Guy BECHTEL, La sorcière et l'Occident
La destruction de la sorcellerie en Europe : des origines aux grands bûchers.
Paris, Plon, 1997, 733 pp.

Extrait : pp. 18-20 :

"La mythologie d'Athènes est très tôt encombrée de cette même magie. Dans Homère, Euripide et bien d'autres auteurs, les magiciennes sont présentes dès le début de l'histoire grecque. Circé, qu'on voit dans l'Odyssée, use, si l'on peut dire, de tous ses charmes pour séduire les hommes. Elle est la séduction non seulement amoureuse mais magique. On ne peut lui résister. Elle sait fabriquer et offrir le breuvage qui donne l'oubli. Elle connaît le chemin des enfers. Grande praticienne du sortilège, elle est capable de transformer n'importe quel homme en animal d'un simple coup de baguette, et notamment les compagnons d'Ulysse en porcs, chiens, lions.

Par ailleurs, Circé a une nièce, Médée, femme jalouse et presque magicienne. Elle ramasse les herbes magiques, qu'elle moissonne « d'une faux enchantée ». Elle sauve Jason, l'élu de son coeur, en lui procurant une potion magique qui le rend insensible aux flammes sortant de la bouche des monstres d'Héphaïstos. Elle endort le dragon qui garde la Toison d'or, s'empare de ce trésor et le remet à Jason. En d'autres temps, elle fait subir une cure radicale de jouvence à un vieux bélier, en le découpant en morceaux qu'elle plonge dans une marmite d'eau bouillante. Il en sort un agneau, et elle persuade les filles de Pélias de démembrer leur père de la même façon, une expérience dont ce pauvre homme ne se relèvera pas. Médée est capable de tout. Euripide lui fait dire : « Si la nature nous fit, nous autres femmes, incapables du bien, pour le mal il n'est pas d'artisans plus experts. » Son mythe fut l'un des premiers à identifier la femme et les puissances du Mal. Dans l'oeuvre homérique, bien d'autres femmes possèdent des pouvoirs que les hommes n'ont pas. Hélène use de drogues pour calmer Télémaque ; Calypso, fille d'Atlas et nymphe de l'île d'Ogygie, sait assez enchanter Ulysse pour le retenir dix ans.

La Lune est la première divinité maîtresse des sorts. On la retrouve dans la mythologie gréco-romaine sous divers noms. Elle est Hécate, dont Médée et Circé peuvent se dire les filles, au moins les descendantes. Elle règne très officiellement sur la sorcellerie ancienne, puisqu'elle détient les secrets de la vie et est la souveraine de l'art des morts. Cette insaisissable divinité, qu'elle soit Diane chez Horace, Artémis à Athènes, Séléné chez Théocrite, est la mère de toutes les magiciennes de l'Antiquité classique.

Un véritable culte finit par s'adresser à cette Hécate, notamment en Thessalie, l'éternelle terre des sorcières, et on la fit présider à de nombreuses cérémonies magiques ; on lui éleva même des statues (hécatées) et des autels aux carrefours voisins de tombeaux ou sur les lieux d'un crime. Accompagnée des Érinyes, Hécate était supposée venir se livrer là à des opérations de divination. Les peupliers noirs étaient consacrés à cette déesse, maîtresse de l'ombre, incarnant les trois phases de la lune et terrorisant le monde par les cauchemars et les fantômes qu'elle envoyait.

La première sorcellerie antique ne se réduit pas à ces déesses, même si la liaison magie-femme fut dès cette époque déterminante. Des dieux mâles, si l'on peut dire, eux aussi apparaissent comme sorciers dans les grands textes. Pour comprendre ce mélange de divinité et de puissance du Mal, il ne faut jamais oublier qu'il n'existe pas à proprement parler de « religion grecque » ou de « religion romaine », au sens où l'on peut parler de religion catholique. Les religions antiques, ou ce que nous appelons aujourd'hui ainsi, ne se présentent en effet jamais comme un corpus fixe et autoritaire de dogmes et rites centrés sur des dieux supposés parfaits.

Les dieux latins et grecs, dont la liste est d'ailleurs extensible selon les époques, faisaient partie de la vie courante, comme des mythes vivants auxquels on accordait d'ailleurs plus ou moins foi. Ils n'avaient en rien à être des parangons de vertu pour l'édification des fidèles et pouvaient eux-mêmes éventuellement incarner la magie, au moins user de magie, voire se conduire comme n'importe quel sorcier. Asclépios, par exemple, tient d'Athéna un don de ressusciter les morts, et aussi le pouvoir de certaines herbes magiques comme le gui. Héphaïstos, le dieu boiteux du feu et des forges, est certainement magicien. La baguette d'Hermès endort tout ce qu'elle touche. Avec les nouveaux dieux venus d'Orient, rapportés par les guerres médiques, les dieux existants deviennent plus maléfiques. D'autres naissent alors, se multiplient, qui ne sont pas spécialement bons. Ce sont des dieux qui ont pour la plupart des rapports avec le monde infernal, quand la religion classique glisse de plus en plus vers l'irrationnel.

A Rome comme à Athènes, on vénéra ainsi Isis, Mithra ou Dionysos. Le culte de ce dernier, supposé lui-même rendu fou par un maléfice d'Héra, s'établit à Athènes dès le IVe siècle avant J.-C. Il change ensuite peu à peu. Sous divers noms, Dionysos entraîne des fêtes de plus en plus folles, décrites par Euripide, où l'on boit des breuvages sacrés, on s'agite, on danse, on se forme en cortèges déments, avec mascarades populaires, gens attifés de peaux de boucs, incantations magiques, délire public, évasion par l'illumination intérieure, et de larges libations alcooliques.

Le culte d'Isis, guérisseuse détenant le secret de la vie et de la mort, sa tête de vache coiffée d'un vautour, déborda l'Égypte, s'étendit en Grèce au IVe siècle et à Rome au IIIe avant J.-C., où il se mélangea à plusieurs autres, comme celui de Séléné ou d'Astarté. Celle-ci, toujours de la même famille lunaire, venue de Phénicie, Palestine et Syrie mais assimilée à Aphrodite et Vénus, sait le chemin des enfers. Son culte comprend des rites sanguinaires avec sacrifices humains, holocaustes d'enfants, pendaisons, crucifixions.

Les Bacchantes, originellement prêtresses de la Lune, s'approprient le culte de Dionysos et, sous le nom de Ménades, sont des magiciennes séductrices portant des serpents enroulés autour des bras et se prosternant devant la statue d'Hécate en exécutant des danses lascives. Elles appellent Dionysos « au double sexe et à face de taureau » ; il s'agit du Baphomet, aspect infernal du Dieu qu'on retrouvera dans certains procès de sorcellerie au XIVe siècle. En 186 avant J.-C. déjà, il faut interdire ces fêtes, les Bacchanales, où cultes et superstitions finissent non seulement par troubler l'ordre public, mais par constituer des charlataneries ouvertes, que doit réprimer la loi. Mithra, divinité perse et mazdéiste, présida autant de rites mystérieux centrés sur l'immolation d'un taureau, chez les Grecs d'Asie d'abord, puis à Athènes, enfin à Rome.

Dans une première approche, les grandes civilisations antiques, épurées de leurs scories dans nos manuels d'histoire, nous paraissent déborder d'idées claires et simples, de luminosité méditerranéenne. C'est oublier que toute civilisation porte un inconscient, des rêves obscurs et, plus encore, qu'elle peut être attirée par les mystères de ses voisins. C'est ce qui arriva au monde gréco-romain. A partir d'une certaine époque, des cultes orientaux font recette à Rome comme à Athènes, et attirent à la fois religieux et superstitieux.

Comment l'homme de la rue, même sans tout comprendre, ne suivrait-il pas d'aussi illustres exemples ? Pour reprendre une phrase à peine simplificatrice de Michelet, «le paganisme grec commence par la sibylle, finit par la sorcière». Dans les premiers siècles de notre ère, les liens très puissants avec le Proche-Orient et avec l'Égypte diabolisèrent le vieux fond grec de magies et le firent évoluer vers la sorcellerie. ..."