Commentaire au fil du texte |
Lucius Annaeus Seneca, né à Cordoue, en Espagne en 4 av. J. C. est venu à Rome enfant pour y apprendre la rhétorique. Il devient avocat puis questeur et sénateur, mais sa brillante réputation d'orateur et d'écrivain lui vaut la jalousie de Caligula : en 39, il échapppe de peu à une condamnation à mort ; accusé d'adultère, il est exilé en Corse par l'empereur Claude en 41, puis rappelé à Rome par Agrippine en 49 pour être le précepteur du jeune Néron... dont il devient le conseiller quand celui-ci est proclamé empereur, à dix-sept ans. Mais l'empereur se détache peu à peu de son influence (assassine son frère, sa mère et sa femme, entre autres) et Sénèque se retire finalement de la cour pour se consacrer à la philosophie. C'est alors qu'il écrit ses traités d'inspiration stoïcienne. En 65 ap. J.C., impliqué dans la conjuration des Pisons qui visait à assassiner l'empereur sanguinaire et que celui-ci déjoue, Sénèque doit s'ouvrir les veines sur l'ordre de Néron. |
Sénèque force le trait : les repas des Romains n'étaient pas toujours aussi copieux qu'il le suggère, mais il est vrai que les esclaves attendaient debout, attentifs au moindre signe de leur maître. |
La suite de la lettre de Sénèque : C'est encore notre arrogance qui a créé ce proverbe : « Autant d'esclaves, autant d'ennemis. » Nos ennemis ! ils ne le sont pas ; c'est nous qui les faisons tels. Je me tais sur d'autres preuves de notre barbarie et de notre inhumanité à leur égard ; je ne vous les montre pas assimilés aux bêtes de somme, et comme tels, encore trop accablés; tandis que nous sommes mollement étendus pour souper, l'un essuie les crachats, l'autre, penché, recueille ce que rejette l'estomac des convives pleins de vin; un troisième découpe les oiseaux les plus rares, et, promenant avec aisance sa main savante de l'estomac au croupion, les partage en aiguillettes. Il ne vit, le malheureux, que pour dépecer proprement des volailles; heureux encore de faire ce métier par besoin, au lieu de l'enseigner par plaisir ! Voyez cet autre qui verse le vin : paré comme une femme, il lutte avec son âge ; il veut sortir de l'enfance, on l'y retient de force. On arrache, on déracine tous les poils de son corps. Avec la taille d'un guerrier et la peau lisse d'un enfant, il veille la nuit entière, servant tour à tour l'ivrognerie et l'impudicité de son maître: époux dans la chambre à coucher, échanson à table. Cet autre, chargé de la censure du repas, reste sans cesse debout, et note ceux des convives dont les flatteries, dont les excès de gourmandise ou de langue mériteront une invitation pour le lendemain. Ajoutez ces pourvoyeurs habiles, initiés à tous les goûts du maître ; qui savent quel mets le réveille par sa saveur, le réjouit par son aspect, triomphe de ses dégoûts par sa nouveauté ; celui dont il est déjà las, celui dont il aura faim tel jour. Et lui n'oserait souper avec eux ; il croirait compromettre sa dignité que de s'asseoir à la même table ; mais, grâces aux dieux, il trouve en eux des maîtres. A la porte de Calliste, j'ai vu se morfondre son ancien maître ; j'ai vu celui qui lui avait mis l'écriteau, qui l'avait exposé parmi les esclaves de rebut, exclu seul quand tout le monde entrait. Ce n'était que justice. Rejeté par son maître dans la première série par où prélude le crieur, l'esclave le rejeta à son tour, et ne le jugea pas digne d'entrer chez lui. Calliste a été vendu par son maître ; mais que de choses ne lui a-t-il pas vendues ! Songez un peu que cet homme que vous appelez votre esclave est né de la même semence que vous, qu'il jouit du même ciel, respire le même air, et, comme vous, vit et meurt. Il peut vous voir esclave, comme vous pouvez le voir libre. A la défaite de Varus, que de Romains d'une illustre naissance, à qui leurs exploits allaient ouvrir le sénat, se sont vus rabaissés par la fortune ! De l'un elle a fait un berger, de l'autre un gardien de chaumière. Méprisez donc un homme pour sa condition, qui, toute vile qu'elle vous paraît, peut devenir la vôtre. Je ne veux point entreprendre une tâche immense, discuter l'emploi que l'on doit faire de ces esclaves, victimes de notre orgueil, de notre cruauté, de nos mépris; je réduis mes préceptes à un seul : « Traitez votre inférieur comme vous voudriez être traité par votre supérieur. » Ne pensez jamais à votre pouvoir sur votre esclave, sans songer en même temps à celui qu'un maître aurait sur vous. - Mais je n'ai pas de maître. - Vous êtes dans l'âge heureux de votre vie ; peut-être en aurez-vous. Ne savez-vous donc plus à quel âge Hécube, Crésus, la mère de Darius, Platon, Diogène, sont devenus esclaves ? Traitez les vôtres avec indulgence et même avec familiarité; admettez-les à votre conversation, à votre confidence, à votre intimité. Ici tous nos voluptueux de se récrier : Quelle honte ! quelle bassesse ! Et pourtant ces mêmes hommes, je les surprendrai baisant la main des esclaves d'autrui. Ne voyez-vous pas d'ailleurs avec quel soin nos pères ont sauvé aux maîtres, l'odieux ; aux esclaves, l'humiliant de la servitude ? Le maître, ils l'ont appelé père de famille ; l'esclave, homme de la famille ; nom qu'il porte encore à la scène. Une fête même fut par eux instituée, dans laquelle les esclaves avaient le droit de manger avec leur maître, et d'exercer des charges, de rendre la justice dans l'intérieur de la maison, qui présentait alors l'image d'une petite république. - Quoi donc ? je recevrai tous mes esclaves à ma table ! - Pas plus que tous les hommes libres. N'allez pas croire, je vous prie, que je rejetterai certaines fonctions comme trop basses, que j'exclurai ce muletier ou ce bouvier ; non, je mesurerai l'homme à ses moeurs et non pas à son ministère. Les moeurs, chacun se les fait ; les emplois, le sort en dispose. Admettez les uns à votre table, parce qu'ils en sont dignes, les autres pour qu'ils le deviennent. Ce qu'ils ont pris de bas dans le commerce des esclaves, une société plus honnête l'effacera. Pourquoi, Lucilius, ne chercher un ami qu'au sénat ou sur la place publique ? Cherchez bien et vous en trouverez dans votre propre maison. Souvent les meilleurs matériaux se perdent, faute d'ouvrier ; il ne s'agit que de les mettre en oeuvre, de les essayer. Celui-là est un fou, qui, faisant marché pour un cheval, n'en regarde que la housse et le frein, sans songer à la bête ; mais plus fou encore est celui qui juge un homme sur son habit, ou bien sur sa condition, qui est encore pour nous une espèce d'habit. Il est esclave ; mais peut-être son âme est libre. Il est esclave ; doit-on lui en faire un crime ? Eh ! qui ne l'est pas ? esclave de la débauche, esclave de l'avarice, esclave de l'ambition : tous du moins esclaves de la peur ! Je vois ce consulaire asservi à une vieille femme, ce riche à une servante, des jeunes gens de la première qualité à des comédiennes. Il n'est pas de servitude plus honteuse que la servitude volontaire. Que les dédains de ces hommes ne vous empêchent donc pas de vous dérider avec vos esclaves, et d'exercer votre autorité sans orgueil. Faites-vous respecter plutôt que craindre. On va m'accuser d'arborer pour les esclaves le bonnet de la liberté, d'attaquer l'autorité des maîtres ; eh bien ! je le répète, mieux vaut de leur part le respect que la crainte. - Ainsi donc les voilà sur le pied de nos clients et de protégés ? - Et vous-même, voulez-vous donc que les maîtres soient plus difficiles que Dieu ? il se contente de respect et d'amour. Il est donc très sage à vous de ne vouloir pas être craint de vos esclaves, de ne les châtier qu'en paroles ; les coups sont pour les brutes. Ne blesse pas tout ce qui peut nous atteindre; mais la mollesse dispose à la colère ; elle nous rend furieux, à la moindre contradiction. Nous devenons autant de petits rois. Les rois aussi, oubliant et leur force et la faiblesse d'autrui, s'emportent, deviennent furieux, comme s'ils avaient reçu quelque injure : accident au-dessus duquel s'élève leur fortune. Ils ne l'ignorent pas, mais ils recherchent, ils saisissent l'occasion de nuire ; ils supposent une injure, afin de la venger. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps ; vous n'avez pas besoin d'exhortation. C'est un avantage de la vertu, de se complaire en elle-même et de s'y arrêter. Le vice est inconstant, il change à chaque heure, non pour être mieux, mais pour être autrement. |