Introduction

Il s'agit là d'un nouvel extrait de La République tiré lui- aussi du Livre X, connu pour l'évocation du mythe d'Er, capital pour la conclusion de l'oeuvre platonicienne. L'interlocuteur de Socrate, à ce moment du dialogue, est toujours Glaucon, l'un des frères de Platon. Après avoir réfléchi au sens à donner au mot imitation, comme vous l'avez vu en étudiant le deuxième extrait de cette séquence, Socrate en vient alors tout naturellement à réfléchir à la place que l'on doit donner aux artistes, et plus précisément aux poètes, tout particulièrement habiles à nous faire prendre pour un lit ce qu'ils ne nous montrent pourtant que de biais...

"L'imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c'est, semble-t-il, parce qu'elle ne touche qu'à une petite partie de chacun, laquelle n'est d'ailleurs qu'une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou toute autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s'il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu'il aura donné à sa peinture l'apparence d'un charpentier véritable.

Certainement.

Eh bien ! ami, voici, à mon avis, ce qu'il faut penser de tout cela. Lorsque quelqu'un vient nous annoncer qu'il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie, et avec plus de précision que quiconque, il faut lui répondre qu'il est un naïf, et qu'apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur, qui lui en a imposé au point de lui paraître omniscient, parce que lui-même n'était pas capable de distinguer la science, l'ignorance et l'imitation.

Rien de plus vrai, dit-il.

Nous avons donc à considérer maintenant la tragédie et Homère qui en est le père, puisque nous entendons certaines personnes dire que les poètes tragiques sont versés dans tous les arts, dans toutes les choses humaines relatives à la vertu et au vice, et même dans les choses divines ; il est en effet nécessaire, disent-elles, que le bon poète, s'il veut créer une belle oeuvre, connaisse les sujets qu'il traite, qu'autrement il ne serait pas capable de créer. Il faut donc examiner si ces personnes, étant tombées sur des imitateurs de ce genre, n'ont pas été trompées par la vue de leurs ouvrages, ne se rendant pas compte qu'ils sont éloignés au troisième degré du réel, et que, sans connaître la vérité, il est facile de les réussir (car les poètes créent des fantômes et non des réalités), ou si leur assertion a quelque sens, et si les bons poètes savent vraiment ce dont, au jugement de la multitude, ils parlent si bien.

Parfaitement, dit-il, c'est ce qu'il faut examiner."

La démonstration de Socrate se poursuit alors implacable... Le poète- et pas des moindres, Homère lui-même- est capable en nous présentant la réalité de nous faire croire qu'elle est plus vraie que la réalité elle-même, éloignée pourtant de trois degrés... Mais ce n'est pas là le danger le plus grand :

"Et cependant nous n'avons pas encore accusé la poésie du plus grave de ses méfaits. Qu'elle soit en effet capable de corrompre même les honnêtes gens, à l'exception d'un petit nombre, voilà sans doute ce qui est tout à fait redoutable.

Assurément, si elle produit cet effet.

Écoute, et considère le cas des meilleurs d'entre nous. Quand nous entendons Homère ou quelque autre poète tragique imiter un héros dans la douleur, qui, au milieu de ses lamentations, s'étend en une longue tirade, ou chante, ou se frappe la poitrine, nous ressentons, tu le sais, du plaisir, nous nous laissons aller à l'accompagner de notre sympathie, et dans notre enthousiasme nous louons comme un bon poète celui qui, au plus haut degré possible, a provoqué en nous de telles dispositions.

Je le sais ; comment pourrais-je l'ignorer.

Mais lorsqu'un malheur domestique nous frappe, tu as pu remarquer que nous mettons notre point d'honneur à garder l'attitude contraire, à savoir rester calmes et courageux, parce que c'est là le fait d'un homme, et que la conduite que nous applaudissions tout à l'heure ne convient qu'aux femmes."

C'est affirmer que les poètes entretiennent en nous des vices au lieu de nous élever vers la vertu...