Espace intérieur et extérieur

"Ce qui peut être donné en spectacle a lieu devant le palais : en arrière plan, il y a l’intérieur, l’espace familial, le lieu du secret obscur et de la consommation du crime. L’enquête, c’est à dire la pièce, se situe en un lieu ouvert, espace du recul, de la conscience, de l’extériorité. Les espaces autres sont l’objet de récits : le carrefour de la lutte avec Laïos, les visites des oracles, Corinthe et la mort naturelle de Polybe, le Cithéron.
Le véritable ailleurs, c’est l’intérieur du palais : Œdipe en sort, Jocaste s’y réfugie et s’y donne la mort. Œdipe s’expose d’abord au public, et finalement se replie dans l’intériorité et la cécité). Quand Œdipe se montre, aveugle et sanglant, dans l’exodos, il montre l’intériorité, et l’horreur du crime : l’impossibilité de regarder. Créon le fait sortir, l’exile, en le faisant entrer dans le palais…
" (A. Salvatore
)

"Oedipe veut qu'on ouvre les portes du palais pour être vu des Thébains. Le messager avait annoncé au choeur la révélation d'une part des souillures que cache le palais. Cette effrayante exhibition est l'aboutissement irréductible d'Oedipe de projeter sur le théâtre tout ce qui est intérieur, à commencer par sa propre personne, dont le lieu véritable n'est pas le palais royal mais la place publique de Thèbes.

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Sophocle Oedipe Roi Georges Hoffmann (PUF 1990) "Une tragédie spectaculaire" pages 38- 41

Oedipe en cela utilise la convention de l'espace théâtral des grecs : elle repose sur l'affrontement de l'intérieur, du caché, du secret - ce qui se passe derrière le mur de toile de la baraque (skénè) sur lequel est le plus souvent schématiquement figurée la façade d'un palais - et de l'extérieur, du public, du révélé. Mais alors que souvent le caché voudrait demeurer caché, la singularité d'Oedipe, ce qui fait de lui doublement un héros tragique, tient à un insensé et scandaleux désir de dévoilement.

Le lieu théâtral n'est plus défini par une pure convention matérielle ; dans l'action d'Oedipe Roi il révèle la plénitude d'une signification symbolique. Ce passage du conventionnel au symbolique est très visible au moment de la double confidence :

"Le choeur : Que tardes-tu femme à l'emmener chez lui ?

Jocaste :"Je veux savoir d'abord ce qui est arrivé."

On signale d'ordinaire l'invraisemblance du dialogue confidentiel sur la place publique en la présence du choeur, mais on l'accepte au nom de la convention générale : il n'y a pas de scène d'intérieur et le choeur une fois entré dans l'orchestra ne la quittera plus quoiqu'il se passe. Mais cette grande scène centrale dans laquelle les deux héros de la tragédie révèlent publiquement des secrets qu'ils se sont jusqu'à ce jour cachés l'un à l'autre s'inscrit parfaitement dans une symbolique du refus du secret, de la révélation de la vérité. Et c'est là que se séparent les deux héros : Oedipe n'a rien à cacher, Jocaste tout à enfouir et ce qu'elle aurait d'abord à faire disparaître à notre vue, c'est l'objet même du scandale, son époux-enfant, dont les murs du palais protègeraient la monstrueuse existence.

Oedipe, s'il est à lui-même un secret longtemps indéchiffrable, n'a pas de secrets. Sa réponse à Créon lui demandant s'il doit lui rendre compte de sa mission à Delphes devant le prêtre et les enfants ou à l'intérieur du palais est sans équivoque :"Va, parle devant nous. Leur deuil à eux me pèse plus que le souci de ma personne.(vers 93-94) Oedipe apparaît ici comme un souverain ouvert et sensible. Face au messager corinthien l'interrogeant sur l'oracle qui l'effraie,

{ΑΓΓΕΛΟΣ}

Ἦ ῥητόν ; ἢ οὐχὶ θεμιτὸν ἄλλον εἰδέναι ;

{ΟΙΔΙΠΟΥΣ}

Μάλιστά γ´·

la réponse d'Oedipe est toujours aussi nette et il résume la réponse de Loxias qu'il avait rapportée avec plus de détails à Jocaste.

Le contenu de l'oracle est le scandale des scandales, et Oedipe n'a pas tort d'en être toujours effrayé. Mais jamais il ne sera celui par qui le scandale n'arriverait pas. Bien avant que n'éclate celui de son exhibition sanglante, bien avant qu'il ne s'expose à la vue des spectateurs horrifiés, Oedipe a été pour Thèbes, en la personne du choeur, un scandale public. Ce n'est pas dans le palais qu'il a affronté Tirésias et Créon, c'est en public qu'il est sorti de lui-même. Le scandale de l'égarement précède celui de son identité. Et face à lui, tous, le choeur, Jocaste, Créon, sont unis dans la volonté de faire rentrer Oedipe en lui-même et dans le palais.

Quand Jocaste est attirée hors du palais par la violence du débat entre Oedipe et Créon que le choeur est incapable d'apaiser, elle invite fermement Oedipe à "rentrer au palais" (vers 637). Et même si, une fois Créon parti, elle diffère ce retour souhaité par le choeur, à la fin de l'épisode elle ramène au palais un Oedipe passablement égaré. Elle donne la meilleure preuve de ce désir d'enfermement protecteur quand, tout heureuse de la nouvelle apportée par le messager corinthien, elle envoie vite chercher Oedipe dans le palais,

{ΟΙΔΙΠΟΥΣ}

τί μ´ ἐξεπέμψω δεῦρο τῶνδε δωμάτων ;

Car alors la menace est dissipée : il pourra à nouveau être hors du palais sans être hors de soi. La crise est heureusement résolue, l'épouvante qui égarait Oedipe n'a plus de raison d'être. Mais ce n'était qu'une fausse bonne nouvelle et quand Jocaste comprend, la première, la terrible signification du message, c'est elle, affolée, qui se précipite dans le palais pour y cacher sa honte et sa mort, après une vaine tentative pour arrêter Oedipe :

{ΙΟΚΑΣΤΗ}

Μή, πρὸς θεῶν, εἴπερ τι τοῦ σαυτοῦ βίου

κήδῃ, ματεύσῃς τοῦθ´? ἅλις νοσοῦς´ ἐγώ.

S'il entrait, ce serait pour éviter le douloureux secret de Jocaste. Il sait au contraire que sa vérité lui viendra du dehors, du vieux berger qui l'attend. Il est décidé à souffrir et il ne se rue à son tour dans le palais que sous le coup dont il a été aux yeux de tous frappé. Ce n'est pas pour s'y enfouir et y cacher le scandale de son être mais pour y ajouter des souillures voulues (ἑκόντα κοὐκ ἄκοντα, vers 1230) dont il fera par une ultime sortie le peuple de Thèbes témoin.

{ΕΞΑΓΓΕΛΟΣ} (1226- 1229)

Οἶμαι γὰρ οὔτ´ ἂν Ἴστρον οὔτε Φᾶσιν ἂν

νίψαι καθαρμῷ τήνδε τὴν στέγην, ὅσα

κεύθει, τὰ δ´ αὐτίκ´ εἰς τὸ φῶς φανεῖ κακὰ .

Jusqu'au bout Oedipe aura été le héros d'une extériorisation paradoxale. Pas question pour lui de rentrer en soi-même dans le palais. Ce lieu de toutes les souillures est aussi celui de tous les secrets ; l'autre lieu, la place publique de Thèbes, où le héros s'offre en spectacle à l'humanité rassemblée, est celui de sa révélation et de sa purification. C'est parce qu'il se révèle devant nous qu'il se révèle à lui-même. Le dialogue de l'intérieur et de l'extérieur est aussi la dialectique du moi et du monde. Tel est le sens de la tragédie que seul le héros tragique peut vouloir accomplir. Son destin spectaculaire est d'être vu. Cet affreux malheur qui devant nos yeux, vient de le frapper, il va le montrer au monde horrifié jusqu'à ce qu'il atteigne à Colone le terme, fixé par les dieux, de son errance."