Commentaire

 

Dans ce passage, Virgile choisit le mode de l'anticipation pour chanter les gloires de Rome. C'est par la bouche d'Anchise qu'Enée apprend non seulement qu'il va triompher des épreuves et accomplir sa mission mais aussi être le premier d'une lignée de héros accomplis qui tous mèneront Rome vers les sommets.

Nous vous renvoyons à l'article de P.A Deproost qui présente une analyse de la catabase du livre VI de l'Enéide dont nous ne vous donnons ici qu'un extrait.

"L'échange initiatique entre le passé et l'avenir

Nous sommes bien au coeur d'un voyage initiatique, où l'épreuve initiale de « la mort symbolique » conditionne la réussite ultérieure de l'expérience. Au centre de l'épopée, Énée retrouve un passé inaltérable et irréversible, comme le prouve par exemple sa rencontre avortée avec Didon ; mais en obéissant aux injonctions successives de la sibylle, il se résigne finalement à la quitter, en d'autres termes à y renoncer, à y mourir. Il peut alors « échanger » dans l'au-delà l'histoire de Troie qui était la sienne jusqu'alors contre l'histoire de Rome qu'il commence d'assumer dans la seconde partie du poème ; et il est hautement symbolique que c'est un homme du passé, son père mort, qui « embrase l'âme d'Énée du zèle pour sa gloire à venir ». L'initiation se réalise dans un monde qui est au sens propre « au delà », qui à tous égards est en dehors de l'expérience quotidienne, quand il n'est pas son contraire, qui est au delà du temps. Et une des grandeurs de Virgile est d'avoir inscrit cette révélation dans le rapport étroit qui unit naturellement le père et le fils.

Dans cette mesure, l'initiation est autant connaissance de l'avenir que du passé, car la véritable science initiatique est celle qui permet de maîtriser les énigmes du passé dans la transparence de l'avenir. Aux enfers, cette connaissance permet à Énée d'exorciser définitivement de sa mémoire les souvenirs paralysants de la dernière nuit de Troie, des errances et des échecs méditerranéens. Associée au thème initiatique du raidissement contre le cours naturel des choses, cette démarche qui dépouille « le vieil homme » résume toute l'ascèse héroïque du renoncement aux attaches, notamment affectives, qui entravent l'obéissance au destin ; c'était déjà tout le sens de l'aventure carthaginoise, où Énée a renoncé, en définitive, à la séduction d'une vie normale et commune pour répondre aux appels d'une quête dont il avait, pour un temps, mal mesuré l'objectif. "(La marche initiatique d'Enée dans les Enfers, P.A Deproost)

Ainsi, Virgile dans cet extrait se présente à la fois comme l'héritier d'une tradition littéraire, celle de l'épopée, mais aussi comme un écrivain profondément marqué par son temps, ses valeurs et ses convictions. C'est ce qu'exprime J.Poucet dans un article dont nous vous donnons ici un extrait :

"Une comparaison entre l'Énéide et les versions prévirgiliennes de la légende d'Énée devrait également faire intervenir d'autres considérations, comme les perspectives rédactionnelles et les perspectives idéologiques. Je ne fais que les présenter brièvement.

Perspectives rédactionnelles

Le récit historique (ou mieux pseudo-historique) des prédécesseurs de Virgile se voit profondément transformé. Virgile n'est pas un historien, mais un poète épique. Il est dès lors normal et attendu que son oeuvre présente toutes les caractéristiques de l'épopée ancienne. Ainsi par exemple :

• le recours aux prophéties, qui jouent un grand rôle. On a évoqué plus haut la grande prophétie de Jupiter au chant I ; dans le livre III, celui des voyages, les prophéties sont constitutives de l'action. Les Troyens, lorsqu’ils quittent leur ville en flammes, ne savent pas où ils doivent aller : le but ultime de leur voyage ne leur sera découvert que progressivement, dans un jeu subtil de prophéties, qu’ils ne comprennent pas toujours correctement ;

• les prodiges ;

• le va-et-vient systématique entre les événements sur la terre et ce qui se passe au ciel ;

• l'intervention, systématique elle aussi, des dieux dans les affaires humaines ;

• les rêves, les songes, les apparitions nocturnes (le Tibre par exemple qui apparaît à Énée au début du chant VIII, et qui d'ailleurs lui délivre en même temps une prophétie), etc.

 

Perspectives idéologiques

Il y a aussi dans l'Énéide des perspectives idéologiques très différentes de celles qui animaient les récits antérieurs. On citera par exemple :

• les conceptions philosophiques ; je rappelle à ce propos l'intérêt du motif de la métempsycose au chant VI ; il ne faudrait pas en conclure que Virgile, en tant que personne, croyait à la métempsycose, mais la formule convenait très bien à son sujet ;

• les conceptions religieuses ; c'est le thème surdéveloppé du pius Aeneas ; c'est aussi tout le problème de la religion de Virgile, en particulier de sa conception de la pietas ;

• ce qui permet de mettre en évidence le caractère romain de l'oeuvre ; ses implications politiques ; son ancrage dans les réalités de l'époque augustéenne (importance du retour à la paix civile) ; la mise en évidence de valeurs romaines (il n'y a pas que la pietas, il y a aussi l'honneur, la vertu guerrière) ; tout le problème du rattachement des grandes familles romaines aux compagnons troyens et, surtout, le cas de la gens Iulia."(L'Enéide et la tradition prévirgilienne J.Poucet)

En chantant les grands noms de Rome, Virgile non seulement célèbre Auguste digne descendant de ses illustres ancètres mais aussi fait preuve de pietas en honorant la ville qu'il chérit.