Traduction : Charles Marie René LECONTE de LISLE (1818-1894) en 1877
OIDIPOUS.
Strophe I.
Ô nuage exécrable de ma nuit, qui m'as envahi, lamentable, invincible, irrémédiable ! Hélas sur moi ! Hélas ! encore. Les pointes amères de mon mal et le souvenir de mes crimes me déchirent à la fois.
LE CHŒUR.
Il n'est pas étonnant, certes, qu'en proie à tant de misères, [1320] tu ressentes une double peine et un double fardeau.
OIDIPOUS.
Antistrophe I.
Ô ami ! tu m'es encore un serviteur fidèle ! puisque tu prends souci de moi aveugle. Hélas ! hélas ! Tu ne m'es point caché, et bien qu'enveloppé de ténèbres, je reconnais clairement ta voix.
LE CHŒUR.
Oh ! quelle violence tu as commise ! Comment as-tu osé t'arracher ainsi les yeux ! Quel Daimôn t'a poussé ?
OIDIPOUS.
Strophe II.
Apollôn ! c'est Apollôn, amis, [1330] qui m'a fait ces maux, tous ces maux ; mais nul ne m'a frappé, si ce n'est moi même. Que m'importait de voir, puisque rien ne m'était doux à voir ?
LE CHŒUR.
Certes, cela est, ainsi que tu le dis.
OIDIPOUS.
Strophe III.
Que me reste-t-il, amis, que je puisse voir ou aimer ? Avec qui me plairait-il de parler ? [1340] Emmenez-moi très-promptement hors d'ici ! Emmenez, amis, ce scélérat, cette tête vouée aux exécrations, de tous les mortels le plus en horreur aux Dieux !
LE CHŒUR.
Ô malheureux par la pensée de ta misère autant que par ta misère même, que ne t'ai-je jamais connu !
OIDIPOUS.
Antistrophe II.
Qu'il périsse celui qui rompit les entraves cruelles de mes pieds [1350] et me sauva de la mort ! Je ne l'en remercie pas, car, si j'étais mort en ce temps-là, je ne serais, ni pour mes amis, ni pour moi, la cause d'une telle douleur.
LE CHŒUR.
Et moi aussi je le voudrais.
OIDIPOUS.
Antistrophe III.
Je ne serais pas devenu le tueur de mon père ; on ne dirait pas de moi que j'ai été le mari de celle dont je suis né ! [1360] Et me voici impie, fils d'impies ! et, misérable, j'ai couché avec ceux qui m'ont fait naître ! Enfin, s'il est quelque malheur plus affreux que celui-ci, Oidipous l'a subi.
LE CHŒUR.
Je ne puis louer ta résolution. Il vaudrait beaucoup mieux pour toi ne plus être que de vivre aveugle.
OIDIPOUS.
Ne tente pas de me prouver que je n'ai pas fait pour le mieux, [1370] ni ne me conseille davantage. Je ne sais, en effet, descendu chez Aidès, avec quels yeux j'aurais regardé mon père et ma mère malheureuse contre qui j'ai commis des crimes exécrables, de ceux que la pendaison ne pourrait expier. Et la vue de mes enfants m'eût-elle été très-désirable, eux qui sont nés de la sorte ? Non, certes, jamais ! Et non plus que la vue de la Ville, des murailles et des images sacrées des Daimones, dont je me suis privé moi-même, misérable, [1380] quand, très-glorieux dans Thèba, je commandai à tous de chasser cet impie, de la race de Laios et en horreur aux Dieux. Quand je manifestai en moi une telle souillure, pourrais-je les regarder avec des yeux fermes ? Certes, non ! Et si je pouvais fermer les sources de l'ouïe, je ne tarderais pas, puisque je fermerais ainsi tout mon malheureux corps et que je serais à la fois aveugle et sourd ; car il est doux de ne rien sentir de ses maux. [1390] Ô Kithairôn, pourquoi m'as-tu reçu ? Pourquoi ne m'as-tu pas tué aussitôt, afin que je ne pusse jamais révéler aux hommes de qui j'étais né ? Ô Polybos et Korinthos ! Ô vieille demeure, qu'on dit celle de mes pères, vous m'avez nourri, rongé de maux sous l'apparence de la beauté ! Car, maintenant, je suis tenu pour coupable et né de coupables. Ô triple route, vallée ombreuse, bois de chênes et gorge étroite où aboutissent les trois voies, qui avez bu le sang paternel [1400] versé par mes propres mains, vous souvenez-vous encore de moi, du crime que j'ai commis encore, étant venu ici ? Ô Noces ! Noces ! vous m'avez engendré, puis vous m'avez uni à qui m'avait conçu, et vous avez montré au jour un père à la fois frère et enfant, une fiancée à la fois épouse et mère, toutes les souillures les plus ignominieuses qui soient parmi les hommes ! Mais, puisqu'il n'est point permis de dire les choses honteuses à faire, [1410] je vous adjure par les Dieux de me cacher promptement quelque part hors la Ville ; ou tuez-moi, ou jetez-moi dans la mer, là où vous ne me verrez plus désormais. Venez ! ne dédaignez point de toucher un misérable. Consentez, ne redoutez rien. Nul d'entre les mortels, si ce n'est moi, ne peut supporter mes maux.
LE CHŒUR.
Voici Kréôn qui vient pour consentir à ce que tu demandes et te conseiller. Il ne reste que lui qui puisse être à ta place le gardien de ce pays.
OIDIPOUS.
Hélas ! quelles paroles lui adresserai-je ? [1420] Quelle foi puis-je avoir en lui pour qui j'ai été récemment si injurieux ?
KRÉÔN.
Je ne viens point pour te tourner en dérision, Oidipous, ni pour te reprocher rien de tes premiers crimes. Mais si nous ne respectons pas la race des hommes, respectons au moins la flamme de Hèlios, nourricière de toutes choses, en ne révélant pas ouvertement une telle souillure que ne peuvent supporter ni la terre, ni la pluie sacrée, ni la lumière elle-même. Conduisez-le promptement dans la demeure. [1430] Il est bon et équitable, seulement pour des parents, d'entendre et de voir les maux de leurs parents.
OIDIPOUS.
Par les Dieux ! puisque tu as trompé mon espérance et que tu es venu, homme irréprochable, vers le pire des hommes, écoute-moi. Je parle, en effet, dans ton intérêt et non dans le mien.
KRÉÔN.
Qu'attends-tu de moi ?
OIDIPOUS.
Jette-moi très-promptement hors de cette terre, en un lieu où je ne puisse parler à aucun des mortels.
KRÉÔN.
Certes, je l'aurais fait, sache-le, si je ne voulais avant tout demander au Dieu ce qu'il faut faire.
OIDIPOUS.
[1440] Sa parole est manifeste pour tous : il faut me tuer, moi, parricide et impie.
KRÉÔN.
Sans doute ses paroles sont telles ; cependant, dans l'état présent des choses, il est mieux de demander ce qu'il faut faire.
OIDIPOUS.
Vous l'interrogerez donc sur le malheureux homme que je suis ?
KRÉÔN.
Certes, et, maintenant, tu ne pourras plus n'en pas croire le Dieu.
OIDIPOUS.
Je te demande donc et je t'adjure d'ensevelir comme tu le voudras celle qui gît là, dans la demeure. [1450] Tu seras loué d'avoir rempli ce devoir envers les tiens. Mais, pour moi, il ne faut pas que la ville de mes pères puisse me garder vivant. Permets que j'habite sur les montagnes, sur le Kithairôn, mon seul pays, où, à peine vivant, mon père et ma mère avaient marqué mon tombeau, afin que je périsse par ceux qui voulaient me faire mourir. Ce que je sais sûrement, c'est que je ne mourrai ni de maladie, ni de quelque autre façon. Je n'aurais point été préservé maintenant de la mort, si je ne devais périr par quelque malheur terrible. Mais que ma destinée soit ce qu'elle doit être ! Ne prends point souci de mes fils, Kréôn. [1460] Ils sont hommes. Où qu'ils se trouvent, ils ne manqueront point de nourriture ; mais prends soin de mes malheureuses, de mes lamentables filles qui n'ont jamais été éloignées de ma table et en ont toujours reçu leur part. Je demande que tu t'inquiètes d'elles, et je te supplie surtout de permettre que je les touche de mes mains et que nous déplorions nos misères. Allons, ô Roi ! sorti d'une noble race, consens ! Si je les touche de mes mains, [1470] je croirai que je les vois encore et que je les conserve ! Mais que dire ? Par les Dieux ! n'entends-je point mes très-chères filles fondre en larmes ? Kréôn, ayant pitié de moi, m' a-t-il envoyé les plus chères de ma race ? Ai-je dit vrai ?
KRÉÔN.
Tu l'as dit. Je les ai amenées moi-même, dès que j'ai su que tu désirais cette grande joie.
OIDIPOUS.
Que toutes les félicités t'arrivent ! Qu'un Daimôn veille mieux sur toi que sur moi ! Ô mes enfants, où êtes-vous ? [1480] Venez ici, venez toucher mes mains, ces mains fraternelles qui ont fait, des yeux naguère brillants de votre père, ce qu'ils sont maintenant ! de votre père, ô mes filles, qui, ne voyant, ni ne sachant, a fécondé le sein qui l'avait conçu ! Je vous pleure, car je ne puis vous voir, en songeant combien votre vie sera cruelle désormais parmi les hommes. À quelles assemblées de citoyens irez-vous ? à quelles Théories, [1490] d'où vous reviendrez dans la demeure, pleurant et non joyeuses de ce que vous aurez vu ? Et quand vous atteindrez l'âge des noces, qui osera, ô mes enfants, subir tant d'opprobres qui accableront de misères mes parents et les vôtres ? Quel malheur, en effet, n'ai-je pas subi ? Votre père a tué son père, il s'est uni à la mère qui l'avait conçu, et il vous a fait naître du sein dont il est né ! Vous subirez ces reproches. [1500] Qui donc vous épousera ? Personne, ô mes enfants, et il vous faudra mourir vierges et stériles ! Ô fils de Ménoikeus, puisque tu restes seul pour être leur père, car nous qui les avons engendrées, nous sommes tous deux morts, ne souffre pas qu'elles mendient, sans époux, sans famille, ni qu'elles vagabondent çà et là sans enfants. N'égale pas leurs maux aux miens ; mais prends pitié d'elles que tu vois si jeunes, privées de tout appui, hors le tien. [1510] Promets, ô Bien né ! et donne-moi ta main en gage de ta foi. Pour vous, ô enfants, si vous pouviez me comprendre je vous donnerais de nombreux conseils ; mais, du moins, je ferai ce vœu que, là où vous vivrez, vous jouissiez d'une meilleure destinée que celle du père qui vous a engendrées !
KRÉÔN.
C'est assez pleurer. Rentre dans la demeure.
OIDIPOUS.
Il faut obéir, bien que cela soit dur.
KRÉÔN.
Toutes choses faites à temps sont bonnes.
OIDIPOUS.
Sais-tu à quelle condition j'irai ?
KRÉÔN.
Dis-la, afin que je sache.
OIDIPOUS.
C'est que tu me chasseras loin de cette terre.
KRÉÔN.
Ce que tu demandes dépend du Dieu.
OIDIPOUS.
Mais je suis très-détesté des Dieux.
KRÉÔN.
C'est pourquoi tu seras promptement exaucé.
OIDIPOUS.
Dis-tu vrai ?
KRÉÔN.
[1520] Je n'ai pas coutume de dire ce que je ne pense pas.
OIDIPOUS.
Emmène-moi donc d'ici.
KRÉÔN.
Viens donc et laisse tes enfants.
OIDIPOUS.
Je te conjure de ne pas me les arracher !
KRÉÔN.
Ne demande pas à tout avoir. Ce que tu as possédé déjà n'a pas fait ta vie heureuse.
LE CHŒUR.
Ô habitants de Thèba, ma patrie, voyez ! Cet Oidipous qui devina l'énigme célèbre ; cet homme très-puissant qui ne porta jamais envie aux richesses des citoyens, par quelle tempête de malheurs terribles il a été renversé ! C'est pourquoi, attendant le jour suprême de chacun, ne dites jamais qu'un homme né mortel a été heureux, [1530] avant qu'il ait atteint le terme de sa vie sans avoir souffert.
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