Commentaire

Cet extrait vous permettra de réfléchir à la théorie de la Mimèsis, l'Imitation, et à ce qu'elle implique, pour Platon, et à ce que pose au contraire Aristote. Nous vous renvoyons à la lecture des articles de Mme Evelyne Buissière consultables sur le site Lettres et arts et dont nous citerons ici quelques extraits.

Le statut de l'objet d'art, associé à la réalité sensible, pose inexorablement le problème du statut de l'art lui-même. Il est important de comprendre combien l'un implique l'autre dans une philosophie dont la démarche, pour ainsi dire vitale, est la dialectique.

"Si la philosophie est pensée comme recherche de l'être vrai, du fondement, des premiers principes, au moyen de l'intelligence, l'objet d'art qui nous apparaît par la sensibilité est de fait éliminé du champ de la recherche philosophique. La théorie des idées platonicienne, surmontant la désillusion causée par Anaxagore, nous signifie clairement la première que la pensée ne peut penser que de l'intelligible. Dans ces conditions, l'objet d'art qui se présente avant tout comme un objet sensible se situe bien hors du champ de la philosophie. Pour Platon, cette exclusion prend deux aspects : la constatation du moindre statut ontologique de l'objet d'art et la dévaluation de la sensibilité par laquelle il nous apparaît. L'art en tant qu'objet tout comme la faculté du sujet qui le saisit, sont dévalués. Le beau devient ainsi non plus ce qui émerveille la sensibilité mais ce qui se laisse saisir par l'intelligence, ce qui ne peut s'obtenir que par médiations successives : c'est par la dialectique que nous passons des beaux corps aux belles âmes puis aux belles idées. La dialectique est l'art des divisions et des synthèses, nous explique Platon dans le Phèdre : elle est technique des médiations, simple technique qui permet à l'âme d'accéder au vrai puisque le vrai ne se construit pas, dans la perspective de Platon, mais est une technique incontournable dans la mesure où la contemplation des idées n'est pas une forme de mysticisme. L'âme n'est donc pas le lieu d'une relation immédiate à elle-même, relation qui permettrait la saisie d'une essence. L'esthétique ne peut avoir d'autre statut que d'être l'apanage d'une faculté sensible inférieure. La dévaluation de l'art est le pendant de la conception platonicienne du Vrai comme Idée transcendante et de la dialectique comme simple méthode. Il faudra une autre conception du vrai et de la méthode pour que l'art puisse obtenir un statut ontologique.

Platon ne voit pas l'objet d'art comme un ajout que l'homme ferait au monde en créant quelque chose de plus mais il voit dans l'art quelque chose de moins : l'objet d'art est moins que son modèle. L'art est imitation. De plus il n'imite même pas l'être mais il imite le sensible. (...)

Il évoque un artisan capable de créer tout ce qui existe : le démiurge ; la forme doit bien s'incarner. Mais nous pouvons imiter ce démiurge de façon simple : « si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous cotés, tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même et les autres êtres vivants, et les meubles et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l'instant..... Oui mais ce seront des apparences et non pas des réalités.». L'art est un simple effet de miroir : il ne livre que l'extérieur des choses, leur apparence sensible. Mais il vient introduire un autre ordre dans le réel : celui de la pure apparence car l'objet sensible est bien une apparence mais il est l'apparence de quelque chose, d'une idée. Le lit réel est apparence de l'Idée du lit. Le lit peint est apparence de l'apparence du lit réel. Il faut donc établir une hiérarchie des réalités sous peine de confondre les ordres. « Il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses et dont nous pouvons dire je pense que Dieu est l'auteur. Une seconde est celle du menuisier. Et une troisième celle du peintre. ».

On pourrait se demander en vertu de quoi tous ces objets sont des lits et penser qu'au fond, tous trois participent d'un même principe décliné sur trois modes. Une telle façon d'envisager les choses mettrait en quelque sorte au même niveau le lit intelligible et le lit figuré. Platon coupe court à une telle interprétation en précisant immédiatement que le lit idéel est sous le signe de l'unicité : le Dieu n'a fait qu'une forme de lit. S'il en avait fait deux, ils participeraient tous deux de la forme unique qui serait le vrai lit idéel. C'est « ce lit unique par nature ». Au contraire, le lit de l'artisan et celui de l'artiste sont sous le signe du multiple. Le lit de l'artisan traduit dans la matière le lit idéel, il ne trouve son unité que dans la forme du lit qu'il évoque. Il n'est lit que par ressemblance avec l'idée du lit qu'il évoque. Mais il a une unité dans le genre commun auquel il appartient. Il est tout de même un lit. Le lit de l'artiste est beaucoup plus fractionné au point de ne plus être un lit puisque l'artiste ne représente pas un lit mais « une petite partie du lit ». Platon interroge : « un lit que tu le regardes de biais, de face, ou de toute autre manière, est-il différent de lui-même ou sans différer paraît-il différent ? ..... L'objet paraît différent mais ne diffère en rien. ». Or, ce que l'artiste représente, c'est justement cette différence, il représente le lit dans la mesure où il n'est pas identique à lui-même : le lit de face qui n'est pas identique au lit de profil. L'identité à soi est l'attribut de l'Idée platonicienne. L'imitation de l'artiste n'a donc plus rien à voir avec la nature du lit contrairement à l'imitation de l'artisan. Le lit de l'artiste n'est lit que parce qu'il évoque l'apparence du lit de l'artisan, il ne se réfère pas directement à la forme du lit, la peinture n'est pas pour Platon « chose mentale ». L'artiste est donc « un imitateur », il produit « une production éloignée de la nature de trois degrés.». Et pire, de degrés qui ne se réfèrent pas directement les uns aux autres : le lit de l'artisan imite la forme, le lit de l'artiste imite l'apparence sensible. On ne peut remonter du lit de l'artiste à l'idée du lit. L'art nous égare sur le chemin de la recherche de la vérité.

C'est pourquoi l'artiste ne peut éduquer les hommes, il doit être vu comme « un charlatan ». Tous les poètes, à commencer par Homère, sont de simples imitateurs des apparences de la vertu et des autres sujets qu'ils traitent mais pour la vérité, ils n'y atteignent pas.» « L'imitateur n'a donc ni science, ni opinion droite touchant la beauté ou les défauts des choses qu'il imite.». Platon accorde deux degrés dans la connaissance, la science et l'opinion droite théorisée dans le Ménon. L'art ne participe même pas de l'opinion droite qui atteint le vrai sans savoir comment, comme on peut indiquer la route de Larisse sans y être allé soi-même. L'art n'atteint en aucune façon le vrai car l'objet d'art est vide de toute essence.

Dans la République, l'art est ainsi dévalorisé. La philosophie doit justement remplacer la poésie. Platon évoque « l'antique rivalité entre la philosophie et la poésie. ». L'objet d'art n'a pas plus de valeur qu'une ombre ou un reflet.

Hors du vrai, l'art est même trompeur, il est de l'ordre de la supercherie."

Platon et l'Académie

Qu'en est-il pour Aristote ? Dans ce domaine encore, par nécessité, les deux philosophies exprimées par Platon et Aristote s'opposent...
Pour Aristote, toute chose se comprend par la réalisation de sa fin. Il en va ainsi pour l'art.

"Du point de vue du contenu, Aristote appelle art tout procédé de fabrication obéissant à des règles et aboutissant à la production d’objets utiles ou beaux, matériels ou intellectuels. C’est une « disposition à produire accompagnée de règle vraie » : la production artistique a donc un aspect intellectuel : elle est accompagnée de règle vraie. Le génie n’invente pas, il construit avec des règles.

Les objets matériels relèvent du domaine des arts mécaniques auxquels appartiennent la peinture, l’architecture, la sculpture mais aussi l’agriculture ou la confection de vêtements. La production d’objets intellectuels dépend des arts libéraux : dialectique, grammaire, rhétorique, arithmétique, astronomie, géométrie et musique. On voit que son classement est très différent du nôtre. En fait, il distingue ceux qui produisent avec leurs mains et ceux qui produisent avec leur seule pensée. A l’intérieur de l’art, on va distinguer entre les arts nobles (arts libéraux) et les arts plus serviles (arts mécaniques) dont font partie l’architecture, la sculpture, la peinture. Plus un art est intellectuel, moins il implique le corps, plus son statut sera élevé. La logique, la rhétorique, la poésie sont supérieures.

Du point de vue de sa place, l’art prend place parmi les différentes activités de l’homme et il n’est pas dans la meilleure position. (...) Du point de vue ontologique, l’art semble aussi marqué par une certaine infériorité. L’objet d’art est inférieur à l’objet naturel. Dans le livre II de la Physique, Aristote définit les productions de l’art : les objets qui n’ont pas leur principe de mouvement à l’intérieur d’eux-mêmes. L’art est défini par rapport à la nature comme un moindre être que la nature. « Parmi les êtres, les uns existent par nature, les autres en vertu d’autres causes. Ceux qu’on déclarent exister par nature, ce sont les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau, et l’air. Or, tous les êtres dont nous venons de parler présentent une différence manifeste avec ceux qui n’existent point par nature : chacun des premiers, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement ou au décroissement, d’autres quant à l’altération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de cette espèce, en tant que chacun mérite son nom et dans la mesure où il est produit de l’art, sont dépourvus de toute tendance naturelle au changement." La nature a une spontanéité propre, elle se développe par elle-même. En elle, la cause finale et la cause formelle s’identifient. L’objet produit a son principe dans un autre être que lui-même, il est moins complet, moins autarcique que l’être naturel. La nature est plus parfaite que l’art, plus complète contrairement à une idée communément reçue. "

Mais c' est là qu'Aristote introduit la notion de plaisir esthétique, notion nouvelle qui va d'une certaine manière donner à l'art une noblesse qu'il ne semblait pas voué à avoir. Le plaisir esthétique est lié à la dimension mimétique qu’Aristote attribue à toutes les formes d’art. Mais cette mimésis n'est pas dévalorisée ou dévalorisante, comme pour Platon.

"L’art produit donc une présence qui reproduit quelque chose qui existe naturellement, qui se réfère à quelque chose qui existe naturellement sans que cette façon de se référer soit un décalque car les méthodes sont différentes suivant les arts. C’est donc bien d’une production dont il s’agit. On produit des représentations par des techniques qui varient suivant les arts.

Dans la Poétique, Aristote explique à partir de l'exemple de la tragédie comment l'art devient non une simple imitation de ce qu'est l'homme mais une véritable "mise en intrigue" de ce qu'est l'humain, ce que Ricoeur commente : « Composer l’intrigue, c’est faire déjà surgir l’intelligible de l’accidentel, l’universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique. » Il rend intelligible ce qui n'a pas de sens, participant ainsi d'une démarche intellectuelle et faisant naître un plaisir .

"Le plaisir lié à la tragédie est un plaisir lié à la contemplation des images en général. Les images ne sont pas des simulacres, elles sont source de plaisir lorsque nous les contemplons. Pourquoi avons-nous plaisir à regarder les images de choses qui nous répugnent, se demande Aristote ? « Dès l’enfance, les hommes ont, inscrite dans leur nature, à la fois une tendance à représenter - et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages - et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres. La raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes mais également pour les autres hommes…. ; en effet, si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsque l’on dit : celui-là, c’est lui. ». Poétique .4"

Nous pouvons penser au poème de Baudelaire, "Une Charogne"...

De ce plaisir d'apprendre peut jaillir alors la catharsis :

"Aristote donne cette définition synthétique : « La tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d‘un langage relevé d’assaisonnements d’espèce variées, utilisés séparément selon les parties de l’œuvre. La représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotion. »

Ricoeur commente : « Le muthos tragique tournant autour des renversements de fortune, et exclusivement du bonheur vers le malheur, est une exploration des voies par lesquelles l’action jette les hommes de valeur, contre toute attente, dans le malheur. Il sert de contrepoint à l’éthique qui enseigne comment l’action, par l’exercice des vertus, conduit au bonheur. »

Ricoeur définit la catharsis : « la transformation en plaisir de la peine inhérente à ces émotions.». Elle transforme en plaisir de savoir la peine de subir un destin. La frayeur et la pitié sont comprises comme un enchaînement vraisemblable."

Vous aurez ainsi compris l'enjeu du sens que peut prendre le mot "mimèsis" dans la place accordée à l'Art. Simple représentation faussée, artificielle de la Nature qu'il est incapable de rendre, ou description d'une Nature qu'il rend plus intelligible... C'est là l'une des oppositions que Raphaël s'entend à rendre dans son oeuvre "L'Ecole d'Athènes".

Platon et son Timée désigne le Ciel

Aristote et son Ethique désigne la terre