin devienne déiste et soutienne l’argument du dessein selon lequel on peut inférer de l’ordre de la nature le principe d’ordre transcendant qu’est Dieu. C’est alors que Voltaire usera de la célèbre formule : « C’est à l’horloge que l’on reconnaît l’horloger. » À Londres, il se forme au newtonianisme par l’intermédiaire de Pemberton, ami et disciple de Newton. Il conçoit le projet d’un compte rendu de son intérêt pour la pensée anglaise et de sa fascination pour la liberté politique et intellectuelle qui favorise le commerce et les œuvres de l’esprit. Ce projet donne lieu aux Lettres philosophiques qu’il commence à rédiger en Angleterre et qu’il reprendra en 1731- 1732 alors qu’il est revenu en France. Voltaire consulte Maupertuis pour améliorer ses connaissances de Newton, il lui soumet la lecture des quatorzième et quinzième lettres. Suite à la publication de l’ouvrage, dans son exil de Cirey, il se remet à l’étude de Newton avec ferveur : c’est en effet la philosophie de Newton qui lui permet de fonder son déisme. Il lit la traduction de son Traité d’optique par Coste, les Principia, les manuels de physique de Musschenbroek et de s’ Gravesande. Il participe aux expériences de physique et d’optique que l’on fait à Cirey. Maupertuis et Algarotti, invités familiers de Cirey, l’instruisent du nouveau système du monde. Du reste, suite à la parution des Éléments de la philosophie de Newton, personne n’a jamais accusé Voltaire d’avoir mal compris Newton. Voltaire a profondément admiré non seulement la science de Newton fondatrice du Dieu de la raison qu’il reconnaissait mais aussi sa méthode expérimentale, son refus de faire des hypothèses et son exigence de s’en tenir aux faits et à l’expérience. Cependant, après la mort de la marquise, Voltaire s’est désintéressé de la physique ; sa tâche de passeur de savoir est accomplie, pour les Français la science de Newton est acquise.

Mais il a fallu plus de cinquante ans pour accepter l’idée déconcertante d’attraction. C’est ce point que nous voudrions développer en premier lieu en étudiant, d’une part, la manière dont Newton introduit ce concept et, d’autre part, en cherchant à dégager les raisons de sa difficile légitimation. Nous étudierons ensuite la stratégie de Voltaire pour diffuser ce concept de Newton et son système du monde. Enfin, nous ferons l’état des lieux au milieu du siècle : les concepts de la science sont newtoniens, l’heure de la propagande n’est plus.

Préface

Lorsque Newton publie à Londres son célèbre ouvrage Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle), les grandes transformations du système du monde, lancées par Nicolas Copernic en 1543 dans le De Revolutionibus orbium coelestium (Des révolutions des orbes célestes) sont accomplies. La cohérence est retrouvée et les paradoxes surmontés. En effet, si la Terre bouge et tourne, surgissent de multiples questions comme autant de paradoxes : comment le double mouvement de rotation de la Terre, sur elle- même et autour du Soleil, peut-il nous être absolument imperceptible ? Pourquoi ne sommes-nous pas éjectés de la Terre puisque, dorénavant, elle tourne rapidement sur elle-même ? Comment comprendre qu’un objet lancé verticalement retombe dans la main du lanceur alors que ce dernier a tourné avec la Terre ? Comment la Terre peut-elle être de la même nature que les objets célestes, lumineux, qui errent suivant de grandes orbes dans les cieux ? etc.

Mais avant Newton, il y a eu Bruno, Kepler, Galilée, Descartes. Descartes, celui qui a construit le premier système du monde susceptible de donner une nouvelle cohérence aux multiples observations et de rivaliser avec les anciennes constructions. Descartes que Newton a tant lu, tant critiqué et dont l’œuvre, précisément, est impensable sans celle du philosophe. Descartes et Newton, lequel des deux a raison ? Doit-on choisir ? Voltaire choisit, ce sera Newton, et Voltaire newtonien rédige, après s’être instruit auprès de sa compagne la Marquise du Châtelet, ses fameux Éléments de la philosophie de Newton.

Véronique Le Ru tire les leçons de l’ouvrage en l’insérant dans les débats philosophiques et théologiques qui animent les années 1730-1750. Il n’est pas, en effet, sans intérêt, aujourd’hui, de retrouver la pensée des Lumières, pour renouer avec l’essentiel : apprendre à penser pour penser par soi-même, pour penser dans la liberté, pour être citoyen. C’est bien cela que demande Voltaire : faire des efforts pour s’instruire, car son livre n’est pas aussi facile qu’il y paraît et, s’instruire pour encore s’instruire ; ne rien accepter sans questionner. Le livre de Voltaire est une invitation à la pensée et Véronique Le Ru nous invite à penser avec Voltaire.

Michel Blay

Directeur de recherche au CNRS