Introduction

Le Banquet de Platon dont est tiré notre troisième extrait occupe lui aussi une place très particulière dans l'oeuvre de Platon. Il est d'abord l'un des deux dialogues où il est question explicitement de l'amour, l'autre étant le Phèdre. D'autre part, cet ouvrage manifeste une composition dramatique étonnante et intéressante.

Le titre, Συμπόσιον, tout d'abord renvoie à une coutume grecque particulière, proche de ce que l'on appellerait aujourd'hui une "réception", une fête mondaine copieusement arrosée au cours de laquelle les convives peuvent se lancer dans des discours divers. Les circonstances de ce Banquet sont tout aussi singulières : le jury d’un festival a couronné la première tragédie du jeune Agathon. Pour célébrer sa victoire, Agathon organise une grande fête le soir même, qui se termine en beuverie. Le lendemain, il donne à nouveau une réception, mais plus intime, plus calme, en invitant des personnalités importantes à fêter son succès. À l'initiative de Phèdre, relayé par Eryximaque, chacun est invité à faire à son tour un éloge de l'amour, ce qui selon lui n'aurait jamais été fait. Le Banquet serait donc l'histoire de cette longue nuit, où on entend se succéder ces éloges, ainsi que les discussions et les multiples incidents qui interrompent le protocole. Mais la composition donnée à l'ouvrage et les précisions ajoutées dans le Préambule compliquent quelque peu cette impression. Dans le Banquet, en effet, les paroles des personnages ne sont pas directement retranscrites. Platon ne les rapporte pas non plus en tant que narrateur, et préfère se servir d'un intermédiaire, Apollodore. Il raconte ainsi comment Apollodore vient à refaire le récit très précis de cette soirée, en rapportant toutes les paroles importantes qui y furent échangées. D'autre part Platon écrit ce dialogue vers 385, mais il situe le récit d'Apollodore 20 ans auparavant, vers 405, tandis que onze années ont passé depuis la fameuse réception de 416. Apollodore lui-même n'était pas chez l'hôte Agathon. Il tient son récit d'un autre disciple de Socrate, Aristodème, qui l'accompagnait. La multiplication de témoins intermédiaires signale ainsi au lecteur que le texte qu’il lira n’est pas la retranscription exacte de la soirée mais de l’essentiel de ce qui a été dit. Le Banquet apparaît donc comme une adaptation libre et dramatiquement très élaborée d'une soirée mémorable, dont la composition permet l'exposé d'une théorie sur l'amour tout en développant un éloge de Socrate.

Après avoir écouté l'exposé d'Aristophane sur "les moitiés coupées", Agathon s'est lancé dans un discours qui définit l'amour. C'est là que Socrate lui répond, évoquant pour ce faire une prêtresse qu'il tient pour sage, Diotime. Agathon a entrepris, contrairement à ceux qui l'ont précédé dans l'éloge de l'amour, de mener un éloge d'Eros, lui-même, en définissant sa nature même. Socrate, avec l'ironie qui lui est coutumière, lui répond alors : qu'en est-il donc de ce Dieu ? Il est vrai que pour parler d'Eros, il faut en découvrir la nature ! Mais l'amour est-il amour de quelque chose ou de rien ? Il est désir de quelque chose nécessairement , et s'il éprouve ce désir, c'est sans doute qu' il manque de ce qu'il désire, car on ne peut désirer ce qu'on possède. Eros n'est donc ni beau ni bon...Le discours de Socrate a trouvé ses bases : il est d’abord discours sur l’amour, sur l’amour sensuel et sur l’amour « spiritualisé », sur l’amour de l’Idée de la Beauté. Mais c’est aussi un discours sur le philosophe ou plus précisément sur la figure du philosophe comme amant, comme celui qui a réussi à passer de l’amour des beaux corps à l’amour de la Beauté elle-même. Ce Beau que l'on doit chercher à atteindre ressemble alors au Bien, terme ultime de la quête de la sagesse.

Scène de banquet, banqueteur et musicienne, coupe du peintre de Colmar, Ve siècle av. J.-C., musée du Louvre