Une tragédie lyrique
"La tragédie grecque peut être définie esthétiquement par l'alternance constitutive du chanté/dansé et du parlé, par la conjonction du lyrique/chorégraphique et du dramatique. Bien que très éloignée de l'opéra baroque, elle est un genre à l'esthétique impure, et plus encore que la lecture ne peut, en dépit des doubles typographies, le faire concevoir. Car il est trop simple de dire que le choeur chante et danse, tandis que les acteurs parlent. En effet le choeur délègue son chef, le coryphée, qui participe avec un rôle spécifique au dialogue dramatique et d'un autre côté les acteurs du drame, quand l'action dramatique atteint une intensité extrême, chantent ; donc les rapports originaux d'interprétation réciproque, de dialectique permanente du parlé et du chanté ne se réduisent pas à une juxtaposition simpliste de l'action dramatique et du lyrisme choral. (...)Les choreutes sont quinze ; comme un seul homme grâce à l'unisson du chant et à celui du costume ; quinze corps mais un seul personnage divisé et multiplié. Par cette nature collective, par sa position dans le théâtre -l'orchestra où le choeur évolue est un vaste espace circulaire qui sépare les spectateurs des acteurs du drame - le choeur est à la fois ce qui unit et ce qui divise physiquement dans le spectacle de deux mondes. Dans le déroulement de la tragédie, il divise selon une stricte alternance parlé/chanté l'action dramatique ; mais comme le notait Racine il assure à celle-ci une continuité absolue ; la tragédie est d'un seul tenant, jouée sans entracte.Le choeur est à la fois l'autre et le même : il est intégré étroitement à la tragédie et il y demeure étranger. Par son chant d'abord ; si nous n'entendons plus désormais la musique, nous en percevons toujours la poésie. Car celle-ci est un tout autre langage que celui utilisé par les autres acteurs. Chaque chant du choeur constitue un système unique de strophes et d'antistrophes se répondant à la syllabe près, combinaison de vers reposant sur l'alternance savante des quantités. On est aux antipodes de la prose mais très loin aussi du vers du dialogue, à peu près comparable dans ses ressources à notre alexandrin. Au musical s'ajoutent le lexical et même le dialectal ; en effet des traits dialectaux doriens singularisent les passages lyriques d'une tragédie par ailleurs totalement attique et surtout le vocabulaire est somptueux, largement emprunté au fond épico-lyrique antérieur. Si bien que le choeur, personnage ordinaire jusqu'à l'anonymat dans le dramatique, est, de tous les acteurs de la tragédie, celui dont le langage est quand il chante le plus éclatant, le plus poétique. Aux autres personnages la poésie dramatique de leur destin tragique, à lui la poésie lyrique qui en est le commentaire chanté. (...)S'il est difficile de traduire les parties dramatiques de la tragédie grecque, les parties lyriques ne peuvent, traduites, qu'être altérées. Tout le musical et le rythmique sont anéantis ; la restitution de la qualité physique et sémantique des mots, de la cohérence idiomatique des images, est, au mieux approximative et maladroite. (...)Parmi les chants du choeur Aristote note l'existence de "la plainte" (kommos) un chant de lamentation qui vient à la fois du choeur et des acteurs en scène. Kommos désigne d'abord le coup dont on se frappe la poitrine en signe de deuil. Dans la tragédie c'est un échange lyrique entre le choeur et un ou des acteurs. Son caractère de douloureuse lamentation est manifeste dans le second Kommos d'Oedipe Roi. (...) qui ponctue le drame d'Oedipe et il est l'occasion d'un étonnant renversement des rôles ; il s'ouvre par un échange anapestique entre Oedipe et le choeur effaré à sa vue ; puis commence le chant proprement dit d'Oedipe, Oedipe seul, car le coryphée lui répond en parlant. Le personnage lyrique n'est plus le même, car désormais Oedipe est capable de chanter, de se chanter et la tragédie n'a plus besoin de lyrisme choral. Pour comprendre à la fois l'histoire et le caractère d'Oedipe, l'un des éléments que nous fournit l'oeuvre est cette brusque conversion lyrique, cette capacité enfin conquise de chanter.
Ἰὼ σκότου νέφος ἐμὸν ἀπότροπον, ἐπιπλόμενον ἄφατον,ἀδάματόν τε καὶ δυσούριστόν μοι.[1315]Οἴμοι, οἴμοι μάλ´ αὖθις ! Οἷον εἰσέδυ μ´ ἅμα κέντρων τε τῶνδ´ οἴστρημα καὶ μνήμη κακῶν.
L'image combine la piqûre affolante du taon et de l'aiguillon, métaphore de ce que le spectateur connaît par le récit, les agrafes d'or de Jocaste avec lesquelles Oedipe s'est crevé les yeux ; mais ce qui pique furieusement encore Oedipe, c'est le souvenir de ses maux. Le spectateur entend le chant d'Oedipe ; le langage de la poésie lyrique est maintenant aussi le sien ; avec par rapport au choeur, une considérable différence : Oedipe a conquis- et à quel prix !- ce pouvoir de chanter, dont le choeur, par définition dispose d'emblée. Et devenu lyrique Oedipe se chante comme le choeur le chanterait...
Sophocle, Oedipe Roi Georges Hoffmann
"Une tragédie lyrique" pages 42- 56 PUF 199