Commentaire

 

 

Cet extrait nous engage à étudier l'intérêt de la scène de rencontre dans la trame narrative telle qu'elle prend forme dans ce qu'il convient d'appeler le "roman" de l'antiquité.

Cette scène fait de l'apparition une véritable épiphanie, du grec ἐπιφάνειν (se manifester). Il s'agit là en effet de montrer comment les deux personnages, dans une réciprocité merveilleuse, surgissent l'un à l'autre, se manifestent l'un à l'autre provoquant le même choc, la même stupeur. Là encore, nous sommes face à un exemple de passage clé dans l'écriture romanesque, exemple fondateur d'une véritable typologie.

Nous empruntons à Jean-Pierre Dubost une analyse de cette scène capitale, que vous pouvez aussi lire en intégralité.

"Dans le domaine de l’analyse narratologique, la structure de la rencontre est à la fois constitutive et refoulée. Toute approche narratologique préoccupée avant tout par la capacité du narratif à constituer de la signification – et c’est le cas pour la majorité d’entre elles - tend à la survoler sans s’y arrêter.

Or les situations de rencontre sont omniprésentes dans la fiction narrative et dramatique. Le « thème » de la rencontre, souligne par exemple Bakhtine dans son essai de poétique historique sur les formes du temps et du chronotope dans le roman, est « l’un des plus universels, non seulement en littérature (où il est difficile de découvrir une œuvre dont ils soit totalement absent), mais dans d’autres domaines de la culture, comme dans diverses sphères de la vie et des mœurs de la société » (Esthétique et théorie du roman, trad. fr. D. Olivier, Gallimard 1978, p. 251).

Faut-il alors concevoir l’universalité de situations de rencontre comme un « thème » universel, dont l’omniprésence dans la fiction découle de la réalité essentielle de la rencontre, où peut-on penser que les situations de rencontre dans la fiction ont une valeur narrative et dramatique constitutive ?

Sur ce point, la théorie bakhtinienne du chronotope repose sur une indécision qui mérite d’être interrogée. En effet, dans la mesure où la perspective de poétique historique sous-jacente à la théorie baktinienne du chronotope est vectorisée par une perspective d’évolution subjective et que la théorie du personnage qu’elle implique est indissociable de la typologie romanesque, le thème de la rencontre ne fait jamais en soi vraiment l’objet d’une micro-analyse, mais il est immédiatement placé dans la perspective d’une évolution des formes romanesques considérées comme capables ou non de s’ouvrir à l’extériorité du monde. C’est la raison pour laquelle une sorte de « darwinisme des formes romanesques » conduit sa poétique historique. La structure romanesque originaire, celle du roman grec, serait le stade minimum de l’évolution, celle du roman d’apprentissage en serait le sommet. Dans le premier cas, les personnages ne seraient que des marionnettes, inchangées du début à la fin du roman, tandis que dans le second cas le devenir du personnage ferait la substance même de la fiction. Dans le premier cas, le monde ne serait qu’un décor devant lequel évoluent des personnages statiques, dans le second le devenir du monde serait en osmose avec le devenir du chronotope. La rencontre du personnage et du monde est donc, dans le modèle romanesque qu’il considère comme étant l’accomplissement du chronotope, à la fois le pivot de la valorisation, puisque c’est dans l’expérience de ses rencontres que le héros trouve la substance de son devenir, mais elle est en revanche considérée comme une opération romanesque nulle dans le prototype grec d’origine, sous prétexte qu’elle est le code obligé d’un terminus ad quem romanesque. Or elle ne peut être ainsi refoulée au rang d’une sorte d’anagnoresis codifiée, arbitraire et neutre que parce que le sujet romanesque, envisagé comme le résultat en devenir des nombreuses rencontres dont il tire sa substance et sa valeur, est en fait le point de mire de toute la théorie.

Si le « thème » de la rencontre est constitutif pour chacune des étapes historique de l’évolution des formes romanesques (roman grec, roman de chevalerie, chronotope de la route dans le roman picaresque, roman d’aventures, roman etc.) et si le roman d’apprentissage est la forme royale du romanesque - dans la mesure où toute nouvelle rencontre aboutirait à transformer un personnage capable d’en assimiler les leçons - la rencontre est alors moins pour le roman un « thème » universel à interroger comme tel qu’un moment privilégié d’observation de l’évolution historique des formes romanesques à partir d’une conception du personnage-sujet. Mais alors ce n’est plus la rencontre que l’on analyse, mais ce qu’il arrive au sujet par la rencontre. Le thème, qui semblait central, n’est en fait qu’un matériau premier pour une typologie qui se détourne de son analyse.

Dans la mesure où la typologie romanesque bakhtinienne, qui a pourtant le grand mérite de considérer les formes narratives comme des ensembles mouvants à analyser dans le contexte historique qui est le leur - le temps du monde déterminant alors celui du sujet en devenir ou pas - détourne l’intérêt de l’analyse du monde fictif vers cette extériorité mondaine, la rencontre est plus une structure récurrente permettant d’évaluer la métamorphose des formes fictives et des situations historiques qu’un fait fictif proprement dit- le fait que la rencontre, comme catégorie de fiction, parle un langage propre à interroger."

 

Nous vous renvoyons également à l'ouvrage de J. Rousset Leurs yeux se rencontrèrent

"Le concept de forme, ou de structure, peut s'étendre à l'étude des scènes de roman, comme dans Leurs yeux se rencontrèrent La scène de première vue dans le roman. Cet ouvrage est consacré à une scène clé, qui se trouve dans tous les romans. La scène de première rencontre est une forme fixe, liée à une situation fondamentale (d'ailleurs extra-littéraire). Elle déclenche un mouvement, une série de conséquences proches et lointaines, qui est la suite inéluctable de cet instant premier. Le code en est continu, résiste aux coupures historiques et culturelles, et le corpus presque infini. A partir de traits constants, Rousset a construit un modèle. Il isole trois concepts : I'effet, I'échange, le franchissement ; puis, par rapport à cette norme, les écarts. L'analyse des scènes vérifie la présence permanente de certaines caractéristiques: description du lieu, soudaineté, échange de regards, reconnaissance (platonicienne). On peut en déduire trois types de scènes, selon un jeu de combinaisons à trois termes: apparition, disparition de l'héroïne (ou du héros), quête ; apparition, conjonction, quête (recherche commune, menée par les deux héros réunis) ; combinaison des deux précédents : apparition-conjonction, quête commune, disparition (Héloïse). La place de cette scène varie, sa répétition également. Il faut aussi opérer un partage logique entre la mise en place et la mise en scène. La mise en place comprend les indicateurs de temps et de lieu, le portrait, le nom. La mise en scène organise les éléments dynamiques, qui relèvent des trois catégories, suivant que leur activité est interne, externe ou les deux, produisant l'effet (soudaineté, par exemple), I'échange, le franchissement (qu'on aurait pu appeler transgression)."

Le dernier éclairage que nous vous suggérons pour mieux apprécier ce passage est celui de D.Van- Maal-Maeder :

" Lorsque Dionysios, honorable seigneur de Milet, aperçoit pour la première fois près d’un temple d’Aphrodite la belle Callirhoé, héroïne du roman de Chariton d’Aphrodise, il s’écrie en se prosternant devant elle : «Sois-moi propice, Aphrodite, et que ton apparition me soit de bon augure !». Son intendant, Léonas, qui a acheté la jeune femme à une bande de pirates pour l’offrir à son maître, tente de le détromper, ordonnant à Callirhoé de venir saluer son nouveau maître. Dionysios reprend alors violemment son serviteur en ces termes :

Homme impie, s’écria-t-il, tu parles aux divinités comme à des humains ? Tu prétends que tu as acheté cette femme et que tu ne trouves plus celui qui te l’a vendue ? N’as-tu pas entendu ce qu’Homère nous enseignait ? «Et les dieux, prenant la forme d’étrangers de toute sorte viennent observer des hommes l’insolence et la piété."

Il est des plus communs dans le roman grec d’amour et d’aventures, que la beauté exceptionnelle du héros ou de l’héroïne transforme leur apparition en épiphanie. Aux yeux de qui croise leur chemin, ils ne sont pas seulement aussi beaux que des dieux, ils sont des dieux. Cette occurrence du motif m’intéresse ici en raison de la citation homérique. Le passage auquel Dionysios fait référence est celui où Ulysse, qui a pris l’apparence d’un mendiant, se fait maltraiter par Antinoos. Un autre prétendant s’en indigne, suggérant que le vagabond n’est peut-être pas celui qu’il paraît être, mais l’un des dieux du ciel. Si, pour ce prétendant, l’aspect misérable du vagabond n’est peut-être qu’un faux-semblant, pour Dionysios, c’est la beauté extraordinaire de Callirhoé qui provoque la confusion. En dépit de cette différence, la citation homérique révèle l’autorité du poète en matière de conception de la divinité. Homère constitue encore, dans ce texte de la Seconde Sophistique, la référence à laquelle se rapporte toute représentation du divin. Cela ressort également des Éthiopiques d’Héliodore, un roman composé autour de 360 ap. J.-C., où le prêtre Calasiris raconte comment Apollon et Artémis lui étaient apparus."

Cette étude engage alors une analyse de la représentation du beau- du divin- chez les Grecs et nous amène tout naturellement vers les sculpteurs Phidias ou Praxitèle.

"Dans une discussion qui le met aux prises avec un sage égyptien, Apollonios demande à son interlocuteur pourquoi les Égyptiens donnent à leurs dieux des formes étranges et ridicules d’animaux dénués de raison, des formes qui ne méritent selon lui aucune considération. À quoi l’Égyptien répond :

-Mais les Phidias et les Praxitèles sont montés au ciel, ont pris une empreinte de la forme des dieux et l’ont reproduite par leur art ? Ou bien y a-t-il autre chose qui a guidé leur création ?– Autre chose, dit Apollonios, quelque chose qui relève de la sagesse. – Et quoi donc ?– reprit l’autre, car tu ne saurais invoquer ici autre chose que l’imitation. –L’imagination, répliqua Apollonios, c’est elle qui a produit ces œuvres, ouvrière plus sage que l’imitation. Car l’imitation ne peut créer que ce qu’elle a vu, mais la fantaisie, également, ce qu’elle n’a pas vu, car elle le supposera, en se référant à la réalité ; l’imitation est souvent gênée par la peur, l’imagination n’est gênée par rien, car elle se dirige sans se laisser détourner, vers le but qu’elle s’est elle-même fixé. Il faut apparemment que l’artiste qui cherche à imaginer Zeus le voie avec le ciel, et les saisons, et les astres, comme, autrefois, le tenta Phidias.

La défense de l’Égyptien, on le voit, se fonde sur un argument cognitif. La représentation des dieux, qui est représentation de l’invisible, ne peut pas relever de l’imitation ; les Grecs ne peuvent donc pas se targuer que leurs représentations soient meilleures, c’est-à-dire plus exactes que celles des dieux d’Égypte, qui, ajoute-t-il plus loin, sont symboliques. Apollonios ne développe pas davantage sa théorie de l’imagination créatrice qui est, comme l’a montré M. Armisen, novatrice. Un point mérite d’être souligné : en dépit de la liberté dont elle jouit par rapport à l’imitation, cette puissance imaginative n’en est pas pour autant débridée, puisque c’est bel et bien par analogie avec la réalité qu’elle se déploie, reflétant toujours d’une certaine manière cette réalité visible et intelligible. Dans ce passage, Apollonios cite donc en exemple Phidias et sa statue de Zeus Olympien.Ce sculpteur était devenu l’emblème de l’artiste capable de concevoir l’invisible et d’en imposer sa représentation. Il s’agit là d’une tradition à résonance néo-platonicienne dont Plotin se fait par exemple l’écho, mais que la rhétorique avait largement contribué à diffuser. Les déclamateurs s’étaient ainsi emparés de la figure de Phidias en raison sans doute du lien entre l’art de la parole et les arts plastiques, capables tous deux de faire voir qu’il s’agisse d’une vision réelle pour la statuaire ou d’une vision imaginaire à travers l’enargeia pour la parole."

 

 

Nous vous renvoyons à l'exposition consacrée à Praxitèle !

Enfin, ce commentaire ne saurait être complet si l'on ne faisait pas une mention particulière au πάθος ἐρωτικὸν auquel l'auteur fait ici allusion, en présentant les deux héros plus sûrement atteints par cette blessure que ne le serait un homme, valeureux, blessé à mort... désireux de son mal tout autant que déjà vaincu. La légende qui entoure Cupidon, dieu originel ou fils d'Aphrodite dans la mythologie grecque ou de Vénus dans la mythologie romaine. est déjà tout un symbole ! Le nom de Cupidon, en latin, implique l'idée d'amour violent, de désir amoureux, en grec Himéros. Mais, dans la mythologie latine, on prête à ce dieu à peu près la même origine, la même histoire qu'au dieu grec Éros, Amour.

Aphrodite et Eros

Cupidon, d'après le plus grand nombre des poètes, naquit de Mars et de Vénus. Dès qu'il eut vu le jour, Jupiter, qui connut à sa physionomie tous les troubles qu'il causerait, voulut obliger Vénus à s'en défaire. Pour le dérober à la colère de Jupiter, elle le cacha dans les bois, où il suça le lait des bêtes féroces. Aussitôt qu'il put manier l'arc, il s'en fit un de frêne, employa le cyprès à faire des flèches, et essaya sur les animaux les coups qu'il destinait aux hommes. Depuis il échangea son arc et son carquois contre d'autres en or. Vénus, disent les poètes, se plaignant à Thémis de ce que Cupidon, son fils, restait toujours enfant, la déesse consultée répondit qu'il ne grandirait point tant qu'elle n'en aurait pas d'autre. Alors sa mère lui donna pour frère Antéros (littéralement : l'opposé d'Eros) avec lequel il commença à grandir. Par cette jolie fiction, les poètes ont voulu faire entendre que l'amour, pour croître, a besoin de retour. On représentait Antéros, comme son frère, sous la figure d'un petit enfant, avec des ailes, un carquois, des flèches et un baudrier.

Il est aisé de penser à la fortune littéraire de ce mal d'amour... Le peintre nous présente ici un Cupidon armé, dans une nudité arrogante et provocante, piétinant les Arts et les Lettres, souriant à la vie avec malice...

Amour vainqueur, Caravage