L’art et le beau chez Platon


Introduction :


D’où la question suivante : peut-on trouver néanmoins à saisir une théorie de la beauté et de l’art chez Platon ?


La question de l’imitation :

Dans La République (livre X ), Platon parle de la poésie comme imitation (mimésis). Cette imitation n’a pas bonne réputation, car elle s’oppose à ce qui est véritablement, et à la vérité par là même. Prenons un exemple : pour faire un objet, un artisan doit être guidé par une Idée (eidos), une Forme qui constitue son essence. Il façonne son objet en se réglant sur ce modèle idéal, qui n’est pas simplement une construction intellectuelle inventée par l’esprit humain, mais qui EST, non sous la forme sensible (matérielle et perceptible) mais intelligible ( idéelle et saisissable par l’esprit). Les peintres et les poètes sont des imitateurs, au sens où, loin de produire les choses en conformité avec leur Idée, ils les produisent dans leur apparence, tel un homme qui promènerait dans le monde un miroir et ferait apparaître tous ses reflets. Ainsi y a-t-il trois lits : le lit « naturel » c'est-à-dire le lit en vérité, l’Idée de lit ; le lit individuel, c'est-à-dire la chose fabriquée par l’artisan, et enfin, le lit peint, son imitation. Le peintre est plus éloigné de la vérité et de l’Etre que l’artisan qui, lui, fabrique l’objet et lui donne ainsi une identité par le rapport qu’il a avec l’essence. Le peintre ne donne qu’un aspect, ne traduit qu’une perspective, il peint une image, un simulacre, un faux-semblant. Ce qui est vrai de la peinture l’est de la poésie. C’est un art des effets, des reflets, des apparences : le poète qui chante le courage n’est qu’un imitateur de vertu. L’essence de ce que nous appelons « les Beaux-arts » est définie : mimésis.

Cette imitation produite par les artistes est séductrice ; elle attire l’homme dans les filets de l’apparence. C’est pourquoi Platon assimile ces imitateurs professionnels aux sophistes, ces savants itinérants de la Grèce antique, qui se faisaient payer fort cher pour leurs leçons de rhétorique dont la fin n’était pas le savoir, mais la persuasion, l’action efficace accordant les esprits à un discours, et fondant la décision politique. Platon a vigoureusement combattu le savoir-faire sophistique, débusquant, sous cette pratique des effets du langage, une supercherie : le sophiste qui enseigne à bien parler, est un illusionniste qui ne sait pas de quoi il parle ; il apprend même à son élève à se passer de savoir pour discourir ! Il n’est qu’un ignorant, incapable de saisir les essences et les vérités intelligibles ; il ne sait ce qu’est la vertu, le courage, ni ce qu’est une loi juste, mais il sait par le langage s’adresser aux émotions de son auditoire et emporter leur accord. Comme le peintre capable de faire des trompe-l’œil, comme Zeuxis qui représentait des grappes de raisin si parfaites que les oiseaux cherchaient à les picorer, le sophiste donne le sentiment du réel, mais ne livre pas le réel. Il a rompu avec l’Etre au sens métaphysique du terme : il est enraciné dans la réalité sensible et ceci pour la doubler d’une image trompeuse. Son imitation tient de l’être (car elle est bien quelque chose : un discours) mais surtout du non-être : elle est un entrelacement trouble d’être et de non-être contre lequel le philosophe doit nous prémunir. Sa tâche est, comme le raconte l’Allégorie de la caverne dans la République (Livre VII), de dissiper la fascination qu’exercent toutes ces imitations, pour tourner l’homme vers la contemplation des vérités métaphysiques qui sont, de toute éternité, immuables, pareilles à elles-mêmes, et qui siègent dans la réalité intelligible.

La question du beau

Si les arts, définis par la mimésis, souffrent d’une infériorité ontologique (leurs productions sont très éloignées de l’Être véritable), la beauté, par un mouvement inverse, doit nous reconduire aux Idées et à l’Etre véritable.

Il s’agit tout d’abord, pour Platon, de penser le Beau, c’est-à-dire l’essence du Beau de laquelle participent toutes les choses belles. Il recherche l’unité d’une essence au-delà de la multiplicité sensible.

Nous allons relever trois caractéristiques du Beau platonicien.

- Des choses sont belles par elles-mêmes, parce qu’elles procurent un plaisir pur, autrement dit, sans mélange (non mêlé à une douleur, comme l’évoque le Philèbe, 51a) : les couleurs, les formes géométriques, les sons et les parfums sont beaux en ce sens. L’expérience du beau suppose donc ici un corps libéré du besoin et de la souffrance qu’il peut engendrer. Elle semble inviter à la connaissance d’autres réalités…

Pour ce qui est des arts d’imitation, le plaisir ne peut être seul critère du beau. C’est leur vérité qui fonde leur beauté. Est beau ce qui est conforme à ce qu’il imite : une peinture représentant des actes courageux sera belle si elle restitue correctement le courage, si elle met en œuvre le courage lui-même. Pour Platon, il s’agira donc d’imiter les choses belles qui pourront susciter en l’homme le bien. La beauté de l’imitation dépend donc et de la conformité à l’objet et de la nature de l’objet imité.

- La beauté est également, en sens plus intellectuel, ce qui manifeste la juste proportion des parties et l’harmonie du tout : « Partout mesure et proportion ont pout résultat de produire la beauté et quelque excellence » (Philèbe, 64 e) Toute fabrication ainsi pourra produire la beauté, aussi bien celle du constructeur de navires que celle de l’architecte dès lors qu’ils agencent harmonieusement les parties.

- Cette harmonie et cette juste proportion reposent sur la conformité à une fonction ou une fin. Une coque de navire n’est belle que relativement à la fonction qu’est la sienne. La cuillère n’est belle qu’en rapport à ce qu’elle permet d’accomplir. La beauté serait donc fonction d’un bien auquel l’objet beau se montre conforme.

Le Beau n’est donc pas spécifiquement l’œuvre des « Beaux-arts », des arts d’imitation, bien au contraire, puisque qu’ils nous enracinent dans le monde sensible en le reproduisant. Il existe un désir capable de rejoindre l’essence du Beau, et de nous détourner peu à peu des faux semblants qui nous séduisent ; ce désir s’appelle Eros. Dans le Banquet, Platon décrit une dialectique amoureuse, ou encore un mouvement par lequel Eros passe d’un désir d’un beau corps au désir de tous les beaux corps, ayant conçu que la beauté a une unité qui dépasse le cas particulier et unifie tous les objets beaux. Ensuite le désir, ayant eu part à l’idée du beau, se montre capable d’estimer la beauté des âmes, puis des actions et des lois, et enfin des sciences, disciplines rationnelles dans lesquelles l’esprit cherche à connaître le Vrai. Cette initiation se termine par le désir de la Beauté elle-même, révélée dans la contemplation, science suprême car elle saisit, en elles-mêmes, les formes, les Idées.

« Il atteindra le terme suprême de l’amour et soudain il verra une certaine beauté qui par nature est merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses efforts jusque là, une beauté qui tout d’abord est éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, ni la croissance ni le déclin, qui ensuite n’est pas belle par un côté et laide par un autre, qui n’est ni belle en ce temps-ci, ni laide en ce temps-là, ni belle sous tel rapport et laide sous tel autre, ni belle ici et alide ailleurs, en tant que belle pour certains et laide pour d’autres. » (Le banquet, 210 e)

Irène Bachler, professeur de philosophie

Lycée Vaugelas, Chambéry