Commentaire

1°) Du récit à la fable:: les différents moyens de la critique des moeurs.

Le récit de la Matrone d’Ephèse était très populaire dès l’Antiquité et inspira différents auteurs. La version versifiée de Phèdre, fabuliste latin (qui vécut de-15 à 50) voit dans cette histoire une portée morale concernant le caractère des femmes.Ainsi:

[6,14] XIV. Vidua et miles.

Quanta sit inconstantia et libido mulierum.

Per aliquot annos quaedam dilectum uirum

amisit et sarchphago corpus condidit;

a quo reuelli nullo cum posset modo

et in sepulchro lugens uitam degeret,

claram assecuta est famam castae coniugis.

Interea fanum qui compilarant Iouis,

cruci suffixi luerunt poenas numini.

Horum reliquias ne quis posset tollere,

custodes dantur milites cadauerum,

monumentum iuxta, mulier quo se incluserat.

Aliquando sitiens unus de custodibus

aquam rogauit media nocte ancillulam,

quae forte dominae tunc adsistebat suae

dormitum eunti; namque lucubrauerat

et usque in serum uigilias perduxerat.

Paulum reclusis foribus miles prospicit,

uidetque egregiam facie pulchra feminam.

Correptus animus ilico succenditur

oriturque sensim ut impotentis cupiditas.

sollers acumen mille causas inuenit,

per quas uidere posset uiduam saepius.

Cotidiana capta consuetudine

paulatim facta est aduenae submissior,

mox artior reuinxit animum copula.

Hic dum consumit noctes custos diligens,

desideratum est corpus ex una cruce.

Turbatus miles factum exponit mulieri.

At sancta mulier "Non est quod timeas" ait,

uirique corpus tradit figendum cruci,

ne subeat ille poenas neglegentiae.

Sic turpitudo laudis obsedit locum.


[6,14] LA VEUVE D'ÉPHÈSE

De l'inconstance et de la passion amoureuse chez les femmes.

A Ephèse, il y a quelques années, une femme qui avait un mari très cher vint à le perdre. Elle enferma son corps dans un sarcophage. On ne pouvait absolument pas l'arracher de ce tombeau où elle passait son temps à pleurer. Une belle réputation fut le prix de son chaste veuvage. Sur ces entrefaites des voleurs qui avaient pillé le temple de Jupiter furent mis en croix pour expier leur crime à l'égard de la divinité. Pour que leur dépouille ne pût être enlevée par personne, des soldats chargés de garder leurs cadavres sont placés tout près du monument où la veuve s'était enfermée. Il arriva que, ayant soif, un des gardiens demanda de l'eau au milieu de la nuit à une jeune servante qui se trouvait à ce moment auprès de sa maîtresse et qui allait prendre du repos; car la veuve avait travaillé à la lumière de la lampe et jusqu'à une heure tardive avait prolongé sa veille.La porte étant entr'ouverte, le soldat regarde et voit une femme remarquable par la beauté de son visage.Pris d'amour, son coeur s'enflamme et, à mesure que naît en lui peu à peu une passion irrésistible, son esprit ingénieux trouve mille prétextes pour voir la veuve plus souvent. Conquise par le charme de leur commerce journalier, insensiblement elle devint pour l'étranger plus complaisante et bientôt un lien plus étroit enchaîna son coeur. Pendant que se passaient là les nuits du consciencieux gardien, il vint à manquer un corps sur l'une des croix. Plein de trouble, le soldat raconte l'aventure à la femme. Mais la vertueuse veuve de lui dire :Tu n'as pas de crainte à avoir », et elle livre le corps de son mari pour qu'on l'attache sur la croix afin que le soldat ne soit pas puni de sa négligence. C'est ainsi que le déshonneur remplaça pour elle la bonne renommée.


Lisez la fable de La Fontaine puis le jugement de Perrault :

 

Voici le jugement que Charles Perrault, auteur des célèbres contes, au XVIIème, porte sur le récit de la Matrone d’Ephèse : « Je prétends même que mes Fables méritent mieux d'être racontées que la plupart des Contes anciens, et particulièrement celui de la Matrone d'Ephèse et celui de Psyché, si l'on les regarde du côté de la Morale, chose principale dans toute sorte de Fables, et pour laquelle elles doivent avoir été faites. Toute la moralité qu'on peut tirer de la Matrone d'Ephèse est que souvent les femmes qui semblent les plus vertueuses le sont le moins, et qu'ainsi il n'y en a presque point qui le soient véritablement.

Qui ne voit que cette Morale est très mauvaise, et qu'elle ne va qu'à corrompre les femmes par le mauvais exemple, et à leur faire croire qu'en manquant à leur devoir elles ne font que suivre la voie commune. » (Préface des Contes en ve
rs, 1695)

a) Ce jugement vous paraît-il justifié ?

Entre la fable et le récit, repérez et commentez les transformations essentielles.

2°) Mettez enfin ces deux textes en relation avec cette illustration de Fragonard: