Traduction |
Traduction française de P. C. B. GUEROULT, revue, corrigée et accompagnée de notices et de notes par G. LAMOTHE, professeur de l'Université Paris, Librairie Hatier, 1924, reprise par les Itinera Electronica
Juges, redoublez votre attention : ce que je vais dire n'est point nouveau pour vous ; le peuple romain ne l'entendra point ici pour la première fois ; le bruit en est parvenu chez les nations étrangères, jusqu'aux extrémités du monde. Les princes dont je parle avaient apporté un candélabre enrichi des pierres les plus brillantes et d'un travail admirable. Leur dessein était de le placer dans le Capitole ; mais l'édifice n'étant pas achevé, ils ne purent y déposer leur offrande. D'un autre côté, ils ne voulaient pas livrer ce chef-d'oeuvre à l'avidité des regards publics : ils étaient bien aises de lui ménager le mérite de la nouveauté, pour le moment où il serait placé dans le sanctuaire du maître des dieux, afin que le plaisir de la surprise ajoutât encore au sentiment de l'admiration. Ils prirent le parti de le remporter avec eux en Syrie, et d'attendre la dédicace du temple pour envoyer cette rare et magnifique offrande par les ambassadeurs chargés des autres présents. Verrès eut connaissance de ce candélabre, je ne sais par quelle voie, car le roi en faisait un secret ; non pas qu'il eût des craintes et des soupçons, mais il ne voulait pas que beaucoup de personnes fussent admises à le voir avant le peuple romain. Le préteur demande au roi et le prie avec instance de le lui envoyer ; il a le plus grand désir de le voir ; cette faveur sera pour lui seul. (66) Antiochus était jeune, il était roi ; il ne soupçonna rien de sa perversité. Il ordonne à ses officiers d'envelopper le candélabre et de le porter au palais du préteur le plus secrètement possible. On l'apporte, on le découvre, on le place devant Verrès. Il s'écrie que c'est un présent digne du royaume de Syrie, digne du roi, digne du Capitole. En effet, ce candélabre étincelait du feu des pierres les plus éclatantes. La variété et la délicatesse du travail semblaient le disputer à la richesse de la matière ; et sa grandeur annonçait qu'on l'avait destiné non à parer le palais d'un mortel, mais à décorer le temple le plus auguste de l'univers. Quand les officiers crurent que Verrès avait eu tout le temps de l'examiner, ils se mirent en devoir de le remporter. Il leur dit qu'il ne l'a pas assez vu, qu'il veut le voir encore ; il leur ordonne de se retirer et de laisser 1e candélabre ; ils retournent vers Antiochus, sans rien rapporter. D'abord le roi est sans inquiétude et sans défiance. Un jour, deux jours, plusieurs jours se passent, et le candélabre ne revient pas. Il envoie le redemander. Verrès remet au lendemain. Antiochus est étonné. Il envoie une seconde fois ; le candélabre n'est pas rendu. Il va lui-même trouver le préteur, et le prie de vouloir bien le rendre. Ici connaissez l'effronterie et l'impudence insigne du personnage. II savait que ce chef-d'oeuvre devait être placé dans le Capitole, qu'il était réservé pour Jupiter et pour le peuple romain. Il le savait, il l'avait appris du roi lui-même ; et il demande qu'il lui en fasse un don, et il insiste de la manière la plus pressante. Le prince s'en défend : le voeu qu'il a fait à Jupiter, le soin de son honneur, ne lui laissent pas la liberté d'en disposer. Plusieurs nations ont vu travailler à ce magnifique ouvrage : elles en connaissent la destination. Le préteur ne répond que par des menaces ; mais, voyant qu'elles ne réussissent pas mieux que les prières, il lui enjoint brusquement de sortir de la province avant la nuit. On l'a informé, dit-il, que des pirates sortis de son royaume doivent faire une descente en Sicile. Le roi, en présence d'une foule de Romains, dans le forum de Syracuse (car ne croyez pas que je parle ici d'un crime commis dans l'ombre, et que je l'accuse sur de simples soupçons) ; oui, le roi, les larmes aux yeux, attestant et les dieux et les hommes, déclare à haute voix que Verrès lui enlève un candélabre tout en pierreries, qu'il destinait au Capitole, et qu'il voulait y placer comme un monument de son amitié et de son alliance avec le peuple romain ; qu'il fait le sacrifice des autres ouvrages en or et en pierreries que Verrès lui retient ; mais qu'il est cruel, qu'il est odieux que le candélabre aussi lui soit enlevé ; qu'il renouvelle la consécration que son frère et lui ont déjà prononcée dans leur coeur, et qu'en présence des Romains qui l'entendent, il le donne, il le dédie, il le consacre à Jupiter Capitolin, et qu'il atteste, sur la sincérité de son hommage, le dieu même qui reçoit son serment. Quelle voix, quels poumons, quelles forces peuvent suffire à l'indignation qu'excite ce seul attentat ? Un roi qui, pendant près de deux années entières, s'est montré dans Rome avec le cortège et l'appareil imposant de la royauté ; un roi, l'ami, l'allié du peuple romain, dont le père, l'aïeul et les ancêtres, tous illustres et par l'ancienneté de leur origine et par leur grandeur personnelle, ont été constamment attachés à notre république, le souverain d'un empire aussi vaste que florissant, Antiochus est chassé honteusement d'une province romaine ! Réponds, Verrès, quelle sensation cette nouvelle devait-elle produire chez les nations étrangères ? Qu'auront pensé les autres rois et les peuples placés aux extrémités de la terre, lorsqu'ils auront appris qu'un prêteur romain a outragé un roi, dépouillé un hôte, chassé de sa province un ami et un allié du peuple romain ? Juges, n'en doutez pas, si un tel attentat demeure impuni, votre nom, le nom de Rome sera voué désormais à l'horreur et à l'exécration des nations ; aujourd'hui surtout qu'elles ne s'entretiennent que de l'avarice et de la cupidité de nos magistrats, elles croiront que ce crime doit être imputé, non pas au seul Verrès, mais à tous ceux qui l'auront approuvé. Beaucoup de rois, beaucoup de républiques, beaucoup de particuliers riches et puissants se proposent, sans doute, d'envoyer au Capitole des offrandes dignes de la majesté et de la grandeur de notre empire. S'ils apprennent que vous avez puni sévèrement le sacrilège qui a détourné l'offrande d'un roi, ils aimeront à penser que leurs dons et leur zèle seront agréables au sénat et au peuple ; mais s'ils entendent dire que l'insulte faite à un roi si respectable, que le vol d'un objet aussi précieux, qu'un outrage aussi atroce, vous ont trouvés froids et indifférents, n'espérez pas qu'ils soient assez insensés pour employer leurs peines, leurs soins, leurs richesses, à vous offrir des dons qu'ils croiront de nul prix à vos yeux. |