Cette grande vague depuis Troie : à propos des épisodes de tempête dans l'Odyssée et les Argonautiques

(Françoise Létoublon, Université Stendhal - Grenoble 3)

Le titre de cette communication est emprunté à un vers de Saint-John Perse, utilisé dans la "Strophe" d'Amers à la manière d'un refrain ou d'une formule homérique. Le poète semble suggérer que l'épopée des nostoi des guerriers achéens, celle d'Ulysse en particulier, nourrit la littérature depuis presque 3000 ans. Il s'agit d'une métaphore du rôle de l'allusion dans la littérature, mais aussi, très directement, d'une évocation directe de la constance du thème du voyage en mer et de ses dangers, de l'épopée homérique à la poésie de Saint-John Perse lui-même, avec d'innombrables intermédiaires, parmi lesquels il faudrait au moins mentionner Dante et Shakespeare.

1. La tempête dans l'Odyssée

Gabriel Germain le dit bien :"Quand l'état de la mer est favorable, l'aède ne s'arrête pas à le décrire. S'il trace une fois, en deux vers, l'image d'un calme soudain, c'est qu'il s'agit d'un fait surnaturel, qui immobilise le vaisseau aux abords des Sirènes. En revanche on peut dire qu'il s'est fait une spécialité des tempêtes."(Genèse de l'Odyssée. Le fantastique et le sacré. Paris PUF, 1954, p. 603)

En fait, dans l'ordre dans lequel se présente notre texte de l'Odyssée, la première tempête racontée est celle que subit Ulysse peu de temps après avoir quitté l'île de CAlypso, au chant V, puis dans les récits d'Ulysse chez les Phéaciens au chant VII, puis au chant IX, au départ du pays des Cicones, au chant X, quand ses compagnons dénouent malgré l'interdit l'outre d'Eole, et au chant XII après le festin sacrilège des boeufs du Soleil. Dans les récits d'Ulysse comme dans celui du narrateur (au chant V), ces scènes de tempête sont des "scènes typiques" pour reprendre la terminologie de Walter Arend (1933) : navigation tranquille avec une douce brise, soudain, le ciel s'assombrit, la mer se gonfle, les vents se déchaînent, les matelots sont emportés par les vagues, le navire se brise. Chaque tempête a pris à Ulysse quelques-uns de ses compagnons, et c'est par celle qu'il a vécue au départ de l'île des boeufs du Soleil au chant XII qu'il peut expliquer qu'il soit arrivé seul dans l'île de Calypso, à cheval sur les restes de son navire.

La "formule" de la "grande vague" n'est pas une invention de Saint-John Perse, elle traduit très précisément une formule de l'Odyssée, μέγα κῦμα, associée dans plusieurs occurrences au verbe (ἐ)κάλυψε(ν) dans un deuxième hémistiche formulaire :

V, 296 .../ μέγα κῦμα κυλίδων

V, 313 .../ ἔλασεν μέγα κῦμα κατ᾿ ἄκρης

V, 320 ... /μεγάλου ὑπὸ κύματος ὀρμῆς

V, 327 (premier hémistiche) τὴν δ᾿ ἐφόρει μέγα κῦμα/ ...

V, 353 (variante s'appliquant à Ino- Leucothéa, déesse qui ne risque pas de mourir submergée par cette vague, non pas "grande" mais "noire") .../ μέλαν δέ ἑ κῦμ᾿ ἐκάλυψεν

V, 366 ... ὧρσε δ᾿ἐπὶ μέγα κῦμα Ποσείδων

V, 416 ... κῦμα μέγ᾿ ἁρπάξαν

V, 425 μέγα κῦμα φέρεν ...ἐπ῾ ἀκτήν

V, 429 ... / εἷος μέγα κῦμα παρῆλθε

et au vers 434 le vers qui est à mon sens la clé de l'ensemble :

.../ τὸν δὲ μέγα κῦμα ἐκάλυψεν.

Il s'agit alors de la "grande vague" survenue au vers 429, à laquelle Ulysse ne saurait échapper sans l'aide des dieux, celle d'Athéna qui intervient aux vers suivants.

Parmi tous le récits de tempête dans l'Odyssée, le point le plus intéressant - rarement remarqué- est que deux d'entre eux se rapportent à la même tempête, celle qu'Ulysse affronte seul entre l'île de Calypso et celle des Phéaciens : le récit du narrateur au chant V et celui du personnage au Chant VII concernent la même "histoire" au sens défini par les narratologues tels Gérard Genette, avec changement de point de vue. Une comparaison détaillée minutieuse montre que le récit du narrateur est non seulement beaucoup plus long et détaillé, mais beaucoup plus "personnel" : il comporte quatre monologues intérieurs d'Ulysse, phénomène exceptionnel d'Ulysse avec cette densité et qui paraît paradoxal dans cette situation, si ce n'était justement le moyen qu'a le narrateur homérique de décrire la tempête intérieure qui agite l'âme du personnage. Ulysse racontant la tempête n'a bien sûr aucun moyen de décrire aux Phéaciens ses états d'âme pendant la tempête, mais c'est une des préoccupations du narrateur extérieur. Le récit du chant V "ajoute" aussi au récit du personnage des images, sous la forme de comparaisons homériques, six en tout, là encore avec une densité exceptionnelle :

  • V, 327- 332 : " La houle au gré des courants, l'emportait de-ci de- là.
    • Comme quand, au temps des fruits, le Borée balaie les chardons
    • dans la plaine, et ils s'agglomèrent en paquets,
    • ainsi, les vents sur l'eau le ballotaient de-ci de-là.
    • Tantôt c'était le Notos qui le jetait au Borée,
    • tantôt c'était l'Euros qui le renvoyait au Zéphyre.

  • V, 352- 353 : puis elle [Ino-Leucothée] replongea dans les remous
    • pareille à la mouette ; et le flot noir la recouvrit.

V, 368- 370 et 370- 371, deux comparaisons s'enchaînent : d'abord les effets du vent dans une plaine estivale,

  • Comme le vent violent balaie un tas de paille sèche
  • et disperse le chaume à tous les coins du ciel,
  • la vague éparpilla les poutres.

Et le pauvre reste du navire, réduit à une planche, est alors vu comme un coursier monté par un cavalier, comparaison qui pourrait rappeler le rôle du cheval dans l'épopée guerrière, si ce n'est que, comme on sait, les guerriers de L'Iliade montent sur des chars et non à cheval :

Ulysse, alors,

monta sur une poutre comme on enfourche un coursier."

Au moment où Ulysse aperçoit la terre des Phéaciens intervient une très belle comparaison familiale à forte résonnance affective - d'autant que l'attente va être déçue cette fois-ci, et que le naufragé va être emporté à nouveau par le flot- le retour du naufragé évoquant le retour d'un père malade à la santé,

  • V, vers 392-398 : Il vit la terre toute proche
    • et la fouilla des yeux, du sommet d'une haute lame.
    • Comme des enfants voient rendu à la vie joyeuse
    • un père qui resta longtemps couché dans la souffrance,
    • rongé par elle, en proie à quelque affreux démon,
    • et, pour leur joie, les dieux l'ont délivré de ce fléau,
    • ainsi pour son bonheur, parut la terre avec ses bois ;

Ulysse lui-même, s'accrochant à un rocher pour éviter d'être emporté par les vagues, suscite une comparaison animale à un poulpe, animal si grec dans la réalité quotidienne comme dans l'imaginaire :

  • V, vers 430-435 : Il échappa ainsi ; mais au retour, fondant sur lui,
    • le choc terrible du ressac le rejeta au large.
    • Comme quand le poulpe qu'on arrache à sa retraite
    • emporte des cailloux accrochés à ses tentacules,
    • Ulysse avait laissé attachés au rocher
    • des lambeaux de ses mains hardies ; le flot le recouvrit.

 

Cette dernière comparaison mérite réflexion : le poulpe, encore si présent dans la Grèce contemporaine, a été interprété par Detienne et Vernant comme un symbole de la mètis grecque. Ce passage me semble montrer, même si Ulysse se caractérise souvent par son habileté et sa ruse, qu'il s'agit plutôt de son endurance et de sa ténacité dans l'épreuve.

Ces comparaisons empruntées principalement au domaine de la nature donnent au récit une dimension poétique évidente, mais aussi une profondeur psychologique, qui apparaît peut être plus fortement si l'on met en contraste la comparaison d'Ulysse apercevant la terre ferme à un père rendu à sa famille avec la comparaison inverse de la reconnaissance entre Ulysse et Pénélope à des naufragés parvenant sur la terre ferme,

  • XXIII, 232- 240 : il pleura, tenant sa femme fidèle, joie de son âme.
    • Bienvenue apparaît la terre aux naufragés
    • dont Poséidon a fait sombrer le beau navire
    • en haute mer, chassé par le vent et la houle ;
    • peu d'entre eux peuvent échapper à la mer grise, et nagent
    • vers le rivage : tout leur corps est ruisselant d'écume,
    • joyeux, ils mettent pied sur la rive, loin du malheur :
    • ainsi fut bienvenu à ses yeux le mari,
    • et ses bras blancs ne pouvaient se détacher du cou...

La vie de famille et la tempête se servent donc réciproquement d'image dans l'Odyssée, montrant la profondeur et la cohérence du thème du nostos dans l'Odyssée.

La comparaison entre les deux récits fait paraître un autre détail, qui peut s'expliquer par le dimensions différentes du récit d'ensemble, mais pourrait aussi relever du phénomène de "focalisation" : le narrateur s'attache à donner les durées, aussi bien pour les dix-sept jours de navigation tranquilles que pour les deux jours passés dans la tempête. Le personnage au contraire ne rappelle que les dix-sept jours de vent portant, et ensuite ne donne plus de précision temporelle : tout se passe comme si le temps écoulé dans la tempête n'avait laissé dans sa mémoire que le souvenir d'une longue durée de lutte, avec des moments de découragement d'ailleurs. Cela expliquerait aussi le vers 183 du chant VII, décrivant l'arrivée sur la terre ferme comme un retour à soi et à la conscience.

On a pu remarquer que les deux tempêtes les plus importantes pour l'Odyssée sont celles où le héros est seul, soit parce que ses derniers compagnons disparaissent précisément dans cette tempête, avant l'arrivée chez Calypso, soit parce qu'il a fait seul le voyage, entre Ogygie et Schérie. Dans les deux cas, et dans les trois récits auxquels donnent lieu ces deux tempêtes, le héros se retrouve à cheval sur un bois de navire.

La tempête est un épisode-clef de l'Odyssée parce qu'elle constitue une épreuve de l'identité et de la personnalité. Elle permet la manifestation de la capacité du héros à affronter non seulement les dangers extérieurs et les monstres les plus étranges, Cyclopes et Sirènes, mais ceux de la solitude et de la nature. C'est l'épreuve du retour à soi, qui fait défaillir, tout nu, sur un rivage, l'épreuve aussi du "Nouveau Monde" montrant que d'Ulysse à Sindbad ou à Crusoé, l'aventure maritime suit les mêmes chemins.

S'il s'agit bien d'une épreuve de l'identité, cela pourrait expliquer deux des petites énigmes que pose le texte de l'Odyssée : comme cela a été dit ci-dessus, le récit autobiographique de la tempête à la suite de laquelle il a abordé, seul, nu et sale, dans le lit du fleuve de Scérie, est fait en réponse à la question d'identité posée par la reine des Phéaciens, Arété, provoquant un effet d'inadéquation entre question et réponse dans le dialogue. L'explication généralement donnée du phénomène est la manie du travestissement du personnage, justification qu'il n'est pas question de contredire. Mais on pourrait peut-être lui en superposer une autre : psychologiquement il se pourrait que pour le personnage d'Ulysse, la tempête ait été une telle épreuve qu'elle l'a laissé avec la seule conscience d'exister, d'être "soi" ou de pouvoir dire "je", et avec la nécessité de raconter la tempête, d'en faire un récit qui la mette à distance. Le second problème est un vers de ce récit, le vers 283, avec une forme verbale qui a parfois surpris les critiques et qui me semble au contraire cohérente avec cette interprétation : les ves 280- 283

ἀλλ᾽ ἀναχασσάμενος νῆχον πάλιν, ἧος ἐπῆλθον

ἐς ποταμόν, τῇ δή μοι ἐείσατο χῶρος ἄριστος,

λεῖος πετράων, καὶ ἐπὶ σκέπας ἦν ἀνέμοιο.

ἐκ δ᾽ ἔπεσον θυμηγερέων, ἐπὶ δ᾽ ἀμβροσίη νὺξ

ἤλυθ᾽.(...)

Ces vers sont ainsi traduits par Philippe Jaccottet :

"mais je revins en arrière à la nage, pour enfin

atteindre un fleuve : l'endroit me parut convenable ;

exempt de toute roche et à l'abri du vent.

Je m'écroulai en reprenant haleine ;...

Jaccottet commente en note : "Le mot θυμηγερέων, qui devrait signifie "reprenant vie", "retrouvant le souffle" ou "rassemblant son courage", étonne après "je m'écroulai". Les manuscrits cependant ne donnent aucune variante. V. Bérard pense à un autre participe qui aurait signifié "défaillant".

Si la tempête est bien, comme je l'ai montré, une épreuve pour l'identité du personnage, et la personne même d'Ulysse, quelle est au contraire la plénitude sémantique de ce mot !

L'analyse du rôle de la tempête dans l'épopée homérique suscite deux types de conclusions : d'abord sur la modernité du récit odysséen, sur la relation intime entre tempête et polyphonie narrative peut-être ; ensuite sur la relation entre l'épisode de tempête dans le récit et la psychologie : en utilisant le célèbre passage de l'Odyssée dans lequel Ulysse, en proie à un débat intérieur, s'adresse à lui-même ce bel encouragement, "Patience, mon coeur" Jacqueline de Romilly concluait néanmoins s'appuyant sur les analyses du célèbre philologue Bruno Snell sur le caractère un peu sommaire de la psychologie homérique : "la célébrité de ce petit débat intérieur montre assez combien l'épopée était peu portée à décrire la vie psychologique et combien ses plus grandes réussites etaient, en ce domaine, modestes." Il me semble que les récits de tempête montrent la subtilité de la psychologie de l'Odyssée : le narrateur du chant V suit les réactions du personnage avec attention dans ses monologues et dans les images qu'il en donne, et celui du chant VII prête à Ulysse, avec une grande pudeur qui s'explique par sa position d'hôte et de suppliant, un récit de l'épreuve subie dont on connaît des échos littéraires - par exemple dans le roman d'Achille Tatius où il s'agit probablement selon mon interprétation d'une parodie- mais non d'équivalent. La qualité proprement littéraire du récit de tempête dans l'Odyssée explique son succès dans la littérature moderne, de Dante et Shakespeare à Conrad pour nous limiter aux auteurs majeurs.

L'analyse de certaines métaphores poétiques utilisées dans le discours des personnages peut contribuer à confirmer ma thèse.

2. Les épisodes de tempêtes dans les Argonautiques

(...)