Commentaire

Nous nous donnerons ici deux objectifs : mieux comprendre ce passage dans la dynamique du Banquet et approcher ce qu'apporte à notre étude générale sur la question du Beau chez Platon ce nouvel extrait.

1°) Il peut être intéressant, pour mieux comprendre ce nouveau texte, de revenir sur la démarche argumentative qui conduit Socrate à poser le problème du Beau dans un dialogue articulé autour du thème de l'amour. Nous citerons de larges extraits d'un article disponible sur le site "Philosophie et spiritualité."

" Il faut tout d'abord envisager cette question de la nature de l'Amour d'une façon tout a fait générale. - A) L'amour est-il par essence amour de quelque chose, ou non ? La question posée est analogue à celle-ci, dont l'occasion nous est précisément fournie par la possibilité d’interpréter la première question d'une façon erronée : un père ou une mère, en tant que père et mère ne le sont-ils pas nécessairement de quelque chose, à savoir d'un fils ou d'une fille ? Un frère, en tant que précisément frère ne l'est-il pas de quelque chose, à savoir d'un frère ou d'une soeur ? De même, dirons-nous, I'Amour est nécessairement amour de quelque chose. Si l'amour est l'amour de quelque chose, de quoi est-il l'amour ? Cette nouvelle question doit être examinée avec la même généralité que la précédente. On peul y répondre en disant que l'Amour désire ce dont il est l’amour et que, s'il le désire, c’est qu'il en est privé. Il y a là non pas une simple vraisemblance, mais une conséquence nécessaire des prémisses posées : un homme grand et fort, par exemple, ne désirera pas être grand et fort, car il l’est déjà. Peut-être qu’un observateur superficiel prétendra cependant que le désir porte souvent sur ce qu'il a ou sur ce qu'on est, que je sois bien portant ou riche, cela ne m’empêche pas de désirer être bien portant, de désirer être riche. On aime donc quelque chose qu’on n’a pas actuellement, à savoir la conservation de soi dans l’avenir de ce dont on jouit actuellement.

Or l’amour, dit-on est amour du beau et non du laid. Si donc l’Amour est amour de ce dont il est privé, il faut nécessairement admettre que l’Amour est privé de beauté, que par conséquent, contrairement à ce que dit Agathon, il n’est pas beau. Comme, d’autre part, les choses bonnes, sont par là même belles, le bon fait aussi défaut à l’amour. Il y là une suite irrésistible de conséquence sur l’identification du beau et du bon.

Mais de ce que l’amour n’est pas beau, ni bon, il ne s’ensuit pas qu’il soit nécessairement mauvais. On dira donc de l’Amour qu’il est quelque chose d’intermédiaire entre le beau et le laid, entre le bon et le mauvais : c’est à partir d’ici que le personnage de Diotime entre en scène. Mais tout le monde ne s’accorde-t-il pas à reconnaître que l’Amour est un grand dieu ? - Or comment cela se pourrait-il être puisque les dieux possèdent tout ce qui est beau et bon et que l’Amour, au contraire est privé du beau et du bon ? Ce n’est pas à dire pourtant que l’Amour soit un simple mortel. De même que précédemment, il faut voir en lui un être intermédiaire, intermédiaire entre le mortel et, I’immortel. En d’autres termes, ce n’est pas un grand dieu, c’est un grand génie. Un démon de ce genre est un intermédiaire entre les dieux et les humains : des uns aux autres il ne peut y avoir communication immédiate, les démons sont alors là pour transmettre les messages et les offrandes aux dieux. Pour apporter aussi aux hommes les ordres des dieux et les rémunérations des offrandes reçues. Ils remplissent l’intermédiaire entre la sphère divine et la sphère mortelle et ainsi donnent à l’univers son Unité et sa liaison. A tel ou tel homme, les génies donnent des connaissances et c’est cela qui fait qu’un être est justement génial. L’inspiration géniale fait au contraire défaut à tout autre qui ne possède pas ce contact avec le divin, celui-là ne sera alors qu’un artisan dans son domaine et non un génie. Ces génies sont en grand nombre et l’Amour est l’un d’eux. "

C'est à ce moment là de son discours que Socrate, pour rendre encore plus explicite son dessein va recourir à un nouveau mythe pour exprimer la nature contradictoire d'Eros. Pour fêter la naissance d'Aphrodite, les dieux faisaient un grand festin. Parmi les convives se trouvait Poros (l’esprit du gain, l’abondance) fils de Métis (la sagesse). A la fin du repas Pénia (la pauvreté), vint à la porte pour mendier quelque chose. Apercevant Poros, elle s’avisa dans sa misère d’avoir un enfant de lui et s'unissant à lui, elle conçut l’Amour.Cette double origine, pour Socrate, rend compte de la nature double et contradictoire de l'Amour.

"Comme il a été engendré durant les fêtes de la naissance d’Aphrodite, il reste son suivant et son serviteur. Aphrodite est belle et c’est de la beauté par nature que l’amour est amoureux. En tant que fils de Pénia (la Pauvreté), il est toujours pauvre ; il n’est ni délicat, ni beau, comme on le croit, mais sale et malpropre ; il va nu-pieds ; il n’a pas de logis, n’a jamais d’autre lit que la terre dure, couchant à la belle étoile sous les portes ou dans les chemins, bref toujours logé à la même enseigne que l’indigence. D’un autre coté, parce qu’il tient de son père, il est toujours à l’affût de ce qui est beau et bon, il est, hardi, allant de l’avant, plein d’ardeur, chasseur habile, sans cesse combinant quelqu’artifice, désireux de savoir et adroit de trouver les moyens d’y parvenir, employant toute son existence en efforts philosophiques, c’est-à-dire en vue d’acquérir la sagesse merveilleusement habile comme charmeur, comme magicien, comme sophiste. "

Parce qu'il n'est ni dans le dénuement, ni dans l'abondance, parce qu'il tend vers les belles choses, dont le savoir et la connaissance sont le meilleur exemple, c'est relativement au beau que l'Amour est amour. L'Amour est donc, par le fait même de son origine, ami de sagesse, il est philosophe. Telle est la nature de l'Amour, telle est son essence. Socrate peut alors poursuivre en montrant que lorsque nous sommes dans le désir d'amour, nous sommes en fait dans le désir de possesssion du bon. Socrate va plus loin encore ; il indique aux autres convives que l'Amour est toujours lié au principe de procréation, nécessairement associé au beau, et par la même nécessité au principe d'immortalité. L’Amour est en effet amour de la possession éternelle du bon, et, d'autre part la génération, la production, sous quelque forme que ce soit, peuvent seules donner à l’être mortel l’éternité et l’immortalité. L’amour est donc nécessairement le désir d’immortalité. Ce qui est vrai pour le corps, l'est aussi pour l'âme et de même que Socrate a montré comment le désir des beaux corps participe au désir de génération du Beau à travers la procréation, il montre de la même manière le désir d'éternité de la vertu. Socrate peut alors décrire les différents degrés de cette propédeutique, vus comme les degrés successifs d'une échelle qui permet une véritable ascension spirituelle.

"A la première étape pour l'initié doit être, dès la jeunesse, une tendance vers les beaux corps. Il n'en aimera qu’un tout d'abord et cherchera à produire dans cet objet de beaux discours. Mais il réfléchira ensuite que la beauté qui est dans un corps est soeur de la beauté qui est dans tous les autres et que, s'il faut rechercher la beauté dans sa forme plastique, ce serait une grande sottise de ne s’attacher qu'à l'amour d’un beau corps, sans remarquer que la beauté corporelle est une et la même en tous les beaux corps.

Quand il s'élève au second degré, il conçoit la beauté de l'âme comme de beaucoup supérieure à la beauté du corps. Par conséquent, s'il rencontre une âme bien douée, même accompagnée d'une beauté corporelle médiocre, il s’en contentera, en deviendra amoureux, il s’efforcera de produire en elle des discours qui rendent les jeunes gens meilleurs.

L'initié sera ainsi nécessairement amené à considérer la beauté dans les actions et dans les lois, et là encore il se rendra compte que la beauté, des unes aux autres ne change pas de nature et, de nouveau que la beauté des corps n'a que peu de prix.

Après le spectacle des actions, il faut que le guide tourne l'esprit de son disciple vers les sciences et lui faut voir, ici encore, une beauté commune à toutes. Ainsi, il s'est affranchi peu à peu de son esclavage à l'égard du beau individuel, qu'il s'agisse de l'amour d'un seul bel enfant ou d'un seul homme ou de l'amour d'une seule action, il cesse d'être misérable et plein d'étroites pensées. Mais, les yeux tournés vers le vaste océan du Beau et tout à cette contemplation, il fait au contraire naître en foule des discours beaux et magnifiques et ses méditations éclosent dans une aspiration inépuisable vers la sagesse.

Mais nous voici parvenus à l'étape suprême, au dernier effet de l'amour bien réglé. Grandi et fortifié dans ces régions supérieures, celui qui reçoit l’initiation finit par apercevoir une certaine science une qui est celle de la beauté même."

Nous comprenons alors aisément comment s'unissent dans ce dialogue les notions d'Amour, de Beau et de Bien.

Le Parthénon, l'un des symboles mêmes de l'harmonie, règle du beau

2°) Nous vous renvoyons à la lecture d'un article "L'art et la littérature dans la perspective du beau chez Platon" de François Chassé, (Université Laval) consultable en intégralité sur le site Phares pour mieux apprécier l'enjeu de cet extrait dans notre questionnement général.

"Beau et bien sont si intimement liés chez Platon qu'on en vient à se demander s'ils sont une seule et même chose. Le cas de la musique peut nous aider à formuler une ébauche de réponse à ce problème tel qu'il se formule chez Platon. La musique nous montre de façon claire que le beau et le bien se rattachent l'un à l'autre par l'idée d'ordre et de proportion. Dans la belle musique, l'harmonie et le rythme, qui naissent de la conjonction des sons en différents rapports, imitent l'ordre moral, l'ordre du bien dans l'âme. L'ordre musical est beau, pour Platon, dans la mesure où il imite, où il est le reflet de l'ordre moral : seules les musiques qui présentent des qualités qui sont « sœurs et imitations [...] du caractère sage et bon» seront qualifiées de belles et pourront contribuer à l'éducation morale. En somme, pour Platon, la musique est belle dans la mesure où son harmonie et son rythme évoquent un ordre vertueux propre à un bon caractère, à une âme bonne. Nous voyons en quelque sorte que le bien est premier sur le beau, c'est-à-dire que le beau procède du bien. Nous pourrions même aller jusqu'à dire que le bien est cause de la beauté, ce que Platon confirme dans la République en disant que « [l'idée du bien] est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ».

Citons une autre phrase de Platon tirée du Philèbe : « C'est dans la mesure et la proportion que se trouvent partout la beauté et la vertu". »Or même si le Beau et le Bien semblent se confondre, ils ne participent toutefois pas de la même identité.

"Dire que le beau est la manifestation du bien s'accorderait à savoir que le beau procède du bien, qu'il est second par rapport au bien, qu'il est causé par le bien : le beau se manifeste dans la mesure où il y a du bien dans une chose. La beauté d'une action serait donc le signe de sa bonté et susciterait notre désir pour elle. La beauté d'une œuvre d'art serait le signe de sa bonté pour l'âme. Ceci nous permet de comprendre pourquoi Platon et nous-mêmes assimilons fréquemment le beau et le bien : la manifestation du premier serait le gage de la présence du second. Pour Platon, il serait donc correct de dire qu'une chose est belle parce qu'elle est bonne. Or, si nous en venons à dire qu'une musique est bonne, c'est parce que nous la trouvons belle ; c'est sa beauté qui nous révèle son caractère moral. Le beau procède du bien, mais notre accès au bien n'est possible que par l'intermédiaire du beau.

Ceci dit, nous voyons que la beauté, de par sa préséance sur le bien dans l'ordre de la découverte, a une fonction éminemment importante dans la vie humaine : celle de montrer le bien aux hommes et de susciter leur désir pour lui. On voit ainsi comment, chez Platon, la beauté est investie d'un caractère moral et se révèle être un élément essentiel du bonheur. C'est pourquoi Platon dit de l'initiation à la beauté en soi qu'elle est « cette initiation dont il est permis de dire qu'elle mène à la béatitude suprême, c'est-à-dire au bonheur. Il est donc essentiel, pour notre éducation, que les œuvres auxquelles nous soyons soumis soient belles."

C'est là un point essentiel : Platon nous permet ici de concevoir l'art de manière positive, c'est-à-dire comme un signe empreint de beauté qui peut mener l'âme vers la vérité et le bien.