Commentaire

Ce premier extrait nous permettra d'aborder la définition du beau que nous donne Platon. Nous étudierons également, à travers un dialogue platonicien dit socratique, la méthode d'investigation menée par celui qui fut le maître de Platon, Socrate.

Socrate

a) Socrate cherche, et Platon le reprend ici, le τί ἐστι ; il s'agit pour lui de chercher l'essence des choses, plus précisément ici le Beau. "Qu'est-ce que le beau ?" demande Socrate à Hippias...Rien de plus facile, lui répond Hippias qui à partir d'exemples (une belle fille, l'or, le luxe et la richesse) propose des définitions, erronées, car non universellement justes et donc démenties.

Socrate aimait à répéter qu'il faisait la même profession que sa mère. Sage-femme, celle-ci accouchait les corps, lui accouchait les esprits. C'est là le sens même du mot maïeutique. Socrate incarne alors une image particulière du philosophe, il s'agit moins pour lui de transmettre un savoir que de faire naître une vérité dans la définition exacte de la notion.

"Socrate, c’est assez original pour que l’on s’y arrête, ne nous paraît pas philosophe parce qu’il proposerait un savoir de plus, un savoir plus prétentieux que les autres, une doctrine ésotérique qui prétendrait à elle seule tout expliquer. Il est philosophe dans sa remise en question du savoir et dans son exigence de justification. En face de Socrate, il y avait les Sophistes, ceux-là qui allant de ville en ville prétendaient justement pouvoir tout enseigner. Socrate est philosophe dans cette étrange affirmation : il a conscience qu’il ne sait rien. La philosophie commence dans le non-savoir. Socrate explique que ce qu’il ne sait pas, il ne prétend pas non plus le savoir, comme ceux qui vendent si cher des leçons sur tout, sur la rhétorique, la vertu ou la justice. Un esprit qui commence par la vacuité libère immédiatement son intelligence. Il ne s’appuie pas sur un savoir entendu, il exige en toutes choses une justification. Il est mûr pour une compréhension juste. Comprenons bien le tour du dialogue socratique. Ce n’est pas un jeu gratuit qui viserait à dérouter simplement l’auditeur. Le philosophe n’est pas une sorte de discoureur vicieux qui ne chercherait qu’à embarrasser les autres. La philosophie n’est pas l’éristique. L’entretien philosophique est sincère parce qu’il vise la vérité, il est porté par une invincible confiance dans la vérité qui se montre au cours d’une mise en question inflexible. Accepter avec loyauté de ne rien savoir, ce n’est pas se décider pour le « rien » , et jouer des grands airs sur le néant des choses humaines et du savoir humain, ce n’est pas tout nier, tout critiquer. C’est plutôt rechercher la totalité de ce qui est, affirmer ce qu’il en est de la vérité de ce qui est. Socrate semble dans cette démarche ne pas reconnaître d’autorité extérieure, que ce soit dans l’opinion ou dans la référence à des auteurs célèbres qui font autorité. Qu’importe l’opinion, ce que l’on peut dire, et même ce que l’on pense de moi, dira-t-il au procès. Qu’importe ce que disent les accusateurs et leurs mensonges. La vérité seule a autorité. Socrate ajoute que la voix intérieure, le daimon, ne l’a pas arrêté et seule cette voix est une autorité (texte). La conscience intérieure est la seule autorité, parce qu’en matière de vérité l’esprit ne doit s’incliner que devant l’évidence des raisons.

La sophistique contre laquelle se bat Socrate bien au contraire suit le pli de la démagogie et n’accorde pas à la vérité toute son importance. La rhétorique des sophistes est un art de la persuasion qui peut se détourner de la vérité, puisque ce qui importe c'est que le rhéteur parvienne à ses fins. La rhétorique permet à l’orateur de parler au niveau du pathos, de l’affectivité immédiate, le résultat recherché étant un pouvoir, un empire sur l’auditoire. Le rhéteur construit son discours sur l'intention de commander aux hommes. Les sophistes savent qu’il y a une magie des mots et une élégance du discours qui fait mouche, pour peu que l’on sache l’employer avec habileté. Dès le début de l’Apologie de Socrate, Socrate se défend de cet usage de la parole et il explique qu’il n’a pas de mots fleuris à offrir, qu’il ne sait pas manier la parole pour émouvoir à la manière des Sophistes, qu’il se contentera de dire la vérité avec les premiers mots venus. Ce n’est pas un hasard si cela apparaît dans la première page de L’Apologie de Socrate. C’est un enjeu que nous retrouverons constamment dans l’histoire de la philosophie, parce qu'il est présent ici et maintenant dans notre rapport à la Parole. Il est remarquable que Socrate, dans le bouillonnement de la pensée antique, se présente sans apporter une doctrine nouvelle. Il n’oppose pas une doctrine à une autre. La philosophie peut être considérée comme un exercice de lucidité, nu et sans présupposé. Socrate constate l’effondrement de la Cité grecque, la corruption des mœurs dont le ferment semble être la sophistique elle-même. Il avoue que devant un tel problème, le savoir de son époque, la philosophie de la Nature d’Anaxagore, n’apporte guère de solutions. Accumuler un savoir ne construit pas l’homme intérieur. L'accumulation du savoir ne nous aide pas, quand est en jeu le salut de l’homme et celui de la Cité. Alors que faire ? Il ne reste que la libre recherche capable de déraciner l’erreur, le souci de placer l’âme devant elle-même, pour lui redonner le désir du Vrai. Réduit à très peu de mots cela tient à une formule très dense : Connais-toi toi-même ! Tel est le point de départ de la philosophie socratique. Et de la philosophie tout court. C’est qu’au fond, la vérité n’est pas dans les livres, mais en nous, elle est dans l’âme elle-même. La vérité est la vie intime de l’esprit. Socrate est celui qui, par son enseignement, vise moins à gorger l’esprit d’idées nouvelles, qu’à faire accoucher l’esprit de la vérité qu’il porte en lui, sans vraiment le savoir. Réveillé par Socrate, le disciple n’apprend pas, il comprend, il s’éveille et découvre ce qu’au fond il avait toujours pressenti. Il entre en possession de cette vérité qui n’était auparavant qu’à l’état d’opinions flottantes. L’exemple de Socrate nous montre que la vérité, si elle n’est pas un simple savoir que l’on « apprend » dans les livres, réside plutôt dans l’âme du disciple qui la découvre. Elle est en nous et ne demande qu’à se manifester, dans le cours d’une investigation correctement conduite. Socrate est philosophe au sens où il est un éveilleur. Il se présente lui-même, à l’image de sa mère, comme un accoucheur, mais un accoucheur d’esprit. Socrate pratique ce que l'on appelle la maïeutique, l’art de faire accoucher l'esprit de la vérité qu’il porte en lui. Réveillé par Socrate, celui que l’on peut nommer à juste titre le disciple, n’apprend rien qui soit vraiment extérieur, il effectue plutôt une sorte de réminiscence d’une vérité qui était depuis toujours en lui, mais qui restait comme à l’état latent. Il dé-couvre ce qu’il avait au fond toujours su, mais qui était resté voilé, il se réveille de la torpeur de son ignorance. Telle est l’authentique expérience de la compréhension, tel est l’Eveil de l’intelligence. "Philosophie et spiritualité, 2000, Serge Carfantan.

Copie romaine d'un Apollon attribué à Phidias

b) Le personnage d'Hippias, ici dans une situation inconfortable, nous renvoie à nos propres difficultés quand il s'agit de répondre à la question "qu'est-ce que le Beau?" !

"Il en est de la beauté, comme de l’amour : nous voici face à des mots que nous employons constamment, mais dont le contenu est extrêmement confus. Nous avons toutes sortes d’opinions sur la beauté. Nous parlons d’une belle initiative, d'une belle voiture, d’un beau match de foot, d’un beau tableau, d’une belle femme ou d’un bel arbre, mais pour dire quoi exactement ? Pour qualifier un désir ? Une excitation émotionnelle ? L'auto-satisfaction d'une action, comme celle du jardinier qui vient de tailler une haie au carré ? Ou bien celle de notre érudition en matière d'histoire de l'art ? Nous ne savons pas ce que c’est que la beauté.

    Le plus souvent, quand nous sommes mis au pied du mur pour justifier nos propres opinions, nous nous en tirons par une porte de sortie évasive : de toute façon, la beauté, c’est « subjectif ». A chacun son opinion, ce qui revient à dire que l'on ne peut s'entendre sur rien. Si vous n'aimez pas les épinards, n'en dégoûtez pas les autres, pour vous c'est mauvais, pour un autre c'est bon. En matière de beauté, c'est la même chose. Une fois coincé dans le relativisme subjectif, nous n'avons plus rien à dire.

    Difficile de surmonter ce dictat écrasant. Que l’appréhension de la beauté soit subjective, cela, personne n’en doute ; mais ce n'est pas la question. Ce qui fait problème, c’est bien plutôt de savoir ce qui peut bien donner lieu à cette expérience qu’est l’expérience de la beauté. Y a-t-il des conditions nécessaires, universelles pour que l’expérience de la beauté se manifeste en nous ? La beauté tient-elle à l’objet, ou est-elle seulement dans l’esprit de celui qui contemple ?

(...) Il est indispensable de tenter de comprendre ce qu’est l’harmonie. Il est certes très difficile de préciser ce qu’est la beauté, cependant, ce qu’il est possible de faire, c’est de définir ce qui rend une chose belle, à savoir l’harmonie qu’elle comporte. Il y a de l’harmonie dans les êtres naturels, comme il y a de l’harmonie dans les belles œuvres d’art. Dans l’Hippias Majeur de Platon, la position du problème se formule ainsi dans le dialogue entre Socrate et Hippias : « - les belles choses ne sont-elles pas belles par la beauté ? - Oui, par la beauté. - Qui est une chose réelle ? - Oui, car que serait-elle ? » Une chose belle : une rose, une visage de femme, une sonate de Beethoven, est belle par participation à la Beauté, en vertu de l’harmonie qu’elle comporte. Quand nous demandons « ce que c’est que cette beauté », nous ne demandons pas « quelle chose est belle », mais nous voulons « savoir ce qu’est le beau ». Il ne s’agit donc pas de fournir des exemples, mais d’approcher l’essence de la Beauté. Cette erreur, Hippias la commet en disant plus loin : « que le beau, c’est une belle fille ». Il dira encore, que le beau, c’est un beau cheval, et on peut allonger la liste « une belle lyre », « une belle marmite » etc. Ce qu’il importe de découvrir, c’est la Beauté en soi. « Si une belle fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses ». Cela ne tient assurément pas seulement à la matière. Ce n’est pas l’ivoire ou le marbre qui rend une statue belle. La beauté n’est pas non plus simplement une parure qui vient s’ajouter à une chose en la rendant belle, comme un bijoux sur les épaules d’une femme. Non la beauté tient plus à la forme de la chose qu’a la matière. Le marbre est beau quand il est employé bien à propos, quand il y a dans la statue un rapport formel de convenance entre ses parties, c'est-à-dire quand il y a en lui une harmonie de composition. L’harmonie rend une chose belle. Pourquoi ? Parce que dans l’harmonie, les parties viennent composer un tout, de sorte que la chose harmonieuse rayonne une unité qui domine les aspects de sa multiplicité. Descartes écrit en ce sens : « La beauté est un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu’il n’y en doit avoir aucune qui l’emporte sur les autres ». L’harmonie donne une unité vivante et c’est cette unité vivante qui nous trouble, qui nous touche, dans le sentiment de la beauté." "Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan. "L'essence de la beauté (leçon 84)

Platon, dans ce premier extrait insiste sur la nécessité de proposer une définition du Beau qui ne soit pas contingente des exemples, qui soit vraie quel que soit l'exemple pris en compte. Hippias Majeur s'achève sur un apparent échec : les définitions proposées par Hippias ne conviennent pas, les efforts de Socrate semblent vains et c'est avec beaucoup d'humour que le philosophe rappelle pour finir combien "les belles choses sont difficiles."... jouant ici sur l'aporie.
La portée de ce discours n'en est pas moins essentielle. Il nous montre en effet combien il est difficile de dire le Beau quand on le dégage du sensible (de belles choses). D'autre part on notera également que, si le Beau ne se confond pas avec l'utile, l'art est couramment instrumentalisé par Platon : s'adressant à la partie la plus basse de l'âme, il peut éventuellement servir à l'éducation des enfants dont l'intellect n'est pas encore développé et qui ne peuvent encore être formés par la philosophie.
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Zeus siégeant, marbre et bronze (restauré), vraisemblablement plus représentative du travail de Phidias