Le drame dans Oedipe Roi ou le plaisir concentré

La composition d'Oedipe Roi frappe par l'harmonie architecturale et le sens du rythme. Mais de même que l'on ne saurait s'en tenir dans une tragédie classique française au découpage de cinq actes, de même ici le jeu des structures utilise et dépasse ce premier élément de composition formelle.Le double drameOedipe Roi est une pièce exactement centrée. Au vers 634 apparaît Jocaste, au vers 1072 elle disparaît, Jocaste est absente du début de l'acte III et de la fin de l'acte IV. Au centre de ce centre les scènes 1 et 2 de l'acte IV sont l'occasion de la seconde absence d'Oedipe. elle se situe au coeur de ce que nous pourrions appeler drame II. Car cette tragédie en cinq actes est divisée en deux grandes parties :

l'une de 1 à 698 (prologue/drame 1)l'autre de 699 à 1530 (drame II, épilogue)

La construction en chiasme est très belle : le prologue n'est pas seulement une exposition techniquement nécessaire, c'est, avant le drame, l'illusion de la solution ; il est magnifiquement ironique. Un grand roi, aimé de ses sujets-citoyens, qui a reçu une réponse étonnament claire de l'oracle de Delphes, va venir à bout du malheur qui frappe sa cité. Sur l'ensemble des 698 vers ce prologue représente un peu plus de 20%.
Commence alors drame I ; avec une transition parfaitement assurée par mla parodos, puis par la scène 1 de l'acte II qui confirme l'illusion de la solution, le progès régulier et infaillible d'une démarche cohrente et sûre d'elle-même. Certes la situation est terrible et le remède d'Oedipe tout autant, la malédiction qu'il proclame, se faisant son propre héraut (224- 254) ; mais l'ordre de la raison semble toujours y présider.Et soudain le drame éclate ; le choeur a suggéré de consulter Tirésias. Il paraît et le bel édifice de la cité s'écroule. Ultime trace de l'harmonie politique, la tirade initiale d'Oedipe dans la seconde scène de l'acte II, pleine de révérence envers le devin. La stupéfiante réponse de celui-ci va tout bouleverser. On n'est alors pas loin, avec les premiers mots de Tirésias, du centre de la première partie (315 vers sur 698). Les conditions du drame existent certes dès le premier vrs mais sans aucun affrontement dramatique encore. Il faut longtemps attendre (20% de l'oeuvre) pour que la relation entre le roi et la cité qui avait été harmonieuse et tendre devienne soudainement heurtée, brutale, impitoyable. C'est d'abord le violent dialogue entre Oedipe et Tirésias, premier sommet dramatique de la tragédie. Dans le premier stasimon, le choeur est égaré : vers 483-486. Pour que le spectateur perçoive bien le caractère essentiel et non accidentel de la scène entre le roi et le devin, elle est redoublée, en moins long et en moins fort, par l'affrontement entre Oedipe et Créon. Ce double conflit, au sommet de l'état, entre des autorités respectables et respectées bouleverse un peuple qui ne le comprend pas et achève drame I. La subtilité de Sophocle dans la recherche des équilibres est évidente : l'inégalité est perceptible, 698 vers /832 vers, soit 45,5 % contre 54,5 % proportion comparable à ce que nous avions dans la première partie 315 vers /383 vers soit 45 % contre 55 % mais dans les deux cas nous ne sommes pas loin du centre. Sophocle assure entre les vers 634 et 698 une parfaite transition entre drame I et drame II en quatre temps, entrée de Jocaste, strophe du Kommos, sortie de Créon, antistrophe du kommos.
Parmi les possibilités offertes au spectateur de saisir l'architecture de l'oeuvre en train de s'édifier devant lui, le rôle dévolu à Créon est très révélateur. Aux trois absences d'Oedipe, répondent les trois apparitions de Créon. Au centre de l'oeuvre, il échappe, sauvé par les instancs pressantes du choeur et par l'intervention de Jocaste, à la fureur meurtrière d'Oedipe qui se contenait encore face à la personne sacrée du devin. Cela marque la fin du drame politique fortement associé au prologue parce qu'Oedipe y est toujours en proie à l'illusion.

Sophocle Oedipe Roi Georges Hoffmann pages 64-66 (PUF 1990)