Portrait d'Hannibal par Polybe, Histoires, IX, 22-26

Si l'on demande qui était l'auteur et comme l'âme de toutes les affaires qui se passaient alors à Rome et à Carthage, c'était Hannibal. Il faisait tout en Italie par lui-même, et en Espagne par Hasdrubal, son frère aîné, et par Magon, le second. Ce furent ces deux capitaines qui défirent en Ibérie les généraux romains. C'est sous ses ordres qu'agirent dans la Sicile, d'abord Hippocrate, et après lui l'Africain Mytton. C'est lui qui souleva l'Illyrie et la Grèce, et qui fit avec Philippe un traité d'alliance pour effrayer les Romains et distraire leurs forces. Tant l'esprit d'un grand homme est capable d'embrasser avec puissance tout ce qu'il entreprend, et d'exécuter avec talent une résolution prise !
Mais, puisque l'état des affaires nous a conduits à parler du caractère d'Hannibal, il ne me semble pas hors de propos d'examiner les traits caractéristiques de cet homme, sur qui il y a tant d'avis différents. Les uns le regardent comme cruel au-delà de toute mesure, les autres l'accusent d'avarice. Ce qu'il y a de positif, c'est que la vérité est difficile à reconnaître sur lui comme sur tous ceux qui ont été à la tête des affaires publiques. Les uns prétendent apprécier les hommes par le succès ou par les événements, les uns faisant éclater leur caractère dans la puissance et au moment de la domination, les autres ne se voilant que dans l'infortune. Cette maxime ne me paraît pas exactement vraie. Il me semble au contraire que les conseils des amis et mille autres circonstances dans lesquelles l'homme se rencontre, l'obligent à dire et à faire beaucoup de choses contre son penchant naturel. Pour nous en convaincre, rappelons ce qui s'est fait avant nous. Agathocles, tyran de Sicile, a passé pour le plus cruel des hommes pendant qu'il commençait à établir sa domination : quand il la crut suffisamment affermie, il gouverna ses sujets avec tant de douceur et de bonté, que de ce côté-là personne ne s'est fait une plus belle réputation. Cléomène de Sparte d'excellent roi devint un tyran inhumain ; simple particulier dans la suite, ce fut le plus agréable et le plus poli des hommes. Il n'est cependant pas vraisemblable qu'un homme soit naturellement si contraire à lui-même. Il ne faut donc pas chercher ailleurs que dans le changement des affaires, la cause des contradictions qui se remarquent souvent, dans le caractère des grands : d'où je conclus qu'au lieu de tirer des situations où l'homme se trouve quelque secours pour le connaître, ces situations ne servent souvent qu'à nous le cacher et à nous en dérober la connaissance. Ce ne sont pas seulement les chefs, les potentats, les rois, qui, par le conseil de leurs amis, agissent contre leurs inclinations naturelles ; les états mêmes sont sujets à ces sortes de changements. Sous le gouvernement d'Aristide et de Périclès, presque rien ne s'ordonne à Athènes qui ne soit sage et modéré ; sous Cléon et Charès, quelle différence ! À Lacédémone, pendant que cette république tenait le premier rang dans la Grèce, tout ce qui se faisait par le roi Cléombrote se faisait par le conseil des alliés ; et on vit tout le contraire sous Agésilas : tant le génie des états change avec les chefs ! Rien de plus injuste que Philippe, quand il suit l'avis de Taurion et de Démetrius ; rien de plus pacifique et de plus doux ; quand il se conduit d'après ceux d'Aratus et de Chrysogone. Il est arrivé quelque chose de semblable à Hannibal. Il s'est trouvé dans une infinité de circonstances différentes, et la plupart extraordinaires. Autant d'amis qui le suivaient, autant d'esprits différents ; de sorte que ses exploits d'Italie servent peu à nous le faire connaître. Les conjonctures épineuses dans lesquelles il s'est rencontré, il est facile de s'en instruire ; on les verra dans le cours de cette histoire. Pour les conseils qu'il recevait de ses amis, il est bon d'en dire quelque chose ; un seul, entre autres, fera juger du caractère de ces conseillers.
Lorsque Hannibal résolut de passer d'Espagne en Italie avec une armée, il se présenta une difficulté qui parut d'abord insurmontable pendant une si longue route, à travers un nombre infini de Barbares grossiers et féroces, où prendre des vivres et les autres munitions nécessaires ? Cette difficulté se propose plusieurs fois dans le conseil du général. Enfin, l'un de ses amis, Hannibal, surnommé Monomaque, dit qu'il ne voyait qu'une seule voie pour entrer en Italie. Le général lui ordonne de s'expliquer ; c'est, reprit Monomaque, d'apprendre aux troupes et de les accoutumer à se nourrir de chair humaine. On convint assez que cet expédient levait tous les obstacles ; mais jamais Hannibal ne put gagner sur lui ni sur ses autres officiers d'en faire l'essai. C'est ce Monomaque, dit-on, qui est auteur de ce qui s'est fait de cruel en Italie, et dont on charge Hannibal. Les circonstances n'en sont pas moins la cause que les conseils. Il me paraît toutefois avoir été fort avare, et avoir eu parmi ses confidents un certain Magon, préfet chez les Bruttiens, fort avare aussi. Je sais cela des Carthaginois mêmes, et les indigènes d'un pays ne connaissent pas seulement, comme dit le proverbe, les vices qui règnent dans leur contrée, mais les habitudes de leurs concitoyens. Je le sais encore plus exactement de Masinissa, qui me citait plusieurs exemples de l'avarice non seulement des Carthaginois en général, mais encore de celle d'Hannibal et de ce Magon en particulier. Il me disait que ces deux hommes avaient commandé ensemble dès le premier temps où ils avaient été capables de porter les armes ; qu'en Espagne et en Italie ils avaient pris plusieurs places, les unes d'assaut, les autres par composition ; mais que jamais ils ne s'étaient trouvés ensemble dans la même action ; que les ennemis n'auraient pas tant pris de soin de les séparer qu'ils en prenaient eux-mêmes, pour ne pas être ensemble à la prise d'une ville, de peur qu'il ne s'élevât quelques dissensions entre eux lorsqu'il faudrait partager la proie et le gain, attendu que leur avidité était égale comme l'était leur rang. Que les conseils des amis, et encore plus les conjonctures, aient souvent changé Hannibal, on l'a déjà vu dans ce que nous avons dit, et on le verra encore dans ce qui nous reste à dire. Dès que les Romains se furent rendus maîtres de Capoue, les autres villes comme en suspens ne cherchèrent plus que l'occasion et des prétextes pour se rendre aux Romains. On conçoit bien quelle dut être alors l'inquiétude d'Hannibal : se poster dans un lieu sûr en pays ennemi, et de là garder des villes fort éloignées les unes des autres, pendant qu'il est lui-même environné des légions romaines, cela n'était pas possible ; d'un autre côté s'il eût partagé ses forces, ne pouvant ni rien faire avec ce qu'il s'en serait réservé, ni porter du secours à ce qu'il en aurait détaché, il courait un péril évident de tomber en la puissance de ses ennemis. Il était donc obligé d'abandonner entièrement certaines villes, et d'en évacuer d'autres, de peur que les habitants, changeant de maîtres, n'entraînassent ses soldats dans la même défection. Or, en cette occasion, les traités furent de toute nécessité violés, obligé qu'il était de transporter les citoyens d'une ville dans une autre, et de permettre le pillage de leurs biens. Une telle conduite blessa beaucoup d'intérêts : aussi les uns l'accusèrent-ils d'impiété, les autres de cruauté, parce qu'en effet les soldats, sortant d'une ville et entrant dans une autre, exerçaient des violences et enlevaient tout ce qui leur tombait sous la main. Ils avaient d'autant moins de compassion pour les habitants, qu'ils les regardaient comme devant bientôt se ranger sous la domination des Romains. En considérant donc ce qu'ont pu lui suggérer les conseils de ses amis, et ce qui fut une nécessité des temps et des circonstances, il est difficile de démêler quel était en effet le vrai caractère d'Hannibal. On peut dire toutefois que chez les Carthaginois il passait pour avare, et pour un homme cruel chez les Romains. Traduction sur site de P. Remacle.

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